Une référence à Jésus a subsisté parmi les descendants des Juifs de Majorque hors du Catholicisme
Cayetano rejette la pleine inspiration du Nouveau Testament, il préfère se référer à sa tradition orale et fait états d'incidents et d'anecdotes de la vie de Jésus, inconnus dans les évangiles canoniques ou apocryphes, tel celui où Jésus aide une femme à porter jusque chez elle un lourd fardeau, ou bien donne à Pierre une leçon d'humilité en lui faisant déposer un légume devant la porte de chaque maison où le propriétaire est orgueilleux, mais surtout devant sa propre maison, à lui, Pierre. " Je n'ai pas abandonné le judaïsme car Jésus ne l'a pas fait, affirme Cayetano, mais il a tenté de le nettoyer. Avec mes amis, j'ai spiritualisé les coutumes d'Israël. Le seul rite que nous ayons est la Sainte-Cène qui se célèbre en famille. Quand j'étais enfant, mes parents exigeaient que je me lave les mains avant les repas, comme on le fait parmi les juifs religieux. Je continue à exiger cela de ma petite-fille. Nous aussi, le vendredi, nous ne mangions pas de viande de porc. Avant de cuire le pain, nous avions des rites particuliers. Nous mangions des gâteaux en forme d'étoile de David ainsi que le pain tressé, la " Hala ". La soupe majorquine est un plat typiquement juif qui s'est répandu dans toute la population et dont on trouve la description dans les livres de cuisine juifs, etc ... " La prédication de Cayetano a eu quelque impact sur les jeunes Chuetas qui voient par ce biais un moyen de revenir à leurs racines sans pour autant renier la foi en Jésus-Christ. La plupart vont alors se faire rayer des listes de baptêmes catholiques. A l'Evêché de Palma, on renâcle bien un peu, mais en général, on finit par donner le certificat de radiation: " Mais nous aimons Jésus parce qu'il était de notre race ! " Selon Cayetano, Ramon Lull, lui-même célébrité locale, aurait été d'origine juive et même aurait partagé la foi qu'il propage maintenant. Une forme abâtardie du christianisme primitif aurait-elle donc subsisté à Majorque, des origines jusqu'à nos jours ? La réalité est sans doute plus complexe ! Pour ce qui est de l'enseignement de Cayetano, les idées personnelles qu'il a glanées à de multiples sources ont nettement pris le pas sur ce qu'il affirme avoir reçu de ses ancêtres. On y trouve pêle-mêle l'influence de la christologie des témoins de Jéhovah, la non organisation des Quakers, un peu de Kabbale, d'ésotérisme et peu d'enseignement véritablement biblique et évangélique, en sorte qu'on ne saurait y voir un véritable retour au christianisme primitif. Le christianisme " simple " reçu de ses ancêtres est-il une synthèse de type marrane contre le christianisme officiel dont les descendants des juifs étaient imprégnés ? On sait que les Luthériens ont aussi fréquenté l'île à l'époque des grands autodafés. Après le drame de 1691, quelques familles chuetas n'ont-elles pas tenté une synthèse de toutes ces choses ? Malgré le fait qu'il y a là un étrange mélange fort éloigné de l'Evangile, ce qui demeure intéressant c'est qu'il semble qu'ai subsisté depuis si longtemps au milieu des Chuetas une référence à Jésus-Christ en dehors du catholicisme. Pour nous, bien sûr, seul ce qui est biblique est acceptable, il ne saurait dès lors être question d'avaliser ni encore moins de recommander tout ce qui se fait et se dit chez Cayetano Marti.
- Qui sont les Chuetas ? D'où viennent-ils ?
- L'histoire des juifs de Majorque est très spéciale en ce que, lors de l'expulsion des juifs d'Espagne en 1492, il n'y avait plus ici de juifs à expulser pour la bonne raison qu'officiellement ils s'étaient tous convertis au catholicisme ! L'île avait été conquise par le roi Jaime 1er en 1299 et il y avait déjà une importante communauté juive que le roi a protégée et confirmée dans ses privilèges. Les choses changent en 1478 quand est introduite dans l'île l'Inquisition espagnole. C'est pour les Rois Catholiques un instrument de contrôle social, plus politique que religieux.
- Pourquoi les Juifs sont-ils soudain devenus un problèmes?
- Dans l'état nouveau centralisé, les juifs représentaient un refus de se fondre dans la masse; ce que voulaient les Rois Catholiques, c'était un état uniforme, centralisé et moderne. Avec les musulmans, les juifs étaient un groupe ayant une forte identité culturelle et religieuse.
- D'où venaient les Juifs de Majorque?
- C'est difficile à dire ! En fait, il y a une filiation. On passe des juifs aux " conversos ", c'est-à -dire aux juifs convertis au catholicisme, puis des " converdos " aux " Chuetas " qui sont les descendants des " conversos ". Pour ce qui concerne les juifs, il y a deux dates importantes: l'année 70, la chute de Jérusalem et l'année 623. Il n'y a pas de doute que les juifs se dispersèrent sur le pourtour de la Méditerranée et la population juive des Baléares date sans doute de cette époque, mais il n'y a aucun document écrit. Le premier document date de 417. C'est une lettre de l'évêque de Minorque Sevère qui explique comment il a converti tous les juifs de son diocèse, à la suite d'affrontements qui ont opposé juifs et chrétiens dans l'île. Cette lettre nous dit que le rabbin de Minorque avait de la famille à Majorque, il y avait donc des juifs dans l'île, au moins au 5ème siècle ! Il y avait un ghetto: la " Call " dans ces deux îles ! Il y a même une tradition qui veut que Paul soit venu à Majorque, mais je pense que ce n'est rien qu'une tradition! S'il y avait des juifs en 416, cela signifie que les arabes les y ont trouvés lors de leur conquête de l'île. Ils ont fait du commerce jusqu'au 11ème siècle et leur rôle commercial était vital. Les marchands juifs jouissaient d'une grande liberté, leur situation était bonne et leur nombre a dû s'accroître durant cette période.
