L’enfer des Al-Assad, en toute indifférence
Droits de l'Homme
vendredi, 25 mars 2011
Par Sandra Ores
Un avocat français, Maître Emmanuel Altit, spécialisé en droit pénal international, qui avait notamment défendu les infirmières bulgares prises en otage par Kadhafi, s’est rendu en Syrie en février dernier, à la tête d’une délégation de l’Union Internationale des Avocats. Leur mission consistait à examiner l’environnement politique et légal dans lequel les avocats syriens exercent leur profession.
Ces recherches ont révélé des résultats alarmants : la population, écrasée par l’oppression du dictateur Bachar Al-Assad, est privée de toute possibilité de vivre sous la protection d’une justice digne de ce nom et de faire usage de ses droits fondamentaux. Quant aux avocats, ils représentent un corps professionnel particulièrement visé par la brutalité du pouvoir.
Ces jours, des manifestations férocement réprimées
Maître Altit a exposé sa mission au cours d’une conférence de presse, à la Maison du barreau à Paris, un peu plus d’un mois avant que des milliers de manifestants (20.000 mercredi) ne déferlent dans les rues de la ville de Deraa, dans le sud syrien.
Contestant la tyrannie exercée par Bachar Al-Assad, ces hommes, protestant depuis le 18 mars et pendant sept jours consécutifs, bravent l’interdiction de manifester et exigent la disposition de leurs libertés ainsi que la fin de la loi d’urgence - en vigueur depuis 1963 ! Les contestataires réclament en outre l’abrogation des tribunaux d’exception, ainsi que la libération des prisonniers politiques.
A ces protestations, le "Président" de la "République", exhibant de la sorte à la face du monde "l’étendue de sa considération pour la vie de ses citoyens", a répondu à coups de tirs de balles réelles sur la foule, sorties des fusils de ses forces de sécurité ainsi que des supplétifs de la milice du Hezbollah, ramenés pour l’occasion du Liban.
Plus d’une centaine de personnes ont été tuées, selon la chaîne Al-Arabiya, depuis le début de la répression. D’après l’opposition syrienne en exil, ce chiffre serait bien plus important et l’on serait en présence d’un véritable massacre. D’autre part, des centaines de civils ont été blessés, et plusieurs dizaines arrêtés. Parmi les personnes appréhendées, on compte des enfants, accusés d’avoir tagué sur le mur de leur école des slogans favorables à une révolution semblable à celles survenues en Tunisie et en Egypte.
La télévision du régime a accusé les Etats-Unis et Israël d’être derrière les revendications de la population. Les media officiels qualifient les manifestants de "bandes de malfaiteurs armés", et pour soutenir ces accusations, la TV des Al-Assad a présenté des images de stocks d’armes qui auraient été prises aux détracteurs de l’autocratie. En considération des images filmées par les habitants de Deraa sur leurs portables parvenues à l’étranger, cette imputation de la part du régime paraît hautement improbable.
Mains nues, Ã Deraa
Les mêmes sources ont prétendu que les protestataires étaient en contact permanent avec des commanditaires situés hors des frontières syriennes, qui seraient, à les croire, israéliens pour la plupart.
Dans les faits visibles et audibles sur les reportages tournés en amateur, on entend la foule scander : "Non à l’Iran ! Non au Hezbollah !", et implorer la troupe de ne pas faire feu sur ses frères.
Des militants des droits de l’homme ont également été arrêtés en marge de ces événements, dont l’un, suite à une entrevue qu’il avait donnée à la BBC en arabe, au cours de laquelle il avait évoqué les troubles dans la ville de Deraa.
Afin de tenter de calmer la révolte, de Damas, Bachar Al-Assad a fait indiquer par une conseillère qu’il "étudiait l’annulation de la loi sur l’état d’urgence". Mais la question reste posée, le despote a-t-il réellement l’intention de réformer son système, ou use-t-il d’une matoiserie afin de gagner du temps pour terminer la "normalisation" et désamorcer la crise ?
A en croire des rumeurs toutes récentes, des prisonniers détenus à Deraa auraient été libérés et un calme relatif serait revenu depuis hier soir, sous la pression de l’armée qui quadrille chaque rue de la ville.
Une population sujette à une oppression violente et constante
Cette répression, d’une violence inouïe, reflète fidèlement la cruauté dont Bachar Al-Assad fait montre vis-à -vis de son peuple et les traitements inhumains qu’il est capable de lui infliger afin de faire taire toute contestation le prenant pour objet.
Si le tyran syrien se distingue par son intransigeance à l’égard de l’opposition, c’est parce qu’il est dénué de toute légitimité démocratique. Bachar a hérité du pouvoir à la mort de son père, Hafez, en 2000, qui y avait lui-même accédé suite à un coup d’Etat militaire, en 1970.
