Deux mois après « Charlie »,vieilles ficelles et cris d'Onfray
par Vincent Trémolet de Villers
Deux mois après l'assassinat sauvage, en plein Paris, de dix-sept Français, parce qu'ils étaient dessinateurs, journalistes, policiers, juifs, l'écho de la parole publique n'est plus le même. Comme si nous avions tout oublié.
Aux mots terribles: la traque, le sursaut, la guerre ont succédé de passionnantes controverses entre Gérald Darmanin et la garde des Sceaux, Jacques Attali et Jean-Jacques Goldman, Madonna et Marine Le Pen. L'esprit du 11 janvier, comme une langue de feu, devait nous faire connaître, enfin, la réalité. Les aveugles, cependant, n'ont pas vu et les autres ont été priés de très vite fermer les yeux. Ceux qui les avaient trop ouverts - Éric Zemmour, Alain Finkielkraut, Élisabeth Lévy - furent mis en accusation.
Au loin avançait déjà une hydre bicéphale associant le Front national à l'islamophobie. La liberté d'expression invoquée comme jamais, sans doute, dans notre histoire, devenait le paravent d'un rétrécissement vertigineux du vocabulaire, de la conversation et de la controverse. Il fallait deux numéros pour que Charlie Hebdo s'imagine traqué par le Pape et Nicolas Sarkozy tandis que dans le silence des banlieues, et des provinces, une exposition (des escarpins sur un tapis de prière), des projections de films (L'Apôtre, Timbutktu), un colloque, le rendez-vous des dessinateurs du Mémorial de Caen étaient annulés pour raisons de sécurité.
Dans l'arène des idées dont la circonférence n'était déjà pas large, le cercle s'est encore réduit. Chacun avance à petits pas, jette un œil à gauche, un autre à droite (surtout) pour vérifier qu'il observe le code de bonne conduite.
«On a effectivement le droit de tout dire, sauf ce qui fâche... Appeler un chat un chat est devenu difficile»[b] (Rémi Brague). Des radars flashent le moindre dérapage. Des patrouilles mobiles d'associations sourcilleuses relèvent les noms et les inscrivent sur les listes de proscriptions diffusées par les réseaux sociaux (dernière en date celle des bouchers qui reprochent à Manuel Valls d'avoir pratiqué l'amalgame en attribuant leur profession à Bachar el-Assad). On fait des listes, des cartes, des observatoires vigilants. C'est le Bison Futé de la pensée citoyenne.
Il y a deux mois, il y a un siècle, nous pensions être les victimes innocentes d'une agression inouïe. Depuis, une petite musique obsédante nous siffle que nous sommes peut-être aussi coupables.
Reste cette source infinie d'indignations et de déclamations avantageuses: l'antiracisme. Et son corollaire: l'autoflagellation. Quel rapport entre les frères Kouachi et les actions de groupes contre les discriminations? Qui peut croire, une seule seconde, que le recrutement du djihad va cesser parce que nous serons impitoyables avec les sélections arbitraires à l'entrée des boîtes de nuit, implacables avec les pâtisseries de mauvais goût?
Il y a deux mois, il y a un siècle, nous pensions être les victimes innocentes d'une agression inouïe. Depuis, une petite musique obsédante nous siffle que nous sommes peut-être aussi coupables.
Un mot prononcé par le premier ministre cristallise ce renversement, celui «d'apartheid». En voulant nommer une réalité: les fractures françaises, Manuel Valls a mis l'État et le peuple en accusation. Si les mots ont un sens, ils ont, selon lui, organisé ou accepté, sans résistance, une ségrégation administrée des populations. Pour se faire pardonner, comme ce fut le cas après les émeutes de 2005, la politique de la ville et ses wagons de subventions vont entrer dans les gares de nos banlieues. Les départements les plus pauvres de notre pays (Creuse, Lozère) n'en bénéficieront pas faute d'avoir été «injustement stigmatisés» (que fait l'observatoire de la Lozerophobie?). Enfin, hormis quelques voix courageuses, le débat sur la laïcité s'est transformé en attaque frontale et indifférenciée contre «toutes les religions» parce qu'il y a «un problème» entre elles et la République. Souci d'équivalence qui a entraîné le Quai d'Orsay à omettre le mot copte dans le communiqué déplorant la décapitation de 22 ressortissants «égyptiens».
Pour achever de renvoyer les attentats des 7, 8 et 9 janvier au rang des catastrophes climatiques contre lesquelles on ne peut rien, le Front national envahit la sphère politique et médiatique au point de la saturer. Chaque sondage provoque un nouvel état de panique. On s'envoie à la tête des initiales UMPS, FNPS, FNFG comme des boules puantes. Le premier ministre en appelle aux foules du 11 janvier et pousse des cris d'Onfray. Et le plus fascinant est qu'on continue de se demander pourquoi le parti de Marine Le Pen ne cesse de grimper.
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