Un complot juif international ?
La démarche de l’AIU contraint l’administration française à réagir. Les archives révèlent son déplaisir : les propositions de l’Alliance sont perçues comme une ingérence dans des affaires intérieures relevant des autorités. Ce genre d’initiative n’est jamais du goût des administrations et celle du Maroc de l’époque ne fait pas exception à la règle. Au contraire même, les administrations coloniales sont particulièrement sensibles à ce genre de procédés. Rien d’étonnant donc si, dans l’ensemble, son premier mouvement est de contester les données avancées par Cassin et de dénier tout fondement à ses arguments.
Au chapitre du logement, le chef de service chargé de l’Intérieur soutient, par exemple, que les autorités françaises se préoccupent depuis plusieurs années de la forte densité de population dans la plupart des mellah (anciens ghettos juifs des villes marocaines). En déplorant l’existence de bidonvilles juifs au Maroc, l’AIU, ajoute-t-il, fait la preuve même de son ignorance. Selon lui, ce phénomène n’aurait pas cours au Maroc où les anciens quartiers juifs souffrent d’un simple problème de surpopulation. La solution est donc de réduire la densité dans les vieux quartiers. Ce même courrier décrit la politique de logement du Protectorat comme favorable aux Juifs. Les autorités tentent d’attirer des investisseurs privés en accordant une aide publique au secteur du bâtiment. La France a consacré au cours des années 1948-1949, la somme de 200 millions de francs à cette fin, destinée en totalité aux Juifs de Casablanca, à la demande des organisations juives [16].
Quant à la discrimination des Juifs par rapport aux musulmans, les hommes de l’AIU, affirme la même lettre, se trompent et trompent les autres. Cent soixante-sept mille Juifs et un million et demi de musulmans vivent dans les 19 localités marocaines ayant un statut de ville. Le rapport est donc de un à dix. Les musulmans ont obtenu 1,5 milliard de francs, les Juifs 200 millions. Bref, les défavorisés dans cette affaire sont les musulmans [17].
La réponse du directeur de la Santé publique et de la Famille est de la même veine. À ses yeux, le plan proposé par l’AIU est irréalisable, et ce pour plusieurs raisons. Aucun traitement préventif ou curatif du trachome ne peut être mené de concert avec une campagne massive de vaccination contre la tuberculose qui suppose, en l’occurrence, le rassemblement quotidien de milliers de personnes. Or il n’existe pas de vaccin contre le trachome ; son traitement habituel est différent et exige une équipe médicale qualifiée. D’ailleurs le Protectorat a été attentif à cette maladie dès 1918 ; il a consacré des moyens à son traitement, que le courrier décrit en détails [18].
Seul le thème de la colonisation agricole se trouve abordé dans un esprit différent. Pour le directeur chargé de l’Agriculture, l’entreprise mérite d’être encouragée, même du seul point de vue de la production agricole. Ses services réfléchiront volontiers aux moyens d’aider les Juifs à concrétiser ce programme. Toutefois, fait-il observer, le projet consistant à accorder des concessions agricoles aux Juifs comprend des aspects politiques qui ne sont pas de son ressort [19].
Quant au responsable de l’Instruction publique, Roger Thabault [20], connu pourtant pour ses bonnes relations avec les responsables de l’Alliance, il rejette en bloc la démarche de René Cassin. Au cas où le Protectorat pourrait émarger au plan Marshall – ce dont il doute fort –, les fonds devraient être attribués, selon lui, à la direction de l’Instruction publique et non pas à une association particulière [21]. Thabault laisse entendre de surcroît que la démarche que l’ORT effectue sous couvert de l’AIU cache des intentions contre lesquelles le gouvernement devrait se défendre. Cette organisation, rappelle-t-il à l’adjoint du résident général, a déjà tenté une démarche semblable auprès des autorités du Protectorat en Tunisie, qui se sont déclarées par principe hostiles à l’ingérence de l’ORT.
