Toujours sur le livre de Robert Asseraf qu'il me semble bon de lire car il retrace le parcours de la communaute juive au Maroc jusqu'a son depart, voici un resume paru dans [
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13 mai 2005
Histoire Juifs du Maroc : les chemins de la modernite
Dans une vaste fresque fondee sur une documentation inedite, Robert Assaraf retrace lehistoire singuliere et mouvementee de la communaute juive marocaine de 1860 a nos jours.
Le Maroc est-il une nouvelle Andalousie, symbole de la coexistence entre les fils deAbraham ? C’est la question que l on peut legitimement se poser a la lecture de la formidable somme que consacre Robert Assaraf au judaisme marocain a l epoque moderne et a la maniere dont celui-ci negocia son entree dans la modernite tout en maintenant son identite particuliere, inseparable de son enracinement dans la culture et la societe environnantes.
Ceest l alchimie de cet etonnant processus qu il nous est donne d approcher dans cette fresque ou Clio se livre a nous de la maniere la plus singuliere qui soit, une accumulation heureuse de paradoxes. Premier paradoxe : le judaisme marocain constitue en 2005 l’un des rameaux les plus vivants et les plus importants du peuple juif et il continue a se definir a la fois par sa judeite et par sa marocanite alors meme que le Maroc n abrite plus que 2 000 a 3 000 Juifs. Les autres, qui sont pres d un million, vivent aux quatre coins de la planete, en Israel, en France, au Canada, au Bresil, aux Etats-Unis, en Australie ou en Espagne.
Second paradoxe : l on assiste meme, loin du berceau ou il vit le jour, a un « renouveau du judaisme marocain « , oeuvre d hommes et de femmes qui, se substituant a la communaute juive locale, reduite a une poignee d individus, entendent preserver leur patrimoine, c est-a-dire leurs coutumes et leurs traditions religieuses, musicales, culinaires ou socio-familiales, fortement marquees par la symbiose avec le monde arabo-musulman.
Cette identite duelle, dans laquelle le rapport d affection envers les differents souverains marocains, protecteurs traditionnels et efficaces de la minorite juive - on le vit bien aux heures sombres de Vichy quand Mohammed V prit la defense des victimes d un racisme importe deEurope - joue un role considerable, est l aboutissement d un long processus, la consequence de la rencontre entre une communaute multiseculaire et la modernite.
Ce phenomene, caracterise par l intervention accrue des puissances europeennes dans la vie du Maroc tout au long du XIXe siecle ainsi que par l instauration, entre 1912 et 1956 deun Protectorat (francais et espagnol) genera de profonds changements au sein d un judaisme marocain qui beneficia d une amelioration considerable de son sort apres les violences qui marquerent la fin du « Vieux Maroc « et que Robert Assaraf retrace longuement.
Contrairement a leurs compatriotes musulmans, les Juifs accepterent sans rechigner le processus de modernisation et d’occidentalisation, quitte pour certains d’entre eux a vouloir l accelerer. Robert Assaraf cerne bien ainsi l audience, au fond limitee, d une minorite qui identifiait le sort de la communaute a celui des puissances coloniales. Cette volonte d assimilation connut un coup d arret brutal avec l instauration, apres la defaite de juin 1940, d un statut des Juifs dont les versions imposerent, contre la volonte du sultan Mohammed V, une politique de discrimination raciale dont les Juifs eurent a souffrir dans leur existence quotidienne et qui est ici minutieusement retracee. Tout comme l est la splendide attitude du souverain cherifien qui lui valut le titre de Compagnon de la Liberation et celui, tres rare, de « Juste parmi les nations « .
Cette epreuve douloureuse, a laquelle le debarquement anglo-saxon de novembre 1942, mit un terme, ne fut pas sans favoriser la propagation des idees sionistes au sein de la communaute juive marocaine, amenant la plus grande partie de celle-ci a emigrer massivement au lendemain d une independance qui s accompagna toutefois de la reconnaissance des Juifs comme citoyens marocains a part entiere. Sur les modalites et les etapes de cet exode, Robert Assaraf apporte un eclairage nouveau, soulignant avec force que s il etait vecu par les interesses comme un devoir religieux et le accomplissement du vieux reve prophetique, il etait aussi ressenti par leurs concitoyens musulmans comme un appauvrissement et une deperdition prejudiciables a la richesse et a la complexite d une identite marocaine faite de tolerance, de respect et d acceptation de la difference.
Ce qui explique, au milieu des annees 70, les retrouvailles des Juifs avec le Maroc et la redecouverte par le Maroc d un passe juif constamment valorise et souligne par les plus hautes autorites du royaume, a commencer par le roi Hassan II dont la contribution determinante au processus de paix au Proche Orient et a la reconciliation entre les enfants d Ismael et deIsrael est, dans ce livre, soigneusement mise en evidence et tres finement analysee. Le souverain estimait que la multiseculaire coexistence harmonieuse entre Juifs et Musulmans au Maroc etait un modele et une source d inspiration tant pour les Israeliens que pour les Arabes. C est au nom de cette conviction que le roi Hassan II n’hesita pas a s appuyer sur les Juifs originaires du Maroc tout en se gardant bien d’ impliquer dans ce processus la petite communaute locale dont l histoire interieure est, pour la premiere fois, retracee avec un remarquable luxe de details et d anecdotes dont le lecteur fera son miel.
Le travail de Titan auquel s est livre Robert Assaraf pour faire revivre l histoire du judaisme marocain ne se limite pas a l analyse des rapports de celui-ci avec la societe environnante et le Makhzen. Les chapitres consacres a la vie intellectuelle et culturelle du judaisme marocain permettent d’apprehender celui-ci de l interieur et constitueront pour les historiens de demain une source indispensable de references et d informations. Ils sont a leur maniere autant de chapitres de l histoire intellectuelle et culturelle du Maroc tout court et cette approche, qui exclut tout autant l apologie que la critique sterile, donne a l ouvrage une dimension supplementaire malheureusement absente de bon nombre d etudes sur le sujet, froidement analytiques et chronologiques.
Cette volonte d ouverture et de transmission ainsi que ce souci pedagogique sont indissociables de la marocanite et de l imbrication des cultures dont la symbiose judeo-marocaine constitue un exemple n ayant d equivalent que dans leAl Andalus medievale, cette Cordoue mythique dont tous les hommes de coeur souhaitent le retour. Sous cet angle, Une certaine histoire de Juifs du Maroc n est pas simplement un temoignage erudit, mais un manifeste auquel ses lecteurs, qu ils soient musulmans, juifs ou chretiens, ne peuvent que souscrire. Ce n est pas le la moindre exemplarite d un ouvrage que les specialistes saluent deja comme un evenement et comme une contribution de premiere importance a l histoire du Maroc contemporain.
Robert Assaraf, Une certaine histoire des Juifs du Maroc, Jean-Claude Gawsewitch Editions, 824 p., 34 e.
Patrick Girard - Marianne