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L’AIU et le judaïsme marocain en 1949
Posté par: darlett (IP enregistrè)
Date: 09 novembre 2007 : 21:01

L’AIU et le judaïsme marocain en 1949 :
l’émergence d’une nouvelle démarche politique

Yaron Tsur


Maître de conférences à l’université de Tel Aviv, est spécialiste de l’histoire des Juifs en terre d’Islam. Il a notamment publié :

- Les Juifs à l’ère des transitions. Introduction à l’histoire juive moderne (en hébreu, 1978) ;
- Les Juifs de Casablanca : études sur la modernisation de l’élite politique juive en diaspora coloniale (en collaboration, en hébreu, 1995) ;
- Une communauté déchirée : les Juifs du Maroc et le nationalisme, 1945-1954 (sous presse, traduction française en préparation).






Un examen général de l’activité des organisations juives internationales révèle à quel point elle fut influencée par les poussées d’antisémitisme comme l’affaire de Damas (1840), l’affaire Mortara (1858) et les pogroms de Russie en 1881 et au début du XXe siècle [1]. Avec la Shoah, c’est un niveau d’horreur sans précédent qui est atteint, et, de ce fait, l’activité juive dans son ensemble connaît un développement exceptionnel après la guerre. Le grave échec du modèle de l’assimilation classique en Europe occidentale et centrale – berceau de son développement – impose aux Juifs d’Occident une réévaluation de leur identité particulariste dans leur mode d’action dans le monde juif. Ce trait se manifeste après la guerre, dans l’attitude des Juifs de France à l’égard de leurs coreligionnaires du Maroc dont l’un des aspects, le projet de réforme proposé par l’AIU en 1949, fait l’objet de cet article.

La réaction de l’Alliance à la déclaration du sultan du Maroc en mai 1948 ordonnant aux Juifs de son pays d’éviter toute attache avec le nouvel État juif est le premier signe d’une nouvelle attitude de l’organisme [2]. L’appel, antérieur aux émeutes de Djerada et d’Oujda, est perçu par les dirigeants des Juifs du Maroc comme une menace annonciatrice des pogroms. Aussi jugent-ils particulièrement grave que les autorités du Protectorat permettent au sultan de s’exprimer de la sorte. Ils estiment que les prérogatives des autorités françaises chargées de la sécurité au Maroc donnent au résident général les moyens suffisants pour empêcher le sultan d’agir ainsi. L’ambiance de l’époque transparaît dans les propos de Paul Calamaro, secrétaire de la Fédération sioniste, qui devait visiter Israël quelques mois plus tard : « Des Juifs se sont rendus à la Résidence pour expliquer qu’ils ne comprenaient pas comment les Français ne s’étaient pas rendus compte de ce qu’ils faisaient. Juin [Alphonse Juin, le résident général] a répondu qu’il n’avait rien pu faire, qu’il avait seulement essayé d’atténuer la déclaration. Avec son entourage, il a estimé que c’était le seul moyen de calmer les esprits. Les Juifs du Maroc, très inquiets, lui ont arraché la promesse que les autorités prendraient réellement des mesures de protection, ce qui a été effectivement le cas dans les grands centres. L’armée a été mobilisée, plus particulièrement dans les quartiers du ghetto où des Sénégalais sont restés à pied d’œuvre pendant deux ou trois mois » [3].

Sur cet arrière-plan, la réaction énergique de l’Alliance a surpris le résident général. Le contenu exact de cette réaction ne nous est pas parvenu, mais elle a étonné Calamaro lui-même, un sioniste qui n’avait pas pour habitude de féliciter les « assimilés » de leur audace : « Monsieur Weill s’est comporté en homme très courageux. Le général Juin s’est étonné que l’AIU intervienne dans cette affaire. L’Alliance a rappelé qu’elle ne s’occupe pas uniquement de l’éducation des Juifs mais aussi de leur protection » [4].

Après la Deuxième Guerre mondiale, les dirigeants de l’AIU constituent une fraction de cette élite du judaïsme français qui, placée à la tête d’une minorité blessée, doute à présent de la stabilité de l’Empire colonial. Il n’est pas surprenant que, précisément à cette époque, ces hommes aient eu tendance à réévaluer leur rôle de guide pour les Juifs des possession françaises d’Afrique du Nord. Certes, au sommet de l’establishment israélite, il y a encore des personnalités attachées aux formes traditionnelles de l’assimilation. Cependant Jules Braunschvig, vice-président de l’AIU et chargé des questions marocaines, devient – surtout après la guerre – un partisan du sionisme. L’une des branches des services de renseignement du Protectorat relève dès 1947 qu’il mène « une propagande sioniste active ». Son nom est associé à celui du nouveau secrétaire de l’Organisation sioniste au Maroc, Prosper Cohen – considéré comme « le promoteur du sionisme au Maroc » – ainsi qu’à celui de l’envoyé du Mapaï (parti travailliste israélien), d’origine marocaine, Eliyahu Hacarmeli (Lulu), dont on apprend qu’il effectue « une tournée de propagande » au cours des mois de mars et avril de la même année [5]. L’adjoint du secrétaire général de l’AIU à la même époque, André Chouraqui, est lui aussi pro-sioniste [6].

René Cassin n’est pas connu pour son soutien au sionisme, mais, à l’évidence, à cette étape de sa vie et de sa carrière, il est loin de lui être hostile. Quelques années plus tard, en avril 1954, Berl Locker, président de l’Agence juive à Jérusalem, témoigne : « J’ai été invité par Cassin qui occupe un poste important au sommet de l’État français. J’ai fait sa connaissance à Londres et maintenant je le connais mieux encore. Sa sympathie envers Israël est énorme. Il n’est pas sioniste, il est sioniste selon l’état d’esprit français, mais il porte une sympathie assez sincère à Israël. Il est prêt à faire, pour Israël, tout ce qui est en son pouvoir » [7].

Les contradictions latentes qu’exprime Locker en ce qui concerne l’attitude de Cassin (« Il n’est pas sioniste, il est sioniste selon l’état d’esprit français ») tiennent sans doute à l’ambiguïté de la politique juive internationale telle que la pratiquait le judaïsme français. On aurait pu l’interpréter, même avant la Deuxième Guerre mondiale, comme un encouragement au néo-particularisme juif [8]. Chez Cassin, la contradiction provient de cette ambiguïté, mais aussi du changement imposé par la Shoah au prestige du sionisme. La Seconde Guerre mondiale, la persécution des Juifs en Europe et leur extermination ont largement contribué à renforcer les tendances nationalistes dans la diaspora juive. De cette période, ils tirent clairement la conclusion que le modèle d’assimilation à l’occidentale a failli sur les lieux mêmes où celui-ci avait ses racines. En outre, la création, peu après, de l’État d’Israël et la perception de cet événement comme le triomphe du sionisme permettent d’affirmer que le modèle d’identification proposé par le nationalisme juif n’est pas un mirage. Face à ces deux événements concomitants, les tenants du modèle occidental ont éprouvé des difficultés à maintenir leurs positions anti-sionistes. Aussi adoptent-ils une position intermédiaire entre les deux modèles d’identité juive moderne.


