Qui a volé ma révolution ? par Mordekaï Kedar
Analyse du professeur Mordechai Kedar
La bataille du tout pour le tout
Il incombe à l'Egypte de choisir son destin ces jour-ci : soit elle prend la direction d'un état moderne du XXIème siècle, tourné vers l'avenir, soit elle retourne à la tradition établie il y a 1400 ans dans le désert aride du Hedjaz.
La révolution populaire égyptienne, qui a débuté le 25 janvier 2011, a réussi, après trois semaines de manifestations, jalonnées de morts et de blessés, à chasser le président Moubarak avant qu’il transmette le pouvoir à son fils et elle a prouvé que l’État n’est pas un bien de famille, mais appartient à tous les Egyptiens. Depuis que Moubarak a été évincé du pouvoir, les citoyens égyptiens s’interrogent : "Où va la révolution" ? Les réponses varient généralement entre deux pôles : le pôle religieux, représenté par "les Frères musulmans" et le parti "Liberté et Justice", et le pôle laïque, représenté par un certain nombre de mouvements et d’entités politiques.
En février, avec le départ de Moubarak, l’armée a pris le pouvoir et suspendu la constitution pour une période de six mois, durant laquelle elle était censée organiser les élections au parlement et transmettre le pouvoir à un gouvernement civil. La grande majorité des Egyptiens a cru alors que l’armée, avec à sa tête le général Tantawi, aurait assez de six mois pour transmettre dans les règles, le pouvoir aux civils mais les six mois se sont achevés en août, trois mois supplémentaires se sont écoulés, et on ne sait toujours pas si les élections auront bien lieu le 28 novembre.
Deux tendances principales caractérisent les futurs députés :
le courant religieux- islamiste d’une part et le courant laïque-libéral d’autre part. Chaque camp voit "sa révolution" et n'a pas envie de se présenter aux élections dans des conditions qui pourraient porter au pouvoir les représentants de l'autre camp. Toutefois, les deux parties, en désaccord sur l'orientation à donner à l'Egypte, se rejoignent sur le fait que l’armée doit transférer le pouvoir aux civils dès que possible et s'y soumettre. Les deux parties redoutent qu'en dépit des déclarations de ses chefs, l’armée ait l’intention de continuer éternellement à tenir les rênes du gouvernement, aussi elles sont fermement résolues à empêcher les groupes des "jeunes officiers" d’hériter du pouvoir des "vieux officiers", les généraux qui ont servi Moubarak.
Des deux parties de l’échiquier social – laïque et religieux – on craint une intervention extérieure : les laïques qui ont peur d’une théocratie, version taliban, où l’on couperait les mains des voleurs, lapiderait les suspects d’adultère, craignent l'intervention de l'Iran grâce à l’argent dont elle inonde les islamistes ; les fervents de l’islam mettent en garde contre l’intervention d’états occidentaux qui sont prêts à soutenir les laïques au prix de la domination de l’armée sur l’état.
Beaucoup de citoyens égyptiens craignent que le général Tantawi ne projette en secret de faire revenir au pouvoir le "parti démocratique national" de Moubarak, et peut-être même de faire acquitter les fils de Moubarak, pour les faire revenir aux postes de direction de l’État et pour maintenir l’emprise de l’armée sur l’État comme c’était le cas depuis la révolte des officiers libres en juillet 1952. Ces craintes sont corroborées par le fait que le procès de Moubarak et de ses fils se poursuit sans fin et qu’une proposition de loi a été présentée par l’armée, dans laquelle elle s’attribue une position qui la place au-dessus de l’État. Depuis que l'armée a pris le pouvoir en février 2011, elle a recours a des moyens plus violents et cruels qu'au temps de Moubarak et cela entraîne la méfiance de la population à son égard.
