L'autocensure chez les correspondants français en Israël
A l'occasion du Salon israélien du livre de langue française organisée ce mercredi 25 mai 2011 au centre Menachem Begin de Jérusalem, plusieurs journalistes français ont été invités à s'exprimer sur le traitement du conflit israélo-palestinien dans les médias. Delphine Matthieussent, correspondante de Libération en Israël, Jean-Luc Allouche, ancien correspondant du même quotidien en Israël et Stéphane Amar, correspondant de la RTBF et de BFM TV en Israël ont ainsi participé à une table ronde ouverte au public.
Abordant le sujet des rédactions tournantes,
les journalistes ont expliqué à quel point il était difficile d'avoir un contrôle total sur son article jusqu'à sa parution dans le journal. Pour Delphine Matthieussent, il n'y a pas de ''diktat de la part des rédactions. Les correspondants ont une grande marge de manœuvre. Il est vrai qu'il existe, comme dans tout journal, une ligne éditoriale et des limites à ne pas franchir. A Libération par exemple, c'est une affaire de personne, l'acceptation ou non de l'article dépend de celui qui relira''. ''Chacun écrit avec sa vision ou son ignorance'', a-t-elle ajouté.
Ainsi,
elle a expliqué qu'aucun journaliste de Libération n'écrivait lui-même le titre de son article, tâche qui revient à des pigistes. Parfois, il y a donc de véritables contresens entre le titre de l'article et son corps. Elle a ici fait référence à une expérience personnelle.
Ayant écrit un article dans lequel elle s'indignait de l'assassinat de la famille Fogel à Itamar, elle n'a pas pu écrire le titre. Le lendemain, à la parution du quotidien elle a eu la surprise de constater que son article avait été titré ''Netanyahou reprend la colonisation'' sans qu'elle ait eu son mot à dire.
Jean-Luc Allouche critique cette politique de Libération consistant à trouver le bon mot pour faire vendre. ''C'est une maladie qui est née à Libération il y a quelques années et qui a contaminé la presse. Il faut des titres clin d'œil, qui peuvent parfois aller à contresens de l'article''.
Toutefois, il a tenu à préciser que Libération n'avait pas de ligne éditoriale : ''La ligne de Libé, c'est la ligne du correspondant. C'est pour cela qu'au fil des années, il y a eu de grosses fluctuations des articles sur la région. Les correspondants peuvent faire changer la donne''.
De son côté, Stéphane Amar a précisé qu'il avait davantage de liberté en travaillant pour la télévision. ''On ne peut pas modifier un reportage à cause de tout le travail qu'il représente en amont : il est monté en fonction des images et des voix. Alors qu'en presse écrite, on peut facilement remodeler l'article. Le maître mot de la télévision, c'est d'étonner. Nous disposons d'1minute 40 pour informer le téléspectateur. C'est un travail difficile''.
Interrogés quant aux éventuelles pressions exercées par les rédactions, les intervenants ont expliqué qu'ils n'avaient jamais reçu d'instructions explicites.
Stéphane Amar précise ainsi que le ''public sait lui-même ce qu'il se passe en Israël et sait que ce n'est pas un Etat d'apartheid''. Tous ont tenu à dire qu'il n'y avait pas de pression exercée de la part des rédactions, même s'ils sont conscients que certains sujets seront plus difficiles à traiter.
Tandis que Jean-Luc Allouche affirme que la presse écrite doit restée modeste, pesant peu face à la télévision que le grand public a préférée à la plume, Stéphane Amar a rappelé que la presse écrite continuait à influencer la société. En effet, ce sont les grands quotidiens qui sont lus dans les hautes sphères de l'Etat, ''ce sont aussi eux qui sont consultés dans les rédactions des journaux télévisés avant de faire les reportages.
C'est la presse écrite qui fait l'opinion''.
Parmi les correspondants français en Israël, il y a une véritable autocensure, a-t-il poursuivi.
''Il est difficile de parler des colons de manière positive. Cela fait partie des tabous de la société française. Il est aussi difficile de parler des religieux sans dire qu'ils sont fanatiques et contre le progrès''.
''Il y a des sujets qui ne sont jamais abordés dès lors que l'on va à l'encontre des clichés, explique Delphine Matthieussent. Il y a de gros à priori dans les rédactions. En France par exemple, quand on emploie le mot de colons, on imagine tout le temps des fanatiques qui en veulent au Palestiniens. Alors qu'ici, la réalité est plus complexe. Ils ne sont pas tous comme cela. Les histoires humaines sont plus compliquées que les catégories préétablies des rédactions''.
Tous ont également abordé l'importance de la sémantique dans le traitement du conflit israélo-palestinien en France. Jean Luc Allouche témoigne ainsi : ''J'ai toujours essayé de rester dans un vocabulaire qui n'est pas idéologique, bien que tout mot dénote d'une idéologie. J'ai essayé de décrire les gens tels que je les voyais. J'utilisais le mot de colons, colonies, Cisjordanie, de martyrs palestiniens''. J'ai fait des reportages sur les colonies pour raconter l'histoire de ces gens là et j'ai fait la même chose avec les Palestiniens. J'ai eu la chance d'aller dans les territoires et à Gaza : j'ai pu raconter quels étaient les résultats de l'occupation et de la colonisation dans leur vie. Le but est d'essayer de respecter les gens que l'on va voir. En tant que pied-noir, je comprends les colons, mais je ne les justifie pas''.
Stéphane Amar a lui aussi expliqué pourquoi le vocabulaire était si sensible. ''Il y a toujours une connotation liée à l'histoire des lecteurs. La colonisation renvoie à l'Algérie et l'occupation à une période encore plus sombre de notre histoire''.
