Jasmin chagrin
par Pascal Galinier
Tout ça pour ça... En cette veille de Toussaint, le "printemps arabe" laisse comme un goût de cendres à nos lecteurs. "La montagne a accouché d'une souris", regrette Christian Vezon (Aubord, Gard), résumant le sentiment général. En Tunisie, au lendemain des élections qu'a permise la "révolution de jasmin", "la victoire annoncée du parti islamiste Ennahda a réveillé des peurs, et le spectre de l'islam radical revient hanter les commentaires en ligne", confirme le webmédiateur du Monde.fr. En Libye, la fin tragique de Kadhafi et l'annonce par le Conseil national de transition (CNT), en guise d'épitaphe, du retour à la charia et à la polygamie, fait dire à Jean-Louis Maigrot (Dijon), que "le choléra Kadhafi a été remplacé par la peste musulmane".
Cas particulier, ce lecteur se revendique "islamophobe". D'autres n'en pensent pas moins... "L'Occident bonasse a-t-il encore aidé un clone de Khomeiny à prendre le pouvoir ?", soupire Jean-Claude Demari (Rueil-Malmaison). Lui veut croire que "l'opposition à l'islamisme obscurantiste n'est, heureusement, plus l'apanage de l'extrême droite ou de la droite dure. " Un vrai débat. Qui divise nos lecteurs comme bon nombre de personnes. Témoins les réactions suscitées en ligne par l'éditorial du Monde se demandant : "Et si, en Tunisie, la démocratie passait par l'islam ?" (27 octobre). "La naïveté bien-pensante des éditoriaux du Monde est renversante", commente un certain "Alain Neurohr". "Le Monde "idiot utile" de l'islamisme ?", raille "DR".
"L'islamisme politique est un objet de fantasmes, pour lequel l'ignorance n'empêche pas les jugements catégoriques, décrypte Gilles Paris, chef du service International du Monde et spécialiste du Proche-Orient. L'islam et la référence à la charia, dans cette perspective, sont identifiés à l'outrance des talibans, ce qui fait peu de cas de réalités mille fois plus complexes, de l'Afrique à l'Asie. Le travail des journalistes, guidé par les interrogations plutôt que les certitudes, doit, au contraire des a priori, soumettre le discours des représentants de ce puissant courant politique, comme n'importe quel autre, à l'épreuve des faits. Sans procès d'intention, sans angélisme."
Soit. Mais le scepticisme prévaut. "Je rappelle que dans les années 1930, on prenait Hitler pour un rigolo pas dangereux : vous connaissez la suite !", dit Jacques Adit (Chambéry). "Gageons qu'une fois au pouvoir, le nouveau gouvernement de Tripoli sera qualifié par les dirigeants occidentaux de "modéré" afin de pouvoir entretenir avec lui, sans se damner, des relations commerciales fructueuses...", écrit Laure Fouré (Versailles). "Que personne en France ne s'avise de critiquer un voile islamique car c'est le niqab que la France vient de coller sur la figure de la Libye", éructe Wardia Salem (Montrouge), pro-kadhafiste radicale.
Dans la ligne de mire de bon nombre de lecteurs, "le sémillant BHL" (Joëlle Goutal, Paris). "De la rose des sables arborée au col blanc du spin doctor Folamour de notre président, ne subsistent que les épines d'un régime islamique, prélude à un hiver arabe glacial !", lance, lyrique, Samy Mekhloufi (Lyon).
"Lorsque les projecteurs se seront éteints et que la raison aura retrouvé ses Lumières, BHL devra rendre un jour compte devant l'Histoire !", prévient Daniel Salvatore Schiffer, dans une longue lettre, titrée "BHL ou la barbarie à visage libyen". Rappelons au passage que si Bernard-Henri Lévy est membre du conseil de surveillance du Monde, il n'a aucune influence sur la ligne éditoriale. N'en déplaise à Wardia Salem qui croit pouvoir affirmer que "la majorité des journalistes français sont coupables de complicité avec le CNT et ses sbires" !
Kadhafi sera-t-il plus grand mort que vivant ? La diffusion, discutable, des images violentes de sa capture et de sa mort laisse nos lecteurs entre fascination et répulsion. Sur Internet, d'aucuns le comparent déjà à Che Guevara. "Mort en combattant", salue Georges Henry, de Lons-le-Saunier (Jura). "Un panache que beaucoup de chefs d'Etat renversés, à part Salvador Allende, ont été incapables d'avoir", souligne Christian Vezon.
Sirio Caramelli (Montpellier), lui, est plutôt allé "revoir des photos de Mussolini pendu. Eh bien, n'en déplaise aux âmes nobles, un dictateur lynché ça ne me dérange pas, mais alors pas du tout !" "De bien belles images d'humiliation de dictateur, comme on aimerait en voir plus souvent", approuve "Aline Maginot" (Web) qui "espère que ces images seront vues à Damas chez les Assad"...
"La Libye s'est débarrassée d'un despote fou, et semble s'orienter vers des choix qui ne sont pas ceux dont certains rêvaient pour elle, observe Michèle Faudrin (Paris). Faut-il vouloir pour un peuple autre chose que ce qu'il se choisit ? En vertu de quoi : de notre morale, de nos valeurs, de notre passé ?" Et pourquoi pas, semble lui dire Philippe Mangé (Paris) : "Par arrêt du 31 juillet 2001, la Cour européenne a estimé que la charia est incompatible avec la Convention européenne des droits de l'homme de 1950."
"Brandir la menace de l'islamisme agressif relève du manichéisme le plus primaire, estime "Homme Curieux" (Albi). La Révolution française a aussi accouché de la Terreur..." "... Et celle de 1917 engendra en Russie le totalitarisme le plus criminel de l'histoire", ajoute Laure Fouré. "Il ne faut pas se faire d'illusion : la Tunisie verra son avenir à la turque. Les Occidentaux pensent que leur modèle politique est exportable dans le monde entier. La réalité est tout autre", tranche Schneider Richard (Stattmatten, Bas-Rhin).
La réalité ? "Le parti Ennahda devance largement ses concurrents, souligne Isabelle Mandraud, l'envoyée spéciale du Monde à Tunis. Les forces progressistes sont loin derrière, et elles n'ont pas fait alliance avant le scrutin. A charge pour elles de s'allier dans l'Assemblée constituante, pour défendre leurs idées." En somme, constate Catherine Desbuquois (Paris), "les électeurs tunisiens font la douloureuse découverte que, comme le disait Churchill, "la démocratie est le pire des régimes politiques à l'exclusion de tous les autres". Bienvenue au club !"
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