Dans les manifestations de masse qui ont eu lieu place Tahrir au début de la semaine, ont été brandis des mots d'ordre appelant à l’éviction de Tantawi, semblables par leur esprit et leur message à ceux qui appelaient à l’éviction de Moubarak. Tantawi, pour sa part, s’est adressé aux foules une nouvelle fois et a tenté de les calmer en leur assurant que l’armée n’avait pas l’intention de conserver le pouvoir. Mais il a perdu beaucoup de sa crédibilité ces derniers mois, et le peuple ne croit déjà plus aux promesses du Conseil militaire supérieur.
La situation économique qui continue à se dégrader exacerbe la frustration populaire, et les masses s'impatientent de voir les résultats de la révolution et la réalisation des espoirs qu’elles avaient mis en elle.
Beaucoup, dans le monde arabe, suivent avec une grande inquiétude ce qui se passe en Egypte, en particulier après qu’en Tunisie, le parti islamique ait obtenu 40% des sièges au parlement, soit plus du double que le grand parti laïque. Les religieux d’Egypte sont encouragés par le succès de l’islam en Tunisie, tandis que les laïques craignent la domination des religieux sur leurs vies. Les deux parties parlent de
"vol de la révolution" : les religieux sont persuadés que la révolution doit progresser en direction de l’islam pour imposer la charia au pays, sinon la révolution aura été "volée" par les laïques. Les laïques s’opposent au "vol de la révolution" par les religieux et aspirent à voir un état moderne, ouvert et libéral. Et les deux camps refusent que l’armée leur vole la révolution et perpétue le pouvoir de Moubarak sous un autre nom.
Ainsi les craintes qui assaillent aujourd'hui tous les Egyptiens ont été le principal élément du déclenchement des manifestations de ces derniers jours qui se sont heurtées à une réaction ferme et violente de la part de l’armée et de la police. Il y a près de cinquante morts, le nombre de blessés s’élève à mille cinq cents et le gouvernement égyptien a "démissionné" pour calmer les masses, les faire rentrer chez elles et continuer à préparer les élections du 28 novembre, en espérant qu’elles se dérouleront pacifiquement. Mais l’atmosphère est en ébullition et personne ne se risque à parier sur la tenue des élections à la date prévue.
Les journaux égyptiens et arabes reflètent les craintes qui habitent aujourd’hui le cœur des Egyptiens et les populations du monde arabe.
Voici quelques échos de ces appréhensions.
Les Frères Musulmans
Ils appellent à la tenue des élections à la date prévue, parce qu'ils sont organisés et prêts. Ils se sont organisés au cours des années en créant des organisations de la société civile qui aidaient les habitants pauvres à surmonter les difficultés quotidiennes. Ils ont réussi en peu de temps à mettre sur pied un système structuré et bien organisé, ont mis au point une propagande électorale pour désigner des candidats populaires et sont bien préparés pour conduire les gens aux urnes et à surveiller le déroulement des élections. Les "Frères" se sentent galvanisés par le résultat des élections en Tunisie, l’éviction du tyran en Libye et le départ prévu des Américains d’Irak.
Ils appellent à des élections honnêtes et transparentes pour éviter les manipulations d’éléments qui leur sont hostiles – l’armée et les laïques – comme cela se produisait au temps de Moubarak. Ils appellent également tous les autres organismes à respecter les résultats des élections quels qu’ils soient, et cet appel provient, semble-t-il, de leur assurance d'obtenir la majorité des sièges à l’assemblée, voire d’une majorité absolue qui leur permettrait de gouverner seul, sans alliance. Des élections honnêtes et transparentes garantiront aussi que les laïques ne contesteront pas les résultats des élections.
En utilisant une approche de modernité, les "Frères" appellent le public à voter "en fonction des compétences et non des relations", en faisant abstraction des liens familiaux et à élire les plus méritant. A leurs yeux, des élections honnêtes sont la continuation directe de la révolution, puisque c’est ce que le peuple a voulu. Les "Frères" s’opposent énergiquement au Conseil militaire supérieur qui a l'intention de permettre aux personnes affiliées au régime de Moubarak de se présenter aux élections. Il est impensable – déclarent les "Frères" dans un document officiel – que les membres du parti dissous de Moubarak qui ont trempé dans la corruption économique, morale et gouvernementale, tentent de s'emparer à nouveau de sièges au parlement.
