Le pillage du Mellah et son bombardement - par Mohammed Kenbib
(suite)
Tenus en echec devant ces objectifs, les mutins et les emeutiers repartirent vers Fes-Jdid. Ils s'y rabattirent sur quelques boutiques appartenant a des Europeens. Leur dechainement s'etendit au Mellah voisin. Ils deborderent sur ce quartier a la fois a la recherche de Francais pouvant y etre refugies et pour "chatier" les Juifs ; ceux-ci s'etat ouverement rejouis de l'"arrivee des ennemis" et ayant facilite le ravitaillement de leurs troupes.
La "xenophobie" qu'inspiraient a la foule la presence d'Europeens dans la cite et leur volonte de mainmise sur le pays rejaillissait d'une certaine maniere depuis plusieurs annees deja sur les Juifs. L'une des chansons satiriques en vogue dans la capitale vouait ainsi "les Chretiens a l'hamecon" (ou au crochet) et les "Juifs a la broche" ; la derniere strophe reservait aux Musulmans le jasmin (du paradis)
Les insultes echangees lors des perquisitions dont le Mellah fut le theatre douze jours plus tot, les accrochages ayant ponctue la recherche d'armes de contrebande, et l'insistance de notables juifs sur la necessite de severes sanctions contre les soldats les ayant malmenes ou ranconnees n'etaient pas non plus de nature a temperer la fureur des mutins. La richesse du mobilier et l'abondance des marchandises constatees par ces derniers dans des maisons et des magasins fouilles avaient sans doute deja exicete leurs convoitises. Habitues comme ils l'etaient a razzier les biens des tribus contre lesquelles ils partaient en harkas, il ne pouvaient etre tentes de laisser libre cours aux instincts de pillage.
Des Musulmans du petit peuple travaillant au Mellah meme n'etaient pas mieux disposes a l'egard de leurs clients ou employeurs juifs. En butte a des invectives et des bourrades quasi-quotidiennes, notamment en periode de fete (la Paque celebree quelques jours plus tot), les maitres fourniers et les mitrons collectant les "trihas" (planches} de pain petri dans les maisons juives et les plateaux de patisseries et les rapportant apres la cuisson s'empresserent en effet de se joindre aux emeutiers. Et ce sous les "youyou" de femmes de Fes-Jdid elles aussi employees en permanence ou de maniere plus episodique a des taches menageres dans ce quartier.
Le "desarmement" dont le Mellah avait ete l'objet au debut du mois d'avril facilita son invasion. Des Juifs essayerent bien de se defendre du haut de la tour en commandant l'entree. Mais commes ils n'avaient pu soustraire aux perquisitions que quelques vieux fusils, leurs tirs ne servirent qu'a exciter encore davantage les assaillants ; "Les portes du Mellah furent fermees, rapporte El Maleh. Malheureusement, elles n'etaient pas gardees car es Israelites manquaient de fusils et de munitions... Nos ecoles furent envahies par des groupes de femmes et d'enfants... Ils ne savaient pas que notre presence leur serait fatale car les revoltes recherchaient pour les massacrer tous les Francais de Fes...Nous avions en tout 5 fusils pour plus de 400 refugies".
La nouvelle de l'invasion du Mellah parvint rapidement au general Brulard. Celui-ci commandait, en l'absence de Moinier parti le 13 avril pour Rabat, les troupes francaises stationnees sur le plateau de Dar Debibagh et le promontoire de Dhar Mehraz - situes a environs trois kilometres au sud de la ville. Son principal souci fut cependant de "porter secours a l'ambassade".
C'est pourquoi il ordonna par telephone a ses forces de contourner ce quartier et de couper a travers les vergers qu'il surplombait. Pourtant une ouverture, avait ete specialement pratiquee depuis 1911 dans la muraille sud du Mellah pour faciliter ses communications avec Dar Debibagh. Sa rue principale assurait le passage entre les campements des troupes et Fes-Jdid (dont un secteur etait occupes par des magasins appartenant a des Europeens).
L'un des buts de cette manoeuvre etait d'eviter que ces forces ne soient retardees par les emeutiers ayant envahi le quartier juif, de detourner l'attention de ces derniers en les laissant se livrer au pillage et, eventuellement, s'entret-tuer pour le partage du butin. Sachant que les secours des mutins avaient en fait deja pris position sur les remparts du Mellah.Lorsque les compagnies appelees a la rescousse emprunterent l'itineraire qui leur etait indique, elles essuyerent un feu tellement nourri qu'elle ne purent "avancer que pied a pied"> Les zouaves algeriens et les tirailleurs tunisiens et senegtalais subirent de "grosses pertes" et durent meme battre en retraite".
Pour arreter les tirs, le general resolut de faire bombarder le Mellah pendant plusieurs heures.l Par la suite, il fit valoir et l'importance des pertes essuyees par ses soldats et la confusion creee l'intensite des coups de feu provenant des remparts de ce quartier et donnant l'impression que les Juifs participaient a la revolte".
Pour eviter que ceux-ci soient pris sous le feu de canons francais dans l'eventualite d'une guerre de conquete, le Ministere de la Guerre avait pourtant fait proceder depuis plusieurs annees deja au releve systematique de l'emplacement des Mellah la ou il en existant.
Les obus de la melinite provoquerent des incendies, detruisirent "des rangees entieres de maisons" et firent sans doute plus de morts et de blessees parmi les Juifs que n'en firent les violences des emeutiers. Certains de ces derniers perirent du reste sous les decombres en meme temps que des personnes qu'ils etaient en train de ranconner ou de forcer a reveler les cachettes d'argent et de bijoux.