Notes:


[1] Yonathan Frankl, « Crisis as a Factor in Modern Jewish Politics : 1840 and 1881-1882 », in Jehuda Reinharz (ed), Living with Antisemitism : Modern Jewish Responses, Hanover and London, University Press of New England, 1987, pp. 42-58.

[2] Pour les textes français de la déclaration de Mohammed V, voir : André Chouraqui, La Condition juridique de l’israélite marocain, Paris, AIU, 1950, p. 221.

[3] Archives de l’État d’Israël, Ministère des Affaires étrangères 2563/14, Rapport verbal de Calamaro à son arrivée au Maroc à E. S., 26 septembre 1948. Eugène Weill, avocat, dirige le secrétariat général de l’Alliance depuis 1946.

[3] Archives de l’État d’Israël, Ministère des Affaires étrangères 2563/14, Rapport verbal de Calamaro à son arrivée au Maroc à E. S., 26 septembre 1948. Eugène Weill, avocat, dirige le secrétariat général de l’Alliance depuis 1946

[4] Ibid.

[5] Archives diplomatiques de Nantes (désormais ADN), Maroc, DASH/239/IV-L-6-9, Note du secrétariat politique, « Le développement du sionisme au Maroc », 26 avril 1947. Carméli a effectivement procédé à une campagne de propagande au Maroc. Voir Eliyahu Carmeli (Lulu), Jusqu’à l’aube, Jérusalem, Qiryat-Sefer, 1977 (en hébreu).

[6] Plus tard l’envoyée de l’Hashomer Hazaïr au Maroc à cette époque, Miryam Meyuhas Englenberg, racontera que Chouraqui fut heureux d’apprendre qu’elle partait au Maroc et l’a vivement recommandée pour le poste d’enseignante d’hébreu dans une des écoles de l’AIU. Il lui aurait dit « Yallah [en avant, en arabe], va à l’Alliance et mets y un peu de sionisme ». D’après Raphaël Ben-Asher, Histoire du mouvement Hashomer Hazaïr au Maroc, Givat Haviva, Institut de recherche des mouvements de jeunesse, 1990 (en hébreu). Sur la question de la position de la direction de l’Alliance à l’égard du sionisme après la guerre, se reporter à l’article de Catherine Nicault dans ce même dossier.

[7] Central Zionist Archives, S100/953, Protocole de l’assemblée du Comité directeur de l’Agence juive du 12 avril 1954, p. 14.

[8] Yaron Tsur, Une communauté déchirée : Les Juifs du Maroc et le nationalisme 1943-1954, Tel-Aviv, Am-Oved, sous presse, introduction (en hébreu).



Source : [www.cairn.info]




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Date: 09 novembre 2007 : 21:08

Un projet de réforme globale

Un an après que Calamaro ait relevé le changement de ton de l’Alliance face à l’administration du Protectorat marocain, René Cassin s’est livré à une démarche politique des plus significatives en adressant aux autorités une demande de réformes globales des conditions de vie des Juifs marocains. Nous n’avons pas les lettres adressées par Cassin aux autorités mais nous connaissons leur contenu grâce à une série de lettres sur cette affaire, écrites au début de septembre 1949, par Francis Lacoste, l’adjoint de Juin, à la plupart des directions du Protectorat [9]. L’AIU soulève un ensemble de questions : le statut juridique des Juifs du Maroc, leur condition de logement, leur santé et leur situation sanitaire, leur éducation professionnelle ainsi que leur installation sur des exploitations agricoles. Pour chacune d’entre elles, l’Alliance présente des observations et des propositions précises.

Concernant le logement, elle avance l’argument selon lequel la densité moyenne de la population juive de Sefrou, par exemple, est de 5 865 habitants au km2 et que la densité dans les bidonvilles juifs est quatre fois supérieure à celle des bidonvilles musulmans, ce qui laisse entendre que les Juifs sont défavorisés par rapport aux musulmans [10]. L’AIU demande donc qu’il soit tenu compte des besoins des Juifs dans les futurs programmes de construction de logements publics.

Dans le domaine de la santé, l’UNICEF, qui a convenu avec les autorités du Protectorat de vacciner la population des moins de 18 ans contre la tuberculose, a consacré des sommes importantes à cette opération. Cependant, observe-t-elle, le problème sanitaire principal du Maroc n’est pas la tuberculose mais le trachome, un maladie oculaire contagieuse. Elle propose donc d’utiliser ces sommes pour organiser un système intégré capable, avec une équipe unique, à la fois de vacciner contre la tuberculose et de soigner le trachome [11].

Quant à l’éducation professionnelle, l’AIU rappelle sa collaboration avec l’Organisation-Reconstruction-Travail (ORT) pour améliorer le sort de la jeunesse juive et demande au Protectorat de lui consentir des fonds sur ceux accordés par le Plan Marshall, le programme d’aide américain destiné à l’Europe [12]. Le secteur agricole, estime l’Alliance, offre des perspectives de promotion sociale pour les Juifs du Maroc. Aussi, précise René Cassin, l’AIU a-t-elle conclu un accord de principe avec la Jewish Colonization Association [13] (JCA ou ICA) pour mener une action commune visant à développer l’agriculture juive au Maroc. La création de deux écoles agricoles à Mekhnès et à Marrakech, qui fonctionnent déjà mais avec un budget infime, constitue la première étape de cette entreprise. Désormais l’Alliance demande des concessions foncières, en exprimant l’espoir que cette action aura un impact économique et social bénéfique [14].

Sa requête la plus détaillée et la plus documentée touche au domaine juridique. Puisqu’elle s’intéresse au statut personnel des Juifs du Maroc et, par conséquent, à une réforme juridique en leur faveur, Lacoste adresse les propositions de l’Alliance à ce sujet au conseiller chargé des questions chérifiennes, responsable des relations avec le Makhzen (l’administration du sultan) [15].

Sans entrer dans une analyse détaillée du contenu de la demande de réforme de l’Alliance, il convient de souligner combien cette initiative globale de l’AIU s’exprime dans un style inhabituel et de saisir ses multiples implications. Les revendications de l’Alliance ne concernent pas son domaine d’activité traditionnel, c’est à dire les écoles et l’éducation. Elles englobent des problèmes de société, d’économie et de statut juridique. Sa démarche peut donc être perçue comme une tentative de sa part, ou de l’élite juive française qui la soutient, pour imprimer un nouveau cours à sa politique à l’égard des Juifs du Maroc : il ne s’agit plus de limiter son intervention, si énergique soit-elle, au seul développement culturel et spirituel, mais de l’étendre au statut social et politique. Il n’est plus question d’agir en coulisses mais de mener une démarche publique et officielle.


Notes :

[9] Ces directions administratives correspondent de fait aux différents ministères d’un pays indépendant.

[10] ADN, Maroc, Bureau du résident général, CDRG/182-3, « Note pour Monsieur le Directeur de l’Intérieur », 6 septembre 1949.

[11] Ibid., « Note pour Monsieur le Directeur de la Santé Publique et de la Famille », 6 septembre 1949.

[12] Ibid., « Note pour Monsieur le Directeur de l’Instruction Publique », 6 septembre 1949.

[13] Œuvre philanthropique fondée à Londres en 1891 par le baron Maurice de Hirsch pour aider les Juifs persécutés à émigrer, et à se transformer en agriculteurs, à l’origine en l’Argentine. Par la suite, elle s’emploie à assister aussi les communautés juives d’Europe et les colonies de Palestine. (N.D.L.R.).

[14] Ibid., « Note pour Monsieur le Directeur de l’Agriculture, du Commerce et des Forêts », 6 septembre 1949.

[15] Ibid., « Note pour Monsieur le Conseiller du Gouvernement Chérifien », 6 septembre 1949.




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Un complot juif international ?

La démarche de l’AIU contraint l’administration française à réagir. Les archives révèlent son déplaisir : les propositions de l’Alliance sont perçues comme une ingérence dans des affaires intérieures relevant des autorités. Ce genre d’initiative n’est jamais du goût des administrations et celle du Maroc de l’époque ne fait pas exception à la règle. Au contraire même, les administrations coloniales sont particulièrement sensibles à ce genre de procédés. Rien d’étonnant donc si, dans l’ensemble, son premier mouvement est de contester les données avancées par Cassin et de dénier tout fondement à ses arguments.

Au chapitre du logement, le chef de service chargé de l’Intérieur soutient, par exemple, que les autorités françaises se préoccupent depuis plusieurs années de la forte densité de population dans la plupart des mellah (anciens ghettos juifs des villes marocaines). En déplorant l’existence de bidonvilles juifs au Maroc, l’AIU, ajoute-t-il, fait la preuve même de son ignorance. Selon lui, ce phénomène n’aurait pas cours au Maroc où les anciens quartiers juifs souffrent d’un simple problème de surpopulation. La solution est donc de réduire la densité dans les vieux quartiers. Ce même courrier décrit la politique de logement du Protectorat comme favorable aux Juifs. Les autorités tentent d’attirer des investisseurs privés en accordant une aide publique au secteur du bâtiment. La France a consacré au cours des années 1948-1949, la somme de 200 millions de francs à cette fin, destinée en totalité aux Juifs de Casablanca, à la demande des organisations juives [16].

Quant à la discrimination des Juifs par rapport aux musulmans, les hommes de l’AIU, affirme la même lettre, se trompent et trompent les autres. Cent soixante-sept mille Juifs et un million et demi de musulmans vivent dans les 19 localités marocaines ayant un statut de ville. Le rapport est donc de un à dix. Les musulmans ont obtenu 1,5 milliard de francs, les Juifs 200 millions. Bref, les défavorisés dans cette affaire sont les musulmans [17].

La réponse du directeur de la Santé publique et de la Famille est de la même veine. À ses yeux, le plan proposé par l’AIU est irréalisable, et ce pour plusieurs raisons. Aucun traitement préventif ou curatif du trachome ne peut être mené de concert avec une campagne massive de vaccination contre la tuberculose qui suppose, en l’occurrence, le rassemblement quotidien de milliers de personnes. Or il n’existe pas de vaccin contre le trachome ; son traitement habituel est différent et exige une équipe médicale qualifiée. D’ailleurs le Protectorat a été attentif à cette maladie dès 1918 ; il a consacré des moyens à son traitement, que le courrier décrit en détails [18].

Seul le thème de la colonisation agricole se trouve abordé dans un esprit différent. Pour le directeur chargé de l’Agriculture, l’entreprise mérite d’être encouragée, même du seul point de vue de la production agricole. Ses services réfléchiront volontiers aux moyens d’aider les Juifs à concrétiser ce programme. Toutefois, fait-il observer, le projet consistant à accorder des concessions agricoles aux Juifs comprend des aspects politiques qui ne sont pas de son ressort [19].

Quant au responsable de l’Instruction publique, Roger Thabault [20], connu pourtant pour ses bonnes relations avec les responsables de l’Alliance, il rejette en bloc la démarche de René Cassin. Au cas où le Protectorat pourrait émarger au plan Marshall – ce dont il doute fort –, les fonds devraient être attribués, selon lui, à la direction de l’Instruction publique et non pas à une association particulière [21]. Thabault laisse entendre de surcroît que la démarche que l’ORT effectue sous couvert de l’AIU cache des intentions contre lesquelles le gouvernement devrait se défendre. Cette organisation, rappelle-t-il à l’adjoint du résident général, a déjà tenté une démarche semblable auprès des autorités du Protectorat en Tunisie, qui se sont déclarées par principe hostiles à l’ingérence de l’ORT.

Thabault s’est empressé de joindre à sa note la copie de la lettre adressée par le résident général en Tunisie, Jean Mons, au ministre des Affaires étrangères au sujet d’une demande d’autorisation de l’ORT pour créer des écoles professionnelles, des ateliers, des centres d’apprentissage etc. [22] À en croire l’organisation, tous ces projets sont destinés à fournir à l’économie française une main d’œuvre agricole et commerciale qualifiée. Aux yeux de Mons, l’objectif est tout autre : « Il apparaît que cette association constitue une puissante organisation mondiale, qui semble vouloir se spécialiser, en ce qui concerne l’Afrique du Nord, dans la formation professionnelle des candidats à l’immigration en Israël ». Il informe le ministre que l’ORT soutient déjà secrètement à Tunis une école professionnelle où elle recrute, en plus, des élèves pour son école maritime de Marseille destinée aux futurs olim [23]. Les conclusions de Mons sont catégoriques : on peut se dispenser des services de cette organisation puisque les élèves juifs peuvent recevoir la formation nécessaire dans le système général d’éducation. Il conseille donc de rejeter la demande, d’autant que l’établissement de l’ORT en Tunisie pourrait exciter l’opinion publique musulmane.

Thabault sait que la requête de l’Alliance dépasse les questions d’éducation puisque Lacoste a précisé à tous les chefs de services qu’elle touchait à plusieurs domaines. Ses propos laissent entendre que la démarche de l’AIU peut être appréciée d’une façon générale sous un autre jour et qu’il conviendrait d’en chercher les motivations réelles. Il soupçonne l’organisation de se préoccuper moins des intérêts de l’État français que de ceux du jeune État juif. Lacoste lui-même ne se prononce pas clairement sur les motivations de l’AIU. À la fin d’octobre 1949, il se borne à rédiger pour le résident général, à partir de toutes les informations reçues, une note qui reflète les préjugés qui sous-tendent ces renseignements et dont il ressort qu’à part les projets de colonisation agricole, qui recueillent plus ou moins une approbation de principe, tous les autres projets et observations sont rejetés.

Quelques jours plus tard toutefois, Lacoste est le destinataire d’une autre note de synthèse, « L’analyse du problème juif au Maroc », censée retracer, pour sa propre gouverne et celle du résident général Juin, le cadre idéologique dans lequel s’inscrirait la démarche de Cassin [24]. On ne sait si le rédacteur du document a étudié le texte de l’AIU, mais la grille de lecture proposée pour comprendre les activités de l’Alliance et celles des autres organisations juives actives au Maroc rappelle celle déjà suggérée par Thabault. Néanmoins l’auteur va plus loin : la démarche de Cassin participerait d’un complot juif international d’inspiration sioniste et américaine. Pour l’auteur en effet, les dirigeants d’Israël se trouvent face à un problème difficile à résoudre : la population israélienne s’élève à environ un million de citoyens dont 10 % vivent encore sous les tentes. Si le nouvel État n’est pas encore en mesure d’accueillir de nouveaux immigrants, il souhaiterait en recevoir un million supplémentaire plus tard. Or l’Afrique du Nord constitue un réservoir d’où l’on peut tirer nombre d’immigrants, à condition qu’ils soient préparés à leur vie future. La mission de les former dans les domaines intellectuel, professionnel, et médical est dévolue aux organisations philanthropiques juives, à savoir l’Organisation de secours aux enfants (OSE), l’ORT et l’AIU, agissant en accord avec les autorités du Protectorat. Ces organisations qui ont un statut officiel sont, d’après l’auteur du document, sionistes dans leur esprit. « Le but réel est de préparer des éléments pour l’émigration et de nous laisser ceux qui sont inadaptables » [25].

Le même auteur donne de plus amples détails sur l’activité de l’American Jewish Joint Distribution Committee (Joint) [26]. Cette organisation internationale, explique-t-il, est une œuvre philanthropique américaine dont le siège se trouve à New York. Elle dispose d’importants moyens financiers et la plupart des grandes organisations juives fonctionnent grâce aux fonds qu’elle leur distribue, soit plus de trois cent soixante-seize millions de dollars de la création de l’État au 1er janvier 1949. Or, après mai 1948, beaucoup de ces œuvres caritatives, devenues des organismes d’État, ne peuvent plus bénéficier de ces dons. Le Joint dispose donc de sommes dont même les Juifs du Maroc qui, jusqu’en 1947, n’avaient jamais retenu l’attention de l’organisation, peuvent désormais profiter. Le Joint leur a attribué deux millions de dollars. Mais son geste ne saurait s’expliquer seulement par ses disponibilités nouvelles. « Il est difficile d’admettre en effet qu’une organisation aussi vaste et aussi puissante ne serve que des buts désintéressés, il ne faut pas oublier que c’est un organisme américain et qu’il sert les intérêts américains. Les Juifs d’Israël venant d’Europe centrale ont une formation slave ou allemande. Ceci constitue un danger pour les USA, or, comme il ne doit pas exister aux USA beaucoup de juifs candidats à l’émigration, il faut trouver une masse pour contrebalancer ce bloc et c’est l’AFN qui peut la fournir » [27].

Le fonctionnaire auteur de ces lignes attribue donc aux Juifs d’Afrique du Nord un rôle primordial dans le projet prêté aux Américains de contrebalancer l’influence des Juifs ashkénazes en Israël. Derrière ces propos se cache la conception qui n’est pas étrangère à la pensée coloniale française, selon laquelle les Juifs d’Europe centrale auraient un penchant pour le communisme. Relevant d’un fantasme, l’idée que les États-Unis intriguent pour équilibrer le poids des Juifs communistes par celui des Juifs d’Afrique du Nord reflète le terreau particulier qui l’a alimentée, à savoir le milieu colonial français hanté par la peur du péril rouge, les États-Unis et le judaïsme international. En revanche, la place éminente attribuée au judaïsme nord-africain placé sous influence française est diamétralement opposée à l’image déplorable des Juifs d’Afrique du Nord qui était en train de s’élaborer en Israël à cette époque.

« Le Joint est bien un outil de la propagande américaine au Maroc », conclut la note qui conseille de suivre de près l’activité de toutes les organisations juives, l’AIU, l’ORT, l’OSE, mais tout particulièrement le Joint qu’on ne peut empêcher d’agir, puisque, précise le fonctionnaire, cette organisation internationale non-gouvernementale a, conformément à l’article 71 de la Charte des Nations Unies, le statut de consultant pour les questions sociales, au Maroc comme ailleurs. Toutes ces organisations, y compris l’AIU, sont qualifiées de sionistes. De tous les pays d’Afrique du Nord, souligne-t-il, le Maroc est celui qui les intéresse le plus. Pour preuve, après les émeutes d’Oujda au cours desquels 44 Juifs furent assassinés, le Congrès juif mondial (CJM) a dépêché un envoyé spécial chargé de rédiger un rapport sur la condition des Juifs en Afrique du Nord, prélude à l’envoi au gouvernement français d’observations énergiques sur la sécurité des Juifs du Maroc. De même, à la conférence de l’OSE qui s’est tenue la même année, l’un des délégués a déclaré n’avoir jamais vu de sa vie un spectacle plus désolant que celui du mellah de Casablanca. Bref, « le Juif Marocain tient la vedette » ironise l’auteur ; ces Juifs figurent en tête des ordres du jour de ces organisations. Et de conclure que l’action de ces forces juives internationales représente un triple danger : « immédiat, en soumettant une minorité certes mais agissante à une propagande étrangère » ; « effectif et permanent en enlevant au Maroc les meilleurs éléments juifs et en nous laissant le rebut » ; « plus lointain mais plus grave en risquant de poser le problème d’une minorité qui pourrait soulever celui de notre présence au Maroc » [28].

Il est difficile de savoir jusqu’à quel point l’élite juive française qui soutient l’AIU fut consciente de l’existence d’un tel état d’esprit dans l’administration, notamment des doutes qu’elle nourrissait sur sa loyauté à la cause française, qui aurait été moindre que sa fidélité à la cause juive internationale ou au sionisme. Rappelons que « L’analyse du problème juif au Maroc » n’est que le plus flagrant d’une série de trois textes dont les insinuations convergent. Au demeurant, la lettre du résident général en Tunisie (juin 1949) et celle du directeur de l’Instruction publique au Maroc (septembre 1949) lui sont antérieures.

N’ayant pas eu accès aux archives du comité central de l’Alliance, nous ignorons les termes de la réponse envoyée à Cassin. On peut supposer qu’il n’a pas eu connaissance de la présentation idéologique d’ensemble faisant de l’AIU une organisation juive internationale et sioniste. Il ne peut avoir ignoré en revanche la façon dont l’administration a réagi à l’initiative de l’AIU : à savoir que celle-ci ne voyait aucun fondement à ses critiques comme à ses propositions relatives à la situation du logement, de la santé, de l’éducation professionnelle ainsi qu’au statut juridique des Juifs du Maroc. Dès lors l’élite juive française recentra son activité officielle au Maroc sur la question du statut juridique des Juifs. Cependant on peut trouver dans les archives du Protectorat des textes témoignant qu’en ce qui concerne les autres domaines, l’Alliance a bien renoué avec sa tradition d’intercession auprès des autorités officielles, en faveur des Juifs. Braunschvig œuvre en coulisse, avec Lacoste et d’autres administrateurs, en particulier sur la question du logement [29].


Notes :

[16] Ibid., Note signée par le Directeur de l’Intérieur (date illisible).

[17] Ibid.

[18] Ibid., Direction de la Santé publique et de la Famille (date illisible).

[19] Ibid., Directeur de l’Agriculture, Commerce et Forêts au Ministre plénipotentiaire Délégué à la Résidence Générale, 4 octobre 1949.

[20] Ce haut fonctionnaire, originaire de Mazières-en-Gâtine (Deux-Sèvres) est aussi l’auteur d’un témoignage très connu des historiens et des politologues curieux de la modernisation du monde rural dans la France de la IIIe République, Mon village : ses hommes, ses routes, son école, préface d’André Siegfried, Paris, Presses nationales des sciences politiques, 1993 (10e édition) (N.D.L.R.).

[21] Ibid., Note pour le Ministre Plénipotentiaire, Délégué à la Résidence Générale, 15 septembre 1949.

[22] Ibid., François Leduc pour Jean Mons, le gouverneur général de la Tunisie, à Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères, 2 juin 1949.

[23] De « alyah » (terme hébraïque signifiant montée, vague d’immigration en Palestine, puis en Israël), le terme « olim » désigne les immigrants qui « montent » en Israël.

[24] Ibid., « Synthèse : le problème juif au Maroc », transmis à Lacoste par le directeur du Cabinet militaire du résident général, le 3 novembre 1949.

[25] Ibid.

[26] Fondée en 1914 pour venir en aide aux Juifs en difficulté à l’étranger, le Joint a été un soutien capital pour la Résistance juive en France sous l’Occupation, avant de concourir pour une part essentielle à la reconstruction de la communauté après la guerre (N.D.L.R.).

[27] « Synthèse : le problème juif au Maroc », op. cit.

[28] Ibid.

[29] ADN, Maroc, Bureau du résident général, CDRG/182-3, voir par exemple l’échange de correspondance entre Braunschvig et Lacoste des 12 et 18 décembre à propos d’une rencontre officieuse entre les deux hommes.

source : [www.cairn.info]




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Date: 09 novembre 2007 : 21:16

Les rapports avec le sultan

En 1949, dans le cadre de son projet de réforme globale, l’Alliance lance une campagne pour améliorer le statut juridique des Juifs du Maroc et stabiliser leur position politique. La complexité de cette affaire ne nous permet pas d’en traiter complètement dans le cadre de cet article. Il convient cependant de se reporter à la lettre de René Cassin au sultan qui en marque le lancement (cf. annexe n° 1). La nouvelle pratique politique de l’élite juive française ressort du fait que le président de l’AIU ne rédige pas son message au sultan en concertation avec les fonctionnaires de la Résidence. Quant à l’usage qui voulait que tout courrier adressé au sultan transite par les services du Protectorat, Cassin s’y conforme, sans plus. Il a transmis à la Direction des affaires chérifiennes une lettre déjà signée en demandant de la faire parvenir au sultan. Les fonctionnaires français, devant ce précédent, finirent, après quelques hésitations, par transmettre le courrier à son destinataire [30].

Cassin, qui s’adresse au sultan en tant que président de l’AIU, commence par évoquer les bonnes relations de son organisation avec le Makhzen. La première école de l’AIU, rappelle-t-il, fut inaugurée à Tétouan sous le règne du sultan Sidi Muhammed ben Abd al-Rahman, le même souverain qui avait accordé au vieux Moses Montefiore deux entrevues. Si Cassin mentionne ce dernier, ce n’est pas pour rappeler l’illustre philanthrope que fut ce Juif britannique, mais l’un des fondateurs et des vice-présidents de l’AIU, et l’homme grâce à qui le sultan a décidé de publier – à l’issue de son séjour au Maroc en 1864 – un Dahir (décret) proclamant les Juifs égaux « avec toutes personnes ». Cassin cite d’ailleurs longuement ce texte qu’il dit consulter fréquemment avec émotion.

En réalité le Dahir est un document dont l’intention exacte et la validité ne sont pas claires. Montefiore pensait qu’avec ce texte, le sultan s’était engagé sur la voie des réformes et de l’émancipation des minorités religieuses, à l’exemple de l’Empire ottoman à partir du milieu du XIXe siècle. Mais à lire le décret, on peut en douter. Et à l’évidence, semblable politique émancipatrice n’a été appliquée ni par Abd al-Rahman ni par ses successeurs [31]. En même temps, ce décret existait bel et bien, et offrait la possibilité à ceux qui le désiraient de s’en servir. Généralement les nationalistes marocains invoquent le Dahir pour prouver combien la politique du Maroc envers les Juifs était égalitaire et éclairée avant l’arrivée des Français. Des personnalités comme Cassin, soucieuses de plaire au Sultan et d’obtenir des modifications de la loi dans l’esprit occidental libéral, ne se privent pas de l’invoquer non plus.