Thabault s’est empressé de joindre à sa note la copie de la lettre adressée par le résident général en Tunisie, Jean Mons, au ministre des Affaires étrangères au sujet d’une demande d’autorisation de l’ORT pour créer des écoles professionnelles, des ateliers, des centres d’apprentissage etc. [22] À en croire l’organisation, tous ces projets sont destinés à fournir à l’économie française une main d’œuvre agricole et commerciale qualifiée. Aux yeux de Mons, l’objectif est tout autre : « Il apparaît que cette association constitue une puissante organisation mondiale, qui semble vouloir se spécialiser, en ce qui concerne l’Afrique du Nord, dans la formation professionnelle des candidats à l’immigration en Israël ». Il informe le ministre que l’ORT soutient déjà secrètement à Tunis une école professionnelle où elle recrute, en plus, des élèves pour son école maritime de Marseille destinée aux futurs olim [23]. Les conclusions de Mons sont catégoriques : on peut se dispenser des services de cette organisation puisque les élèves juifs peuvent recevoir la formation nécessaire dans le système général d’éducation. Il conseille donc de rejeter la demande, d’autant que l’établissement de l’ORT en Tunisie pourrait exciter l’opinion publique musulmane.
Thabault sait que la requête de l’Alliance dépasse les questions d’éducation puisque Lacoste a précisé à tous les chefs de services qu’elle touchait à plusieurs domaines. Ses propos laissent entendre que la démarche de l’AIU peut être appréciée d’une façon générale sous un autre jour et qu’il conviendrait d’en chercher les motivations réelles. Il soupçonne l’organisation de se préoccuper moins des intérêts de l’État français que de ceux du jeune État juif. Lacoste lui-même ne se prononce pas clairement sur les motivations de l’AIU. À la fin d’octobre 1949, il se borne à rédiger pour le résident général, à partir de toutes les informations reçues, une note qui reflète les préjugés qui sous-tendent ces renseignements et dont il ressort qu’à part les projets de colonisation agricole, qui recueillent plus ou moins une approbation de principe, tous les autres projets et observations sont rejetés.
Quelques jours plus tard toutefois, Lacoste est le destinataire d’une autre note de synthèse, « L’analyse du problème juif au Maroc », censée retracer, pour sa propre gouverne et celle du résident général Juin, le cadre idéologique dans lequel s’inscrirait la démarche de Cassin [24]. On ne sait si le rédacteur du document a étudié le texte de l’AIU, mais la grille de lecture proposée pour comprendre les activités de l’Alliance et celles des autres organisations juives actives au Maroc rappelle celle déjà suggérée par Thabault. Néanmoins l’auteur va plus loin : la démarche de Cassin participerait d’un complot juif international d’inspiration sioniste et américaine. Pour l’auteur en effet, les dirigeants d’Israël se trouvent face à un problème difficile à résoudre : la population israélienne s’élève à environ un million de citoyens dont 10 % vivent encore sous les tentes. Si le nouvel État n’est pas encore en mesure d’accueillir de nouveaux immigrants, il souhaiterait en recevoir un million supplémentaire plus tard. Or l’Afrique du Nord constitue un réservoir d’où l’on peut tirer nombre d’immigrants, à condition qu’ils soient préparés à leur vie future. La mission de les former dans les domaines intellectuel, professionnel, et médical est dévolue aux organisations philanthropiques juives, à savoir l’Organisation de secours aux enfants (OSE), l’ORT et l’AIU, agissant en accord avec les autorités du Protectorat. Ces organisations qui ont un statut officiel sont, d’après l’auteur du document, sionistes dans leur esprit. « Le but réel est de préparer des éléments pour l’émigration et de nous laisser ceux qui sont inadaptables » [25].