La réaction des Frères musulmans aux élections en Tunisie qui ont vu le parti islamiste remporter la majorité des sièges au Parlement, reflète l'attitude de l'Islam politique
(vous trouverez entre-parenthèses mes ajouts explicatifs, M.K.).
"Le peuple tunisien qui a souffert des attaques contre l'arabisation [attaques d'occidentalisation], de la tentative d'effacer son identité musulmane et de la volonté de lui imposer par la force et la terreur la laïcité, est resté fidèle à son identité musulmane qui constitue sa foi, sa civilisation et sa culture, et les manifestations de laïcité lui ont été imposées comme des chaînes autour des mains et un mince vernis sur son esprit, mais il s'en est débarrassé à la première occasion pour exprimer son opinion librement. Le Mouvement islamique tunisien dont les membres ont été jetés en prison et exilés au cours des vingt-deux années écoulées, est revenu à la vie après la révolution et ses dirigeants ont eu la surprise de découvrir que le peuple tunisien musulman les soutenait encore et que leur jeune parti, fondé quelques mois avant les élections a remporté la plus grande partie des votes malgré une période électorale courte. Il n'a pas demandé le report des élections en arguant du fait qu'il n'avait pas encore eu le temps de s'organiser, contrairement à ce qui se passe chez nous, en Égypte, où les partis (laïques) exigent le report des élections parce qu'ils ne sont pas encore prêts. Les résultats des élections en Tunisie prouvent que les peuples arabes et musulmans n'ont jamais renoncé à l'Islam parce que l'Islam est leur foi, leur vie et qu'il est ancré dans leurs gènes. Tous, que ce soit en Égypte ou à l'étranger, doivent intérioriser ce fait, respecter la volonté de ces peuples et les laisser vivre selon leur foi, selon leur charia, leurs valeurs et leur héritage (musulman). Ils peuvent, avec l’aide d'Allah, montrer au monde l'exemple d'une civilisation complète, équilibrée et humaine, qui fait le lien entre l’esprit et la raison et conduit l'homme vers le bonheur dans ce monde-ci et dans le monde à venir. Il incombe aux occidentaux de renoncer à répandre leur slogan agressif basé sur la lutte des cultures et d'adopter le mot d'ordre de la coopération entre les cultures.
Nous nous sommes réjouis de l'annonce faite par nos frères en Libye de la libération complète de leur pays après l'élimination du régime criminel et dictatorial et la fuite des chefs du régime et de leurs auxiliaires. Tout en les félicitant pour ce succès, nous devons leur rappeler que s'ouvre devant eux un grand avenir, important mais difficile, qui requiert l'unité des patriotes, la pacification de l'ensemble des tribus, des villes et des différents groupes,
l'établissement des institutions de l’État, une constitution moderne, l'élimination des décombres de la destruction, et une évolution dans tous les domaines fondée sur l'intérêt général et non plus privé, sur l'amour entre les gens, sur le respect des principes et des valeurs de l'Islam et de la démocratie, sur la préservation de l'indépendance du pays (vis-à-vis de l'OTAN) et sur la sauvegarde des trésors du pays et leur utilisation pour le bien de tous les membres de la société libyenne. Ainsi nous demandons à nos frères de Libye de tirer profit de leur expérience et de ne laisser aucun dictateur, quel qu'il soit, contrôler leur vie et réprimer leur volonté, quitte à en payer un prix élevé. Il leur incombe de bien prendre soin de leurs frères blessés et des familles touchées (par la guerre contre Kadhafi) et nous prions pour qu'Allah recoivent les défunts avec compassion et qu'il les fasse demeurer au paradis avec les saints et les prophètes.
Sur le plan international : le président américain Barak Obama a annoncé la fin de la guerre en Irak et le retrait des forces américaines de ce pays pour la fin de cette année. Cette décision fait suite à un long débat et à des négociations houleuses qui avait pour but de maintenir une présence américaine permanente en Irak, en raison des changements profonds qui ont lieu dans les pays arabes.
