Un secret bien garde
Aux archives départementales de la Charente Maritime, un contrat provenant des anciens greffes des notaires de la ville de Saintes, dévoile pour la première fois l’existence dans cette ville de crypto-Juifs venus d’Espagne durant le 16e siècle.
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Mon histoire commence à l’automne 1973. Laissez moi vous la raconter. Pour la première fois, je foule le sol de ma mère patrie, la France. Je suis responsable d’un groupe de jeunes fonctionnaires du Ministère de la Justice du gouvernement du Québec, en stage d’études.
Comme pour tous les Québécois, j’avais la certitude tranquille que mes ancêtres étaient français d’origine ou du moins, des francophiles catholiques d’Europe. Les livres d’histoire du Canada n’avaient-ils pas enseigné qu’aucun Juif n’avait pu s’établir en Nouvelle-France ?
C’est dans cet état d’esprit tranquille, et dans l’espoir de retracer quelques descendants de ma famille restée en France depuis le milieu du XVIIe siècle, que, de passage à Bordeaux, je profite d’un moment libre pour me rendre à Saintes, à 33 km de là.
Sous le soleil d’Aquitaine d’un samedi matin apparaît dans toute sa splendeur la ville de Saintes aux habitations creusées dans la craie tendre des coteaux, évoquant pour moi une ville d’origine romaine avec son amphithéâtre aux pieds de St-Eutrope, où se pressait jadis, les jours de fêtes, la population avide de spectacles sanglants.
J’ai parcouru ainsi à pieds toute la ville, m’adressant aux gens, leur demandant s’ils connaissaient une personne pouvant appartenir à ma famille. À la fin de la journée, j’étais forcé de reconnaître que notre famille avait disparu de cette ville dont nous étions originaires. Je me rendis donc, en désespoir de cause, à la paroisse de St-Eutrope, où le vieux curé me reçu aimablement, mais me confirma qu’il ne connaissait personne portant de près ou de loin notre patronyme dans sa paroisse.
Mais, soudain, le vicaire de la paroisse arriva. Je lui posai la même question, à savoir s’il connaissait une personne pouvant être une descendante de ma famille qui aurait vécu dans la paroisse St-Eutrope depuis le milieu du 17e siècle, époque où mes ancêtres avaient quitté la paroisse pour l’Amérique. Après une hésitation, le vicaire me répondit brièvement par la négative. Comme il portait le même patronyme que mon aïeule décédée dans la paroisse de St-Eutrope avant le départ de mes ancêtres pour l’Amérique, je lui exprime ma joie, en lui disant que contrairement au patronyme de ma famille, le patronyme de mon aïeule me semble toujours bien vivant à Saintes.
Mal me pris d’avoir prononcé ces dernières paroles. Après avoir remercié le vieux curé de son accueil, je tends la main au vicaire pour le saluer. Celui-ci recule et ne répond pas à la main que je lui tends. Je vois son visage se congestionner et tourner au rouge, les yeux sortis des orbites. Je crois un moment qu’il va s’étouffer ! Est-il sur le point de faire une attaque ? Le temps à peine de me poser toutes ces questions inquiétantes que le silence est rompu et suivi d’une pluie d’injures de nature jusque là inconnue pour moi :
« Soyez assuré monsieur que nous ne sommes pas de la même race ! Que ma famille n’a jamais contracté de mariage avec ceux de votre race ! Votre race a toujours vécu du sang de l’Europe et de la France ! C’est grâce à l’Allemagne, depuis la dernière guerre, que l’Europe et la France ont pu enfin s’épurer de ceux de votre race !
« Ceux qui comme vous ont survécu, sont tous partis en Amérique, comme vous, et restez-y tous ! La France n’a pas besoin de vous ! Depuis votre départ, l’Europe et la France se portent mieux sans ceux de votre race ! »
Il répéta d’autres injures, et plusieurs fois les mêmes, de manière insistante.
J’étais resté debout devant lui, désemparé, ne sachant que penser, sans vraiment comprendre ce qui m’arrivait. Ce cauchemar a duré combien de temps ? Je ne saurais dire.
Puis, aussi soudainement que l’incident avait éclaté, brusquement, le vicaire me quitte. Il s’engage dans un long couloir conduisant à un appartement à l’arrière du presbytère. Jusqu’à ce que je le voie disparaître au bout du couloir, il me hurle des injures.
Je tourne la tête. Je vois le vieux curé assis sur une chaise, la tête entre les deux mains. Lentement, il se lève et vient vers moi. Je remarque que des larmes coulent de ses yeux. Il pose un regard douloureux et suppliant sur moi, il s’empare de mes deux mains, les enferment dans les siennes. Il me supplie d’une voix qui à peine à contenir son émotion, de pardonner son vicaire au nom de Jésus-Christ. Je reste figé sur place ne sachant comment réagir.
