« Portrait du décolonisé » de Albert Memmi
Par Cyrano pour Guysen Israël News
Mardi 10 mai 2005 à 21:00
Pourquoi dans des pays ex-colonisés, dotés d’immenses richesses naturelles, la population dans sa majorité vit-elle dans la misère ?
Les réponses apportées par Albert Memmi dans son livre « Portrait du décolonisé » sont limpides : il nous éclaire sur les causes de l’aggravation du sous-développement, près de 50 ans après l’indépendance de pays comme le Nigeria et l’Algérie qui ne laissent à leur jeunesse d’autre choix que l’exil ou le chômage.
« J’ai pensé qu’il était urgent que les ex-colonisés entendent une autre voix que celle de leurs «faux amis» » (Albert Memmi)
Voici un livre que vous ne trouverez pas dans les librairies du Maghreb, bien que son auteur affirme être un écrivain maghrébin d’expression française, encore moins dans les pays francophones d’Afrique.
Pourtant leurs dirigeants devraient faire leur profit d’un ouvrage où sont révélées les causes du mal qui ronge leurs pays.
L’intelligence de ce texte, ses formules percutantes que l’on voudrait toutes citer, donnent au lecteur une grande satisfaction, celle de comprendre l’évolution ou plutôt l’involution de ces pays un demi-siècle après leur accès à une indépendance sur laquelle étaient fondés tous les espoirs.
Le triptyque : pauvreté paradoxale, corruption, tyrannie
« Si l’arbre colonial produisait des fruits amers, celui des indépendances nationales n’a produit que des fruits rabougris » (Albert Memmi)
- A la base de la pauvreté de la majorité qui contraste avec l’opulence de quelques-uns, Albert Memmi met en avant la fuite des capitaux : une grande partie des revenus nationaux sont investis à l’étranger (jusqu’à 80 %, voire 90 %), générant chômage, misère... et émigration des diplômés et des techniciens. La fuite des capitaux est souvent le fait des dirigeants eux-mêmes dont les comptes suisses sont alimentés aux dépens des caisses de l’Etat et l’on préfère investir dans l’immobilier à Londres ou à Paris que dans des projets locaux.
- La corruption est partout, des postes les plus élevés de l’administration aux plus modestes. Cette corruption généralisée, seul moyen de subsistance pour les plus démunis, jamais sanctionnée, se pratique ouvertement.
- Un tel système ne perdure que grâce au pouvoir absolu d’un homme fort, souvent issu de l’armée, s’appuyant sur sa famille et sur un clan qui, même minoritaire, s’impose par la terreur : malheur à l’opposant politique ou au journaliste qui ose critiquer le Raïs.
Une règle est habituelle, même en dehors des monarchies, le pouvoir se transmet lorsque cela est possible, de père en fils. Encore faut-il être soutenu par l’une des deux forces du pays, les militaires ou les religieux, ou mieux les deux à la fois.
Les deux piliers du pouvoir : religion et armée
Les religieux et les militaires sont en effet les deux forces sur lesquelles s’appuie le gouvernement, forces rivales mais solidaires dans l’immobilisme, l’absence de liberté et l’oppression des femmes. L’armée est en opposition ouverte ou larvée avec les intégristes et chacune de ces deux forces guette les défaillances du pouvoir pour tenter de s’en emparer. Le but des intégristes est l’avènement d’une République islamique. Une répression s’exerce contre eux lorsqu’ils sont trop remuants, mais on ne remet jamais en question un principe fondamental, celui de l’islam religion d’Etat.
De précieux boucs émissaires
Le potentat s’efforcera de convaincre ses concitoyens que les causes de leurs malheurs sont imputables à d’autres.
En premier lieu la puissance ex-colonisatrice : elle a autrefois pillé le pays et aujourd’hui néo-colonialiste, elle poursuit son action prédatrice.
En second lieu «le grand Satan américain »
Enfin les Juifs «qui ont la haute main sur les affaires du monde» et Israël qui a spolié les Palestiniens et humilié la Nation arabe tout entière»
Le travail d’Albert Memmi a aussi porté sur les ex-colonisés devenus citoyens du pays ex-colonisateurs et de leurs enfants. Les uns et les autres, ou du moins nombre d’entre eux, sont en mal d’identité, écartelés entre leur pays d’origine et le pays d’accueil.
Commentaires d’un lecteur
Il est permis au lecteur de s’interroger sur une possible hiérarchie entre ces différents facteurs. Albert Memmi a pris pour exemple les pays du Maghreb mais d’autres nations dans le monde ont subi la colonisation et une guerre de libération tel le Vietnam ; pourtant le Vietnam en dépit du coût terrible de sa lutte pour l’indépendance se relève de ses ruines et entre aujourd’hui dans le concert des nations sans esprit de vengeance.
Comment expliquer une telle différence ? L’explication qui semble la plus plausible est le carcan de l’islam, source d’obscurantisme, d’immobilisme... et d’une démographie galopante.
C’est ce qui se dégage du livre d’Albert Memmi dont l’analyse rejoint celle d’autres observateurs du monde arabo-musulman comme Bernard Lewis, Samuel Hutington ou encore Vidiadhar Naipaul.
En lisant ce livre je ne peux m’empêcher de penser à un immeuble, l’un des plus hauts (et qui fut l’un des plus beaux) de la ville d’Oran. Sa façade est devenue lépreuse, ses ascenseurs sont immobilisés, les verrières de ses terrasses brisées, spectacle de désolation hautement symbolique.
Il faut saluer l’œuvre d’Albert Memmi, Juif né en Tunisie, ami lucide du monde arabe.
Il faut saluer le militant des droits de l’homme qui en 2004 a démissionné du Comité de parrainage du MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) car il estimait que certaines prises de position s’écartaient des principes mêmes de la lutte antiraciste. '' Il serait désastreux et peut-être criminel que l'antiracisme serve d'alibi à autre chose qu'à la lutte contre le racisme '', écrivait-il en dénonçant les '' dérives actuelles du MRAP ''.
Il faut saluer enfin l’écrivain qui a su se hisser aux premières places de la littérature française contemporaine.
Références :
Albert Memmi. « Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres ». Edition corrigée et augmentée d’une post-face. Gallimard, février 2005. ISBN 2070773779
Albert Memmi. Interview sur France Culture. Emission de l’Union Rationaliste – 23 mars 2005.
[
perso.wanadoo.fr]
Le Nouvel observateur. « Albert Memmi quitte le Mrap », lundi 22 novembre 2004
Arriko