Le temoignage d'une Juive ayant vecu ces tragique evenements et dont le recit recele, malgre quelques confusions, des details d'une grande precision, semble indiquer que les plus graves degats etaient effectivement imputables aux "obus francais". A ses dires, le premier pilonnage emporta a lui seul "plus de cent jeunes hommes israelites" qui essayaient de repousser les emeutiers du haut des remparts de leur quartier :
"Le Mellah fut envahi par des Musulmans a cheval et armes... (Ils) nous mettaient en joue en disant "donnez la zettata, batards !". Terrorises, nous (leur) donnions tout, (les) suppliant seulement de nous laisser la vie sauve. Ils dechargeaient la poudre sur quiconque refusait de donner et les depouillaient... Beaucoup de Juifs enterrerent leurs biens ou les jeterent dans les puits... Alors que nous etions dans nos maisons nous vimes une grande flamme montait jusqu'au fond du ciel... Les obus firent tomber la moitie du Mellah... Les Francais (tiraient) de gros obus qui atteignirent les jeunes gens juifs ; il ne resta parmi ceux-ci grand ni petit."
Le saccage s'etendit le lendemain (18 avril) du fait de l'afflux a Fez, a l'occasion du souk hebdomadaires du jeudi. "d'un grand nombre de bedouins des tribus voisines qui se sont joints aux emeutiers", de l'exploitation deliberee des desordres par certains d'entre eux pour faire disparaitre toute trace des creances que detenaient sur leux des Israelites, et de l'echec des "oulemas (ayant) essaye d'intervenir aupres des soldats cherifiens et de precher le calme a la population. Cette extension ne parait cependant pas avoir entraine de pertes supplementaires en vies humaines chez les Juifs car ce fut dans un Mellah abandonne par ses habitants que le pillage se poursuivit.
Que des blesses juifs demeures bloques sous les decombres pendant les 17 et 18 avril avaient refuse, quand ils en furent degages le 19, le secours de medecins francais, etait d'ailleurs significatif en tant que tel du ressentiment des Israelites contre le general Brulard. El Maleh, qui reprit rapidement ses reclamations contre les officiers ayant ordonne les perquisitions du 5 avril, exprima explicitement le sentiment de ses coreligionnaires. Ceux-ci estimaient qu'en les desarmant, les Francais les avaient laisses sans defense, voire livres en boucs-emissaires a la fureur des emeutiers.
"Nous etions abandonnes a notre sort alors que cent tirailleurs auraient suffi a empecher notre malheur, ecrit-il. Nous avons ete les victimes expiatoires et innocentes du mouvement anti-francais qui a eclate a Fes... Nous avons ete le plus cruellement atteints tant il est vrai qu'a toute explosion de la colere populaire au Maroc, c'est sur les Mellahs que s'exercent les vengeances et que s'assouvissent les haines.
Le president de l'AIU estima lui aussi que "la protection et la defense du Mellah s'imposait de (facon) d'autant plus imperieuse que la proclamation du Protectorat devait fatalement exciter les elements turbulents et louches, eveiller le fanatisme populaire et exposer davantage (ce quartier) aux entreprises d'emeutiers. Il s'abstint cependant de toute critique contre des autorites francaises qui non seulement n'avaient rien fait pour defendre ses coreligionnaires mais le pressaient de contribuer, a la reparations de degats causes en partie par leur negligence. Son insistance sur le role qe la francophilie afichee par ces derniers eut dans le dechainement des fureurs qu'ils eurent a subir n'en revelait pas moins a contrario, l'etendue des defaillance de Brulard et de Regnault.
Les Israelites marocains ont ete consideres de tout temps par la France, ecrivait-il, comme les pionniers de sa civilisation... Ils ont ete des auxiliaires actifs de (ses) consuls... (dans la propagation) dans le pays de l'influence et du prestige francais. L'accueil qu'ils ont fait aux soldats francais et la satisfaction qu'ils ont temoignee de l'etablissement du Protectorat les ont naturellement designes aux haines et aux vengeances des adversaires de l'action francaise. C'est ce qui fait comprendre l'explosion de fanatisme et de fureur sauvage qui vient de reduire en ruine le quartier israelite de Fea et qui a fait des veuves et des orphelins si nombreux.
Leur rapide eparpillement dans diverses directions, notamment les jardins avoisinnants, une petite zone d'habitat sauvage dite des Nuawel (huttes) occupee extra-muros par leur coreligionnaires les plus miserables et le cimetiere du Mellah, permit a la majorite des Juifs d'echapper aux emeutiers et aux bombardements. Pres de 2.000 furent admis dans l'enceinte du palais tard dans la soiree du 17 avril. Les autres y affluerent tout au long de la matinee du 18. Ceux qui etaient demeures caches les rejoignirent apres que le Sultant eut charge (vendredi 19) un crieur public de parcouir leur quartier et ses environs immeidats et de les appeler a se refugier au "Dar el Makhzen". Le total de (leurs) victimes denombrees fut de 51 morts et 72blesses (contre 63 tues et 72 blesses - algeriens, tunisiens et senegalais pour la plupart - parmi les troupes francaises et les civils europeens). Les combats et surtout les represailles firent plus de 1.000 morts parmi les Musulmans.
Mohammed Kenbib, historien et sociologue, est docteur d'Etat en-lettres et sciences Humaines de Paris, Sorbonne. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages portant essentiellement sur l'histoire de l'Empire Cherifien, dont Juifs et Musulmans au Maroc, 1859-1948 qui inclut le texte ci-dessus sur le massacre des Juifs du Mellah de Fes.
Texte tire du livre "Les Juifs de Fez" paru aux Editions Elysee.