Le désarroi m’envahit ! Brusquement, je libère mes mains et dis au vieux curé que je ne peux, et ne veux pas pardonner au vicaire. Que je n’ai pas compris ses propos à mon égard.
Je quitte le curé d’un pas pressé. Je traverse la grande cour devant le presbytère et l’église de St-Eutrope. J’entends toujours derrière moi les supplications du vieux curé. Arrivé dans un coin du mur de la crypte de St Eutrope, en route vers Saintes, dissimulé dans la noirceur de la nuit, je m’appuis un instant sur le mur de pierre devant moi. J’ai la tête en feu, je me sens complètent épuisé. Le front collé sur la pierre, soudain, je ne contrôle plus mes émotions, je pleure en pensant à mes malheureux ancêtres qui avaient dû vivre avec de tels individus. En pensant à eux, le calme revient dans mon esprit. Mais je n’oublierai jamais ce qu’il m’est arrivé ce soir là.
C’est à partir de ce moment que s’est terminé pour moi ma tranquille certitude sur l’origine catholique de ma famille et sur celle des autres familles qui forment le Peuple québécois. Profondément troublé par cette crise d’antisémitisme, je commençai une longue recherche, qui a duré des décennies et qui se poursuit encore.
Dans un premier temps, j’ai retracé les différents patronymes portés par les membres de ma famille au cours du 16e et 17e siècles. Le surnom de Juif Élie fut, semble-t-il, le premier patronyme connu. Ensuite on trouve Juiellineau, dont l’orthographe est plus intégré à la prononciation locale. Puis le patronyme évolua sous la forme de Jullineau, jusqu’à la Révolution française. Au milieu du 17e siècle, mon ancêtre en France persiste à signer son nom sous la forme de Gellineau, qu’il transforma de nouveau en 1659, un an après son arrivée au Québec, en Gélina, francisation du patronyme espagnol Gélida.
Mes recherches ont continué ainsi jusqu’au jour où nous avons trouvé en France, aux Archives Départementales de la Charente-Maritime, à La Rochelle, les contrats de notaires signés au 17e siècle sous le nom d’Étienne Gellineau, tandis que les notaires écrivaient sur les contrats Étienne Jullineau.
À mon grand étonnement, on trouve dans le contrat daté du 23 mars 1642 (3E 2670), pour la première fois, la trace de l’existence de la petite communauté crypto-juive qui a habité la ville de Saintes. J’avais fini par la croire disparue ! Nous trouvons dans ce contrat le nom caché d’un rabbin nommé Da Mosen. Le Da devant le nom Mosen signifie dans la tradition espagnole : Dayan .
Dans ce premier contrat de notaire, l’ancêtre Étienne Jullineau déclare être âgé de 18 ans, demeurer chez Mathurin Da Mosen (le rabbin Da Mosen) et être son élève.
Plus loin, le notaire écrit sur le contrat qu’Étienne Jullineau est accompagné par Mathurin Da Mosen, dont le métier officiel est Maître sargier, et que celui-ci accepte d’être témoin de l’exécution du jugement prononcé par le juge de la cour seigneuriale de St-Eutrope, soit la vente d’une vigne par un certain Pierre Horry (Uri) à Étienne Jullineau.
L’acceptation du rabbin Da Mosen d’être témoin de la transaction devant le notaire, nous laisse supposer que la transaction touche deux membres de sa communauté et qu’il est très lié avec Étienne Jullineau. Il est même raisonnable de penser qu’il lui enseignait non seulement le métier de sargier (tissage), mais aussi le Judaïsme ! Étienne étudiait-il pour être un jour le remplaçant du rabbin Da Mosen auprès de la petite communauté crypto-juive de la ville de Saintes ? La question est troublante !
Depuis l’édit de François Ier, en date du premier juin 1540, le Parlement de Bordeaux était seul habilité à prononcer une condamnation de mort pour le plus grand crime que l’humanité connaissait à cette époque, le crime d’hérésie. Quoique c’était surtout les protestants de France qui attiraient le plus l’attention de l’inquisition. Il n’en reste pas moins, que les crypto-Juifs devaient se surveiller. On brûlait les hérétiques sur les bûchers de Libourne et de Saintes.
En 1658, tout comme des milliers d’autres crypto-Juifs, Étienne Jullineau (Gélinas) et son fils Jean, âgé de 12 ans, prennent le bateau en direction de la Nouvelle France.
Recherches : Jean-Marie Gélinas
09-10-2003
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www.gelinas.org]