Le même auteur donne de plus amples détails sur l’activité de l’American Jewish Joint Distribution Committee (Joint) [26]. Cette organisation internationale, explique-t-il, est une œuvre philanthropique américaine dont le siège se trouve à New York. Elle dispose d’importants moyens financiers et la plupart des grandes organisations juives fonctionnent grâce aux fonds qu’elle leur distribue, soit plus de trois cent soixante-seize millions de dollars de la création de l’État au 1er janvier 1949. Or, après mai 1948, beaucoup de ces œuvres caritatives, devenues des organismes d’État, ne peuvent plus bénéficier de ces dons. Le Joint dispose donc de sommes dont même les Juifs du Maroc qui, jusqu’en 1947, n’avaient jamais retenu l’attention de l’organisation, peuvent désormais profiter. Le Joint leur a attribué deux millions de dollars. Mais son geste ne saurait s’expliquer seulement par ses disponibilités nouvelles. « Il est difficile d’admettre en effet qu’une organisation aussi vaste et aussi puissante ne serve que des buts désintéressés, il ne faut pas oublier que c’est un organisme américain et qu’il sert les intérêts américains. Les Juifs d’Israël venant d’Europe centrale ont une formation slave ou allemande. Ceci constitue un danger pour les USA, or, comme il ne doit pas exister aux USA beaucoup de juifs candidats à l’émigration, il faut trouver une masse pour contrebalancer ce bloc et c’est l’AFN qui peut la fournir » [27].
Le fonctionnaire auteur de ces lignes attribue donc aux Juifs d’Afrique du Nord un rôle primordial dans le projet prêté aux Américains de contrebalancer l’influence des Juifs ashkénazes en Israël. Derrière ces propos se cache la conception qui n’est pas étrangère à la pensée coloniale française, selon laquelle les Juifs d’Europe centrale auraient un penchant pour le communisme. Relevant d’un fantasme, l’idée que les États-Unis intriguent pour équilibrer le poids des Juifs communistes par celui des Juifs d’Afrique du Nord reflète le terreau particulier qui l’a alimentée, à savoir le milieu colonial français hanté par la peur du péril rouge, les États-Unis et le judaïsme international. En revanche, la place éminente attribuée au judaïsme nord-africain placé sous influence française est diamétralement opposée à l’image déplorable des Juifs d’Afrique du Nord qui était en train de s’élaborer en Israël à cette époque.
« Le Joint est bien un outil de la propagande américaine au Maroc », conclut la note qui conseille de suivre de près l’activité de toutes les organisations juives, l’AIU, l’ORT, l’OSE, mais tout particulièrement le Joint qu’on ne peut empêcher d’agir, puisque, précise le fonctionnaire, cette organisation internationale non-gouvernementale a, conformément à l’article 71 de la Charte des Nations Unies, le statut de consultant pour les questions sociales, au Maroc comme ailleurs. Toutes ces organisations, y compris l’AIU, sont qualifiées de sionistes. De tous les pays d’Afrique du Nord, souligne-t-il, le Maroc est celui qui les intéresse le plus. Pour preuve, après les émeutes d’Oujda au cours desquels 44 Juifs furent assassinés, le Congrès juif mondial (CJM) a dépêché un envoyé spécial chargé de rédiger un rapport sur la condition des Juifs en Afrique du Nord, prélude à l’envoi au gouvernement français d’observations énergiques sur la sécurité des Juifs du Maroc. De même, à la conférence de l’OSE qui s’est tenue la même année, l’un des délégués a déclaré n’avoir jamais vu de sa vie un spectacle plus désolant que celui du mellah de Casablanca. Bref, « le Juif Marocain tient la vedette » ironise l’auteur ; ces Juifs figurent en tête des ordres du jour de ces organisations. Et de conclure que l’action de ces forces juives internationales représente un triple danger : « immédiat, en soumettant une minorité certes mais agissante à une propagande étrangère » ; « effectif et permanent en enlevant au Maroc les meilleurs éléments juifs et en nous laissant le rebut » ; « plus lointain mais plus grave en risquant de poser le problème d’une minorité qui pourrait soulever celui de notre présence au Maroc » [28].