Les Frères Musulmans pensent que la décision du retrait, même si elle intervient trop tard, reflète deux vérités :
Les guerres ne résolvent pas les problèmes entre les pays (allusion à l'Iran), ni entre les cultures et la décision de retrait traduit l'échec du concept de lutte des cultures et du choix de la guerre pour résoudre les différends et les conflits.
Du fait que la discorde existe en tant que caractéristique existentielle qu'Allah a conçu en l'homme, il incombe aux pays et aux gouvernements d'établir une structure équitable (autre que les Nations Unies dominées par les pays occidentaux) qui organisera les relations entre eux sans partialité (comme celle de l'Occident), au détriment des autres (l'Iran et les autres pays arabes et islamiques). L'avenir doit être basé sur le respect mutuel et la compréhension des intérêts liés à la paix, à la sécurité et aux questions économiques".
Tel est jusqu'ici le document que les Frères Musulmans ont publié il y a quelques jours. Il ressort l'absence évidente de référence à Israël et au traité de paix avec lui à cause de plusieurs raisons probables :
Les résultats des élections en Égypte ne sont pas encore connus et il est possible que les Frères Musulmans n'obtiennent pas la majorité des sièges au Parlement pour pouvoir annuler la reconnaissance d'Israël et la paix conclue avec lui.
Les Frères savent que l'annulation des accords de paix avec Israël susciterait de sérieuses inquiétudes dans le monde concernant la stabilité de l'Égypte, et ces inquiétudes pourraient nuire aux investissements dans l'économie égyptienne. À la suite de la révolution, les investissements étrangers ont presque complètement disparu d'Égypte, et si les "Frères" désirent relancer l'économie égyptienne complètement paralysée, ils doivent éviter de saper la stabilité avec Israël.
Le taux de chômage en Égypte s'élève actuellement à près de 50 % (!) et les "Frères" savent que s'ils ne font rien pour enrayer ce problème, très vite le peuple égyptien les considérera comme responsables de la situation économique déplorable, ou au moins comme responsables de sa persistance, même s'ils n'en sont pas à l'origine.Ils sont donc conscients de leur obligation de faire redémarrer l'économie aussitôt après les élections, et l'annulation de l'accord de paix ne contribuerait pas à la réussite de cet objectif.
De leur côté, les éléments laïques craignent que les porte-parole de l'Islam radical, même dans leur version "atténuée" à la manière des "Frères Musulmans" ne prennent le contrôle de l'Égypte et ne lui impose une législation islamique. Le Dr Youssef El Qardawi, le porte-parole le plus en vue aujourd'hui de l'Islam politique est accusé par les laïques en Égypte d'entraîner le pays vers la charia, qui privera 10 millions de Coptes de leurs droits,
qui imposera aux femmes de rester à la maison car "le meilleur hijab de la femme est sa maison" (selon une parole du prophète Mahomet) et dans une étape ultérieure, coupera les mains des voleurs et lapidera les adultères.
Pour les laïcs, les exemples de gouvernements islamiques sont ceux de l'Afghanistan des talibans et de l'Iran des ayatollahs. Ils ne veulent d'aucune version de l'Islam politique, pour eux c’est "maintenant ou jamais" : s'ils ne réussissent pas ces jours-ci à mettre en place un gouvernement démocratique, non islamique, ils seront contraints d'émigrer d'Égypte, comme des millions de coptes l'ont déjà fait à ce jour, à cause de l'islamisme qui domine de plus en plus la rue égyptienne depuis les dernières décennies.
Ces jours-ci l'Égypte pénètre dans un tunnel sombre qui laisse entrevoir une lumière à son extrémité sans que l'on sache d'où elle provient: est-ce la lumière du bien-être et du développement ou bien la lumière d'un train qui se rapproche à toute vitesse...
Adapté de l'hébreu par Danilette et Menahem Macina
[
danilette.over-blog.com]