- Et lors de la reconquête?
- Je pense qu'au début les rois voulaient plus ou moins conserver le statu quo parce que c'était leur intérêt. Pour cela les rois leur ont accordé des privilèges que jalousèrent les autres habitants de l'île, ce qui déclencha des pogroms contre la Call. Effrayés par ces attaques, tous les juifs finirent par se convertir pour avoir la paix. Dès lors, les juifs devenus catholiques relevèrent de l'Inquisition qui aura une grande activité jusqu'en 1523. Mais la plupart des condamnés, à cette époque, sont brûlés en effigie, ce qui signifie qu'ils ont réussi à s'échapper certainement avec l'accord tacite de l'Inquisition ce qui est donc le pendant de l'expulsion des juifs en Espagne. Ici, on ne peut expulser des juifs: officiellement, il n'y en a plus, alors on expulse les " conversos ". C'est une expulsion déguisée de gens officiellement convertis en 1425.
- Pourquoi s'étaient-ils convertis?
- Il y a eu 2 conversions de masse: une en 1391, qui suit une série de pogroms contre la Call, puis une autre en 1425. Celle de 1391 est la conséquence de l'ordre social qui prévalait dans l'île. En 1435, un rabbin fut accusé d'avoir fait subir à un de ses esclaves maure le supplices infligés à Jésus. Les principaux responsables de la communauté juive sont condamnés à la décapitation. Pour sauver leurs chefs, les juifs acceptent donc de se convertir en masse. Mais ce qu'il faut dire, c'est que quand un juif se convertissait, il devait changer de nom. En général, il prenait celui de son parrain. A l'époque c'était un honneur pour un noble de parrainer un juif converti et de lui donner son nom, de sorte que les " nouveaux chrétiens " de Majorque eurent bientôt les noms des nobles de la cité. Dès lors, il y eut pour un même patronyme deux lignées: une qui était descendante de juifs et l'autre qui était descendante de nobles. Quand naquit en Espagne le mythe de la pureté de sang, les nobles majorcans furent dans une situation difficile car on pouvait croire à leur patronyme qu'ils étaient juifs et donc n'avaient pas de sang pur ! C'est ce qui se produit notamment au 17ème siècle. C'est pourquoi au 17ème siècle le fait qu'il ne reste plus que 14 ou 15 noms est pour les nobles une aubaine. En faisant retomber sur ces 14 et sur eux-seuls tout l'opprobre des descendants de juifs, les nobles et les autres font ainsi oublier leurs propres origines juives. L'autodafé de 1691 était religieux mais la reproduction du racisme anti-chueta jusqu'à notre siècle est due au rôle décisif de la noblesse majorquine.
- Comment?
- Les choses tournent autour de la question de la " pureté de sang ". Par exemple, c'est la noblesse qui a financé les différentes rééditions de la " foi triomphante " du père Garau pour qu'on garde la mémoire des événements de 1691. Quand le feu de la haine avait tendance à s'éteindre, les nobles remettaient de " l'huile sur le feu " par une réédition de la " foi triomphante ". En outre, sans le savoir, les Chuetas pratiquaient des rites juifs qu'eux-mêmes ne pouvaient expliquer. Par exemple, ils ne mangeaient pas de langouste interdite par la Thora et autres lois alimentaires semblables ! Certains faisaient de la charcuterie de viande de boeuf. Au 17ème siècle, des marchands descendants de juifs voyageant dans le monde entier rencontraient des juifs là où ils se rendaient et ont sous influence cherché à revenir au judaïsme. Ils ont introduit des livres à Majorque et ont créé des groupes de judaïsants qui pratiquaient un curieux mélange: ils égorgeaient les animaux de façon rituelle etc... Finalement en 1630 est arrivé à Majorque un juif âgé d'environ 17 ans qui parlait espagnol. Cela a semblé suspect à l'Inquisition car, en principe depuis 1492, il ne restait plus de juifs en Espagne. Il a été jugé et brûlé. Alors a commencé une véritable chasse aux Marranes dans l'île. On a trouvé en particulier un groupe de Marranes qui se rassemblait dans un jardin pour prier. Petit à petit, ils ont fini par être tous arrêtés et jetés en prison. Mais ils ont imploré le pardon des autorités et ont été relaxés. Quelques années plus tard, un autre groupe d'environ 200 personnes a tenté de fuir l'île en bateau, mais ils ont dû faire demi-tour à cause du mauvais temps. Cette fois 23 membres de ce groupe ont refusé de revenir au catholicisme et se sont déclarés ouvertement juifs, ils ont été brûlés vifs. Aujourd'hui la question chueta n'est plus qu'une question archéologique. L'anti-chuetisme a disparu, c'est absurde d'affirmer le contraire. Leur aventure est maintenant terminée. La génération des Chuetas est bien la dernière.
- Comment vous qui n'êtes pas Chueta vous êtes-vous intéressé
à ce sujet ?
- Quand j'étais enfant, j'avais une tante qui avait épousé mon oncle et, lui, était Chueta. Et quand cette tante venait chez moi, ma mère me recommandait d'éviter d'employer le mot " Chueta " pour ne pas l'offenser. Puis j'en ai fait le sujet de la thèse et je me suis passionné pour le sujet.
[
www.sefarad.org]