Un internat à Tanger
Comme pour l'ouverture de l'école en 1862, l'Alliance se trouvait confrontée à un problème qui dépassait sa mission éducative. Et elle l'assuma, faisant valoir le mérite scolaire des jeunes Tétouanais. En effet, parfaitement bilingues, forts en grammaire, en calcul et en hébreu, jouissant d'une réputation d'enfants studieux et disciplinés quoique naïfs, ils avaient marqué les esprits en réussissant régulièrement les concours d'entrée à l'E.N.H.et à l'E.N.I.O. Ainsi pour ma génération ( 1976-77), sur huit candidats admis à l'ENIO, trois étaient tétouanais. La plus étonnante des aventures fut imaginée: ouvrir un internat à Tanger, distante de soixante kilomètres, qui accueillerait une quarantaine d'enfants pour quelques années.
Soixante kilomètres : un monde ! ! !
Tous les dimanches soir ou lundis matin, un vieil autobus nous emmenait vers la ville voisine par une route sinueuse et nous rentrions vendredi midi par nos propres moyens. Si l'autobus faisait défaut, une chaîne de taxis prenait le relais. La séparation avec nos parents fut brutale et certains renoncèrent en cours d'année: les plus jeunes d'entre nous n'avaient pas douze ans ! ! !
Comment ne pas rendre hommage à nos deux maîtres d'internat, M. José Albo, professeur de mathématiques, et MP. Semtob Cohen, professeur de Kodesh et d'hébreu, qui avaient en charge la mise en pratique de notre périple hebdomadaire. Tétouanais d'origine et bénéficiant ainsi de la confiance de nos parents, ils avaient servi dans les écoles d'Iran. Par leur ténacité et leur dévouement, ils rendirent possible le projet de l'Alliance. La rencontre avec nos camarades de la cosmopolite Tanger fut surprenante. Nous étions étonnés par ces jeunes au français argotisé, habillés du dernier chic et à la pratique religieuse disparate. De notre côté, avec notre français si pur qu'il semblait vieillot, nos bootes montagnardes Ouka et notre Hakétia désuet, nous faisions figure de Jebli ( 5). Portant l'osmose se fit rapidement , démontrant de nouveau la capacité émancipatrice de l'Alliance par l'éducation.
Ya Hasra...
Aujourd'hui, alors qu'il ne reste plus qu'une cinquantaine de juifs à Tétouan, l'empreinte qu'a laissée l'école est encore forte. Dans la Juderia, et au centre-ville, n'importe quel passant peut vous indiquer le chemin de la shcuela(7).
Lorsque je retourne à Tétouan et que je m'arrête devant la grande école, aujourd'hui devenus le centre culturel français, je regarde à travers les lourdes portes de fer forgé , la large bâtisse de deux étages, l'immense cours de récréation, un souffle sort de ma gorge et qui forme ces deux mots magiques, intraduisibles, qui témoignent à eux deux de nos souvenirs et de notre nostalgie, cette expression que tout Marocain connaît : Ya Hasra...
( Avec l'aimable autorisation de l'A.I.U.)
(1) Sarah Leibovici, Chronique des juifs de Tétouan, Maisonneuve et Larose, 1984
(2) Haketia: Dialecte parlé dans la zone nord du Maroc, composé essentiellement d'arabe, d'espagnol et d'hébreu.
(3) Juderia: Quartier réservé aux juifs. Il s'agit en fait du nouveau quartier par Moulay Sliman en 1808 et agrandi en 1882 et où les juifs
résidèrent jusqu'au début de ce siècle.
(4) Esnoga; Synagogue en Hakétia
(5) Jebli: Par référence à Djeballa, chaîne montagneuse à proximité de Tétouan. Terme péjoratif qui pourrait se traduire: péquenot.
(6) Rue de la nouvelle Ecole
(7) A Tétouan, l'homme de la rue appelle ainsi les écoles juives ou catholiques pour les différencier des écoles musulmanes dénommées Madrassa.
Source : [
www.sefarad.org]