Le président de l’Alliance laisse entendre dans sa lettre que les principes d’égalité et de liberté qui y sont affirmés sont restés lettre morte dans le Maroc de Mohammed V. Ils sont, selon lui, bafoués principalement dans trois domaines : la liberté de sortie du territoire et d’émigration, l’égalité des chances dans l’accès à la fonction publique et l’égalité face au système juridique. Cassin ouvre son propos par la question de l’émigration, car il veut défendre le droit des Juifs du Maroc à émigrer en Israël. Il souligne les réalités nouvelles de l’après-guerre : les pays musulmans jouissent désormais des fruits de la paix et c’est dans ce contexte qu’il mentionne pour la première fois Israël comme « un jeune État » qui « reprend de constants efforts vers l’affermissement de l’amitié judéo-arabe ». Le Maroc doit s’adapter aux conditions du monde et permettre aux Juifs du Maroc qui le souhaitent d’émigrer librement. En fait Cassin est entraîné dans un discours foncièrement pro-sioniste, même s’il conclut sa plaidoirie par le rappel des droits fondamentaux de tout homme moderne « que l’on résume dans les deux grands mots : liberté, égalité », au nom desquels il exige « la liberté d’aller et de venir ».

Mais l’essentiel de sa lettre tourne autour du statut de la majorité des Juifs du Maroc qui restent sur place, et qui, peut-être, y resteront toujours. Pour lui, l’absence d’une réelle égalité contribue à la détresse économique dans les mellah et il en appelle au sultan pour mettre en vigueur les principes du Dahir de 1864. À ce stade, ses observations restent très générales et purement allusives, mais elles insinuent que les Juifs ne peuvent accéder à certains postes de la fonction publique ouverts aux seuls musulmans et ne jouissent pas de l’égalité devant la loi [32]. En résumé, il apparaît que la Dhimma [33] (terme qui n’est pas mentionné dans la lettre) régit encore la vie des Juifs du Maroc, ce qui n’est pas admissible.

Dans sa réponse (cf. annexe n° 2), le sultan affecte d’ignorer le titre de président de l’AIU sous lequel Cassin s’est présenté pour lui donner celui de « représentant de la République Française au Comité international des Droits de l’Homme » de l’ONU. Cassin mentionne lui-même sa fonction à l’ONU, en appelant le souverain à signer – en accord avec les autorités françaises bien entendu – la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948. Mohammed V reprend le thème du rapport entre le droit et les libertés mais pas au sens souhaité par Cassin. Au lieu de répondre précisément à ce dernier sur l’égalité des chances dans la fonction publique et le statut juridique des Juifs, il se borne à une déclaration de principe : « Il n’existe, pour ce qui concerne les Marocains, aucune disposition légale favorisant un élément au détriment de l’autre ». Le sultan invoque également l’attitude traditionnellement positive des sultans marocains envers les Juifs – une vision qui marque d’ailleurs le discours de Cassin lui-même – et il en profite pour définir sa politique comme traitant la population juive « sur le même pied d’égalité que le reste de leurs compatriotes musulmans ».

Puis le sultan s’en prend aux pratiques du pouvoir, non pas celles du pouvoir musulman, mais celles des autorités coloniales. Il émet le vœu que les libertés publiques réclamées par le Comité de l’ONU soient étendues au Maroc « sans exception ni discrimination » – allusion claire à la discrimination pratiquée par la France entre les Européens et les autochtones. En même temps, il tient à transmettre au dirigeant juif français le message selon lequel les Juifs seront traités comme ses autres sujets : « La condition déplorable dans laquelle se débat, selon votre lettre, une proportion de l’élément juif, fait partie des difficultés actuelles. Elle n’est pas la leur propre ; elle embrasse aussi un nombre non négligeable de leurs compatriotes musulmans. Sa Majesté […] n’épargne aucun effort pour défendre toutes les classes pauvres de Son peuple, aussi bien musulmanes que juives […]. [Sa Majesté] prie Dieu, le Tout Puissant, de nous inspirer tous dans la recherche du bonheur de tous. »

Mohammed V fait l’impasse sur le thème de l’émigration en Israël et s’abstient d’évoquer la question de la liberté de circulation. Il faut dire que le président de l’AIU décrit l’attachement des émigrants marocains potentiels à Israël d’une manière totalement conforme au discours sioniste. Et, chez le souverain, le silence est peut-être une façon de protester contre le manque de tact qu’il y avait à lui prêcher le sionisme après qu’il eût interdit à ses sujets juifs d’entretenir tout contact avec Israël. Quant au sort des Juifs du Maroc sous le Protectorat français, il ne mâche pas ses mots, sans se départir toutefois de sa courtoisie. Cassin avait exprimé l’idée que la condition misérable des Juifs découlait de leur statut juridique et politique inférieur dans l’État chérifien ; aussi voyait-il le remède dans l’adoption de réformes d’esprit égalitaire. À cela le sultan répond que la condition des masses musulmanes, objet des aspirations des Juifs, n’est pas meilleure que celle des Juifs pauvres ; la source du problème n’est donc pas à chercher dans le statut juridique mais dans la situation coloniale. Il n’est pas difficile de lire entre les lignes l’amertume du sultan arabe envers l’étranger juif européen qui se permet de le prendre de haut et de lui donner une leçon de morale sur la condition des pauvres Juifs locaux, alors qu’il tient cet étranger et ses semblables pour responsables de la condition misérable de ses sujets pauvres, qu’ils soient musulmans ou juifs.

Ainsi se dégage clairement le sens politique de ce dialogue, dissimulé sous un contenu apparemment social et juridique. Le sultan s’exprime comme un nationaliste marocain aspirant à se défaire du joug colonial, Cassin comme un patriote français qui croit au projet colonial de son pays. Il a certes soulevé devant le sultan la question de la liberté d’émigration et la façon dont il se réfère à l’État d’Israël et aux olim du Maroc témoigne de sentiments pro-sionistes évidents. Mais le fond de son discours et son projet d’améliorer le statut juridique des Juifs montrent qu’il ne préconise pas une émigration juive marocaine massive. Il veut, lui aussi, à l’instar de l’administration française, voir se perpétuer sur place, au Maroc, la présence d’une importante minorité juive, fidèle à la France. Comme les fonctionnaires du Protectorat, il refuse de lier directement l’appauvrissement des masses autochtones à l’ouverture du pays à l’économie et au pouvoir de l’Occident. Mais son intérêt pour la recherche d’une solution au problème social et pour l’amélioration de la condition des Juifs au Maroc même est sincère. Du point de vue de René Cassin, c’est précisément le sens du projet d’ensemble qu’il prend la responsabilité de soumettre aux autorités coloniales, et que, dans sa lettre au Sultan, il cherche à promouvoir sur le plan juridique [34].

La solidarité religieuse, les principes humanitaires ainsi que la nécessité de lutter contre l’identification raciale des Juifs font de la politique juive occidentale dans son ensemble un phénomène complexe, qui nie et affirme tout à la fois l’identité ethnique juive. La Shoah a eu une influence profonde sur l’équilibre entre la volonté d’assimilation et l’élément nationaliste dans l’idéologie des organisations juives occidentales comme l’Alliance. Cette réalité s’exprime, entre autres, dans le nouveau comportement politique de l’AIU au Maroc, lequel éveille contre elle, au sein de l’administration coloniale, une suspicion sans précédent puisqu’on va jusqu’à la considérer comme une organisation intégralement sioniste. La réalité est différente. Il serait plus juste de présenter le changement d’orientation de l’AIU comme le résultat du soutien concomitant à deux modèles différents de l’identité juive moderne : celui de l’assimilation et celui du sionisme. L’évolution dans un sens nationaliste s’exprime dans une nouvelle pratique politique qui n’est plus celle de l’intercession en coulisse d’avant guerre, mais également par les tendances pro-sionistes bien plus marquées qu’auparavant chez nombre de dirigeants de l’organisation. La correspondance entre le président René Cassin et le sultan marocain Mohammed V reflète ce changement, tout en montrant que le pro-sionisme ne remplace pas le patriotisme français. En définitive, la ligne que René Cassin cherche à promouvoir ne dévie en rien de la politique d’avant-guerre de l’Alliance, structurée autour de la fidélité à la patrie française et de la défense de ses intérêts.


Notes :

30] ADN, Maroc, DI/810 [ancienne classification], Minute du télégramme à la section politique à Paris, avril 1949.

[31] Joachim W. Hirshberg, A History of the Jews in North Africa, Leiden, Brill, 1981, vol. 2, pp. 306-313 ; Mohammed Kenbib, Juifs et musulmans au Maroc 1859-1948, Rabat, Publications de la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’université Mohammed V, pp. 153-173.

[32] La critique spécifique de ces points s’exprime dans la campagne de presse et la correspondance de l’Alliance avec les autorités de cette époque. Voir : Yaron Tsur, op. cit., chapitre 2 : « Les Français et les Juifs ».

[33] Statut des juifs et des chrétiens sous l’Islam. Basé sur l’appartenance religieuse différente dans une société dominée par l’Islam, ce statut n’a pas été défini et ne s’est pas développé dans des termes d’égalité entre les croyants (musulmans) et les non-croyants. Voir l’article Dhimma de Claude Cahen in The Encyclopedia of Islam, 2e édition.

[34] Pour plus de détails sur la campagne juridique de l’AIU à la même époque, voir Yaron Tsur, op. cit., chapitre 2 : « Les Français et les Juifs ».




L’AIU et le judaïsme marocain en 1949
Posté par: darlett (IP enregistrè)
Date: 09 novembre 2007 : 21:18

ANNEXES

1. Lettre du Président René Cassin à Sa Majesté le Sultan du Maroc, Paris, 29 mars 1949 (ADN, Maroc, DASH/239, N-L-7) :

« Sire,

C’est le Président de l’Alliance Israélite Universelle qui a l’honneur de s’adresser aujourd’hui à Votre Majesté.

Le Comité Central de l’Alliance et lui-même se souviennent en effet que la première École de l’Alliance, alors tout récemment fondée par des israélites français, a été ouverte à Tétouan, sous le règne et avec la bienveillante autorisation de votre prédécesseur, Sidi Mohammed ben ABD et RAHMANE.

Ce grand Souverain consentit en outre à recevoir, à deux reprises depuis 1863, l’un des fondateurs et vice-Présidents de l’Alliance, Monsieur Moses Montefiore. Il eut le geste magnanime de couronner ce voyage d’un noble vieillard de 79 ans en édictant, le 5 février 1864 (26 Chaabane 1280), un Dahir qui a proclamé l’égalité des Juifs marocains avec toute personne.

Nous relisons souvent, et toujours avec émotion ce texte d’une grande élévation et d’une actualité toujours présente. [suit le texte du Dahir]

Quelques années plus tard, les dispositions de ce Dahir reçurent une consécration internationale par la lettre solennelle que Sa Majesté le Sultan adressa aux grandes Puissances à la conférence de Madrid, en 1880.

Voici donc près d’un siècle que l’Alliance, accueillie dans votre grand pays, et soutenue par les plus hautes protections, s’est efforcée de s’en rendre digne et sert quotidiennement, en collaborant avec les représentants de l’illustre maison de Votre Majesté, la grande idée pour laquelle elle a été créée. Même dans les sombres années où l’ombre d’une atroce persécution des Juifs a failli s’étendre sur l’Empire de Votre Majesté, le ferme esprit de justice et de clémence dont vous avez toujours fait preuve, Sire, a préservé vos sujets de confession israélite des périls qui les menaçaient.

Ma gratitude pour la magnanimité qu’en cette circonstance, comme en tant d’autres, vous leur avez témoignée, m’encourage à attirer l’attention de Votre Majesté sur des problèmes d’actualité immédiate.

Maintenant que les bienfaits de la paix un moment troublée se répandent à nouveau sur l’ensemble de l’Islam et que, dans le Moyen Orient, un jeune État, celui d’Israël reprend de constants efforts vers l’affermissement de l’amitié judéo-arabe, le moment semble venu d’adapter la situation pratique de nos coreligionnaires au Maroc, aux nouvelles conditions du monde moderne, dont l’Empire de Votre Majesté entend partager l’évolution, sous la clairvoyante impulsion de son Souverain.

Voici en effet que nos coreligionnaires qui, depuis des siècles, vivaient paisiblement sans jeter leurs regards au-delà des frontières de votre Empire, contemplent d’un œil étonné leurs frères qui édifient une nouvelle existence nationale, libre et fière. Un nombre croissant d’entre eux rêvent de retourner sur la terre de leur lointaine origine et d’y contribuer de leurs mains et de leur cerveau à la construction d’une nation rénovée.

Ayant toujours vécu au milieu de leurs cousins d’Islam, ils ont appris à les connaître, à les apprécier et ils seront les meilleurs agents d’une amitié aussi souhaitable pour l’Islam que pour Israël. Ils n’oublieront pas non plus les bienfaits d’une culture rayonnante, dont la France, seconde patrie de tous les hommes, aura pu leur distribuer les bienfaits.

Mais, pour répondre à cette ardente espérance, il faut que ceux qui le souhaitent puissent partir sans arrière-pensée, librement et la tête haute, gardant au cœur pour la terre qui les a nourris, une reconnaissance sans mélange, capable de fructifier à travers les années et les siècles.

L’Alliance se doit d’appeler vos regards particuliers sur les autres, plus nombreux, qui continueront pour longtemps et même peut-être pour toujours à partager les destinées du peuple au milieu duquel ils sont nés et resteront, comme leurs plus proches ancêtres, les bons, loyaux et actifs sujets de Votre Majesté.