''Il y a un droit appliqué dans les colonies juives différent de celui appliqué dans les villages palestiniens alentours'', continue-t-il. ''La réalité des Juifs de Cisjordanie n'est pas la même que celle des Palestiniens de Cisjordanie, cela justifie l'emploi du terme colonie.
Mais la Cisjordanie, c'est aussi le berceau du peuple juif. Et il faut garder à l'esprit qu'il n'y a pas de grandes exploitations agricoles ou pétrolières dans les implantations comme pour les colonies françaises. Donc ce ne sont pas des colonies au sens français. Ce que je reproche aux journalistes, c'est d'appliquer des grilles de lecture qui n'ont pas lieu d'être''.
''Concrètement, ça s'appelle de la colonisation, a-t-il poursuivi. Le terme est lourdement handicapé en France. Une colonie, au sens propre est un rassemblement humain. Or les colonies sont justement des mouvements volontaires politiques créés après 1967. Il faut que les Israéliens assument ce qui se passe réellement. Ce que fait Israël en Cisjordanie, ça s'apparente à de la colonisation. Mais c'était un des objectifs d'Herzl. Dans les implantations, les colons reconnaissent eux-mêmes qu'ils colonisent et n'ont pas peur d'employer ce terme''.
''J'utilise le mot ''colon'' car je n'ai pas vraiment le choix'', se justifie Delphine Matthieussent. ''Les habitants des implantations de Judée-Samarie, c'est beaucoup trop long. Les mots sont certes importants mais ils ne sont qu'un élément de l'article''.
Les trois journalistes ont par la suite précisé comment pouvait être déterminée la position de la France sur le sujet.
''La position officielle de la France, c'est celle de l'AFP et du Monde, explique Jean-Luc Allouche. C'est comme en Israël, il n'y a pas qu'une seule vision du conflit. Dans la société israélienne, il y a des opinions différentes. D'ailleurs, la presse française s'appuie sur cette opinion pour vanter sa vision du conflit''.
Pour contourner cette autocensure, les journalistes ont précisé qu'ils avaient recours à des sujets moins polémiques, qui sortent des sentiers battus et pour lesquels ils ont davantage de liberté.
''Chaque fois que j'ai réussi à présenter l'actualité de manière déroutante, cela a plu, explique Stéphane Amar.
Mais il ne faut pas que ce soit trop déroutant par rapport à une réalité préconçue de la rédaction. C'est le cas par exemple avec l'image de Jénine.
Aujourd'hui, il y a un réel boom économique dans les villes palestiniennes comme Ramallah avec une croissance à deux chiffres. Or, l'image que l'on a de Jénine est uniquement celle de l'opération militaire israélienne. Il y a donc toujours un moyen de parler des choses mais c'est difficile. En France c'est difficile, mais encore une fois les Israéliens font face à cette réalité. Ce sujet sur Jenin je l'ai justement vu sur une chaîne israélienne''.
''Ce qui est intéressant, ce sont les histoires qui ne rentrent pas dans les cases du journal, estime quant à elle Delphine Matthieussent. La réalité est plus complexe. Nous avons généralement plus de liberté dans les sujets de sociétés que dans les sujets politiques.
Ce qui me frappe, c'est la bonne coexistence entre les Juifs et les Arabes. J'ai fait un reportage sur une femme arabe voilée qui était chauffeur à Nazareth. Elle conduisait des bus Egged pour transporter des Juifs. Et elle était très reconnaissante envers Israël de lui avoir permis d'avoir un salaire''.
Jean-Luc Allouche mesure toutefois cette coexistence en s'interrogeant
''sur le degré de sincérité de l'interlocuteur''. ''Ici, les gens sont très rodés pour vendre leurs salades. Il faut donc se méfier pour saisir la sincérité de la personne interrogée. La difficulté du métier en Israël, c'est que le journaliste est entre deux vérités fortes et antagonistes.
Il faut savoir sortir de la vision restreinte des média français. La presse française ne se concentre pas uniquement sur le conflit israélo-palestinien. Nous traitons aussi de sujets de société''.
En outre, ils ont tenu à rappeler qu'il n'existait pas d'antisionisme dans les salles de rédaction françaises.
''Nous ne remettons jamais en cause l'existence d'Israël en tant qu'Etat juif. Il y a même une fascination, par exemple avec Tel Aviv, il y a eu des centaines de reportages sur cette ville sur les télévisions françaises. Mais il y a une vraie incompréhension sur le fait religieux et le fait colonial. Il demeure un vrai blocage, une impossibilité de dialoguer sur ces questions. Le danger c'est d'entrer dans la caricature''.
Les journalistes ont ainsi apporté à leurs auditeurs une véritable explication des mécanismes qui sous-tendent les grandes rédactions parisiennes. Souvent trop éloignées du conflit, voire même parfois ignorantes, les rédacteurs en chef laissent une large marge de manœuvre à leurs correspondants permanents. Conscients d'avoir la chance d'être les yeux, les oreilles et le nez des Français, les correspondants estiment que leurs devoirs est avant tout d'informer et de décrire la réalité qu'ils voient. Tant que faire se peu ils ont expliqué qu'ils restaient loin des clichés et de la bien-pensance afin d'informer aux mieux les lecteurs sur la société israélienne. En dépit ce ces arguments, il est évident que l'emploi du terme Cisjordanie dénote une prise de position évidente dans le conflit. Par ailleurs le terme de colons renvoie clairement à une connotation négative dans l'imaginaire français.
[
www.guysen.com]