Il est difficile de savoir jusqu’à quel point l’élite juive française qui soutient l’AIU fut consciente de l’existence d’un tel état d’esprit dans l’administration, notamment des doutes qu’elle nourrissait sur sa loyauté à la cause française, qui aurait été moindre que sa fidélité à la cause juive internationale ou au sionisme. Rappelons que « L’analyse du problème juif au Maroc » n’est que le plus flagrant d’une série de trois textes dont les insinuations convergent. Au demeurant, la lettre du résident général en Tunisie (juin 1949) et celle du directeur de l’Instruction publique au Maroc (septembre 1949) lui sont antérieures.
N’ayant pas eu accès aux archives du comité central de l’Alliance, nous ignorons les termes de la réponse envoyée à Cassin. On peut supposer qu’il n’a pas eu connaissance de la présentation idéologique d’ensemble faisant de l’AIU une organisation juive internationale et sioniste. Il ne peut avoir ignoré en revanche la façon dont l’administration a réagi à l’initiative de l’AIU : à savoir que celle-ci ne voyait aucun fondement à ses critiques comme à ses propositions relatives à la situation du logement, de la santé, de l’éducation professionnelle ainsi qu’au statut juridique des Juifs du Maroc. Dès lors l’élite juive française recentra son activité officielle au Maroc sur la question du statut juridique des Juifs. Cependant on peut trouver dans les archives du Protectorat des textes témoignant qu’en ce qui concerne les autres domaines, l’Alliance a bien renoué avec sa tradition d’intercession auprès des autorités officielles, en faveur des Juifs. Braunschvig œuvre en coulisse, avec Lacoste et d’autres administrateurs, en particulier sur la question du logement [29].
Notes :
[16] Ibid., Note signée par le Directeur de l’Intérieur (date illisible).
[17] Ibid.
[18] Ibid., Direction de la Santé publique et de la Famille (date illisible).
[19] Ibid., Directeur de l’Agriculture, Commerce et Forêts au Ministre plénipotentiaire Délégué à la Résidence Générale, 4 octobre 1949.
[20] Ce haut fonctionnaire, originaire de Mazières-en-Gâtine (Deux-Sèvres) est aussi l’auteur d’un témoignage très connu des historiens et des politologues curieux de la modernisation du monde rural dans la France de la IIIe République, Mon village : ses hommes, ses routes, son école, préface d’André Siegfried, Paris, Presses nationales des sciences politiques, 1993 (10e édition) (N.D.L.R.).
[21] Ibid., Note pour le Ministre Plénipotentiaire, Délégué à la Résidence Générale, 15 septembre 1949.
[22] Ibid., François Leduc pour Jean Mons, le gouverneur général de la Tunisie, à Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères, 2 juin 1949.
[23] De « alyah » (terme hébraïque signifiant montée, vague d’immigration en Palestine, puis en Israël), le terme « olim » désigne les immigrants qui « montent » en Israël.
[24] Ibid., « Synthèse : le problème juif au Maroc », transmis à Lacoste par le directeur du Cabinet militaire du résident général, le 3 novembre 1949.
[25] Ibid.
[26] Fondée en 1914 pour venir en aide aux Juifs en difficulté à l’étranger, le Joint a été un soutien capital pour la Résistance juive en France sous l’Occupation, avant de concourir pour une part essentielle à la reconstruction de la communauté après la guerre (N.D.L.R.).
[27] « Synthèse : le problème juif au Maroc », op. cit.
[28] Ibid.
[29] ADN, Maroc, Bureau du résident général, CDRG/182-3, voir par exemple l’échange de correspondance entre Braunschvig et Lacoste des 12 et 18 décembre à propos d’une rencontre officieuse entre les deux hommes.
source : [
www.cairn.info]