Or, si une certaine proportion d’entre eux bénéficie, grâce à votre bienveillance souveraine, soutenue par la France, des avantages d’une certaine instruction générale, religieuse et même professionnelle, il ne vous a pas échappé que la paix, la prospérité et le renom de votre glorieux Empire ne pourraient que gagner si les nobles principes du Dahir du 5 février 1864 […] recevaient de Votre Majesté une confirmation et des applications effectives nouvelles, permettant à tous nos coreligionnaires de devenir des éléments utiles de la vie économique et de déployer leurs aptitudes dans toutes les variétés de l’activité du grand pays moderne qu’est en voie de devenir rapidement sous votre direction éclairée le Maroc ; et finiront ainsi par sortir de la misère qui est encore la leur et cesseront d’être la proie des taudis et des maladies. De même que les végétaux ne peuvent s’élever vers le ciel sans lumière et sans air, de même ces enfants d’un même père ne peuvent croître et multiplier sans les bienfaits qui sont nécessaires à l’homme d’aujourd’hui quel qu’il soit et que l’on résume dans les deux grands mots : liberté, égalité.

Liberté d’aller et de venir comme ils l’entendent et de jouir de toutes les possibilités de la vie chaque fois et dans toute la mesure où ce faisant ils ne portent pas préjudice à leurs congénères.

Égalité de traitement à tous égards, libre accès à toutes les fonctions publiques, garantie d’une justice qui soit la même pour tous et qui pour ce faire, doit leur permettre de participer à son exercice au moins dans la mesure où elle les concerne.

Voilà, certes, un magnifique programme auquel les meilleurs amis de votre règne songent depuis longtemps, pour lequel des études préparatoires ont déjà été poussées, et auquel Votre Majesté verra tout l’intérêt d’attacher son nom glorieux non seulement pour l’Histoire, mais pour le plus grand bien présent de votre auguste Empire.

Maintenant que la prospérité règne sur toute l’étendue de l’immense Maghreb, que les traces de la guerre s’effacent et que les plaies sont cicatrisées, le moment est venu de passer à sa réalisation.

Je prends la liberté d’attirer la haute attention de Votre Majesté sur la nécessaire imminence de sa réalisation. Je le fais en tant que Français conscient de toutes les grandes choses que la République et l’Empire Chérifien ont déjà accomplies ensemble et confiant en la perpétuation de leur noble accord pour le salut du Maroc ; je le fais en tant qu’Israélite et Président d’une grande organisation qui n’a plus à faire ses preuves de bonne volonté et de dévouement au bien public : je le fais aussi pour avoir pris une part active à la préparation d’un monde meilleur et plus pacifique par la reconnaissance universelle des Droits de l’Homme.

Et à ce dernier titre, je ne suis pas le moins anxieux de voir le MAGHZEN étroitement uni à l’administration du Protectorat, prendre, sans attendre des appels venus de l’extérieur, l’initiative de faire sortir (sic) à ces réformes indispensables ; il prouvera de la sorte à un monde attentif que l’Empire Chérifien, en union avec la France généreuse, mérite la place qu’il revendique si légitimement parmi les grandes nations d’un univers dont les diverses parties s’interpénètrent toujours plus étroitement et plus rapidement.

C’est avec confiance dans la souveraine sagesse de Votre Majesté et son haut esprit de justice envers tous ses sujets que je vous prie, Sire, d’agréer l’expression de ma très haute considération et de mon profond respect. »


Source : [www.cairn.info]




L’AIU et le judaïsme marocain en 1949
Posté par: darlett (IP enregistrè)
Date: 09 novembre 2007 : 21:20

2. Réponse de Sa Majesté Le Sultan (Secrétariat particulier) à « l’honorable Grand Maître Monsieur René Cassin, Représentant de la République Française au Comité international des Droits de l’Homme », Rabat, 18 mai 1949 (ADN, Maroc, DASH/239, IV-L-7, lettre citée par André Chouraqui, Le Statut juridique…, op. cit., p. 283) :



La lettre du 29 mars 1949, dans laquelle vous vous êtes préoccupé de la condition de vos frères de confession, est bien parvenue à Sa Majesté Chérifienne – que Dieu La glorifie et affermisse Son Autorité.

Sa Majesté, que Dieu la rende victorieuse, a été agréablement touchée de vous voir souligner la politique tracée par Ses généreux ancêtres en faveur des juifs marocains, politique consistant notamment à les traiter sur le même pied d’égalité que le reste de leurs compatriotes musulmans. Son attitude nette à leur égard, Sa résolution ferme de les défendre durant la dernière guerre – comme vous l’avez noté dans votre lettre – ainsi que Ses déclarations réitérées à leurs délégations, à diverses occasions, ne sont qu’une confirmation de cette politique, une application de ses principes et l’accomplissement de ce qu’Elle considère – que Dieu la préserve – comme l’un de Ses devoirs en tant que Chef d’État, ne faisant aucune distinction entre les éléments de son peuple.

Sa Majesté – que Dieu l’assiste – m’a chargé d’attirer votre attention sur le fait que, dans son Royaume Chérifien, il n’existe, pour ce qui concerne les Marocains, aucune disposition légale favorisant un élément au détriment de l’autre. Les Marocains de confession juive bénéficient spécialement de la protection de la loi quant à l’exercice de leur culte et à l’application de leur statut personnel.

Au sujet des libertés publiques que vous désirez voir octroyer à vos coreligionnaires, dans l’esprit des principes adoptés au Comité des droits de l’Homme dont vous êtes l’un des principaux piliers, Sa Majesté souhaite ardemment que l’exercice en soit généralisé à tous Ses sujets, sans aucune exception ni discrimination.

La condition déplorable dans laquelle se débat, selon votre lettre, une proportion de l’élément juif, fait partie des difficultés actuelles. Elle n’est pas la leur propre ; elle embrasse aussi un nombre non négligeable de leurs compatriotes musulmans. Sa Majesté – que Dieu la garde – n’épargne aucun effort pour défendre les droits de toutes les classes pauvres de Son peuple, aussi bien musulmanes que juives, afin que leur standard de vie soit élevé et leur situation économique et sociale améliorée.

Je serais heureux, à cette occasion, de vous faire part du vif intérêt avec lequel Sa Majesté – Puisse Dieu en glorifier le règne – suit les nobles efforts que vous déployez en vue de faire triompher les Droits de l’Homme et d’en garantir l’exercice. Elle prie Dieu, le Tout Puissant, de nous inspirer tous dans la recherche du bonheur de tous.
Salutations distinguées »



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