Or le népotisme ne constitue pas la seule tare du régime. Tous les postes clés du gouvernement, de l’armée et des services de sécurité, sont occupés, depuis le putsch, par des membres de la minorité alaouite (se revendiquant musulmane chiite), dont la famille Al-Assad est issue. Cette minorité confessionnelle représente toutefois moins de 10% de la population syrienne. Les nombreuses ethnies et minorités diverses, qui peuplent ce pays de 22 millions d’habitants, subissent ainsi leur destin sans avoir la capacité de l’influencer.
Le pouvoir est structuré autour du parti Baas, parti soi-disant laïc, combinant socialisme arabe et nationalisme panarabe, auquel tous les proches du pouvoir sont affiliés.
L’oppresseur et sa clique, soudée autour de sa personne, ont conscience que, s’ils laissaient l’opposition s’exprimer, cela impliquerait la fin de leur domination – et, selon Fabrice Balanche [1], la genèse de féroces représailles à leur encontre (notamment de la part des sunnites – 60% de la population).
La loi d’urgence, proclamée en 1963 par le Conseil National du Commandement de la Révolution (groupe de militaires ayant pris le pouvoir la même année, également par un coup d’Etat), toujours en vigueur 48 ans plus tard, restreint démesurément les libertés essentielles de la population et écrase toute possibilité qu’aurait une quelconque opposition structurée de voir le jour. Elle permet, entre autre, à l’autocrate de Damas de procéder à des arrestations sans mandat et à des emprisonnements sans procès.
La loi d’urgence a pour effet de condamner la population à vivre dans l’effroi, car presque tout lui est interdit. La liberté d’expression est inexistante : ouvrir la bouche peut ainsi mener en prison ; le régime contrôle par ailleurs toutes les publications, anéantissant ainsi toute liberté de presse (tous les journaux et livres, arabes ou étrangers, publiés en dehors de la Syrie étant interdits).
Quiconque se rassemble à plus de trois personnes dans la rue commet un délit, aux termes de la loi d’urgence. Les autorités ont également la possibilité de confisquer les passeports. Et pour un professionnel, un médecin par exemple, parler à un confrère étranger ne peut se faire sans une autorisation préalable...
Aujourd’hui, la population explose sous le poids de cette loi insupportable. La pression énorme est amplifiée par la menace des services de sécurité de l’Etat, qui surveillent en permanence son application. Le régime n’a, historiquement, jamais hésité à massacrer, ou torturer à mort les opposants politiques qui refusent son autorité. Il procède à des milliers d’arrestations discrétionnaires ; de nombreux intellectuels, faits prisonniers, ne revoient jamais leur famille, qui reste sans nouvelles d’eux.
Les minorités ethniques sont également la cible de persécutions ou de discriminations multiples, car, selon le parti Baas, elles constituent un obstacle à l’ "unité arabe de la nation". Des milliers de Kurdes se voient ainsi systématiquement refuser par le gouvernement tout document d’identité ; quant aux chrétiens, la justice ne leur reconnaît pas le même statut qu’aux musulmans : la parole d’un musulman, devant n’importe quel tribunal, vaut celle de deux chrétiens !
Les femmes des communautés musulmanes, loin d’être épargnées, vivent sous la tyrannie des hommes, sans qu’aucune loi ou institution ne les protège : leur statut n’est pas équivalent à celui des hommes, et elles peuvent être les victimes de crimes d’honneur (meurtre accompli contre une personne – le plus souvent une femme - dont le comportement est arbitrairement perçu comme ayant apporté le déshonneur à sa famille).
Ces violations des droits humains fondamentaux, inacceptables aux yeux de citoyens des Etats de droit que nous sommes, sont perpétrées par ce qui constitue certainement le troisième pays dans la course à l’obscurantisme, après l’Iran et la Corée du Nord.
La justice n’est pas rendue, elle est l’outil du pouvoir
Le régime dispose, d’autre part, de divers "Tribunaux d’exception", uniquement destinés à condamner ses ennemis. Dans ces tribunaux archi-corrompus, c’est, évidemment, le pouvoir qui nomme les juges ; le verdict des procès est donc forcément prononcé en accord avec ses objectifs.
Les droits de la défense ne sont, par ailleurs, pas respectés selon les standards internationaux ; dans certains cas, les procès d’opposants se déroulent à huis clos. Le pouvoir applique ainsi la justice de manière totalement discrétionnaire.
Les jugements sont ponctionnés par des sentences allant de l’emprisonnement, parfois à vie, à la condamnation à mort.
Quant aux avocats, ils constituent une autre cible particulièrement prisée du régime, notamment les spécialistes des droits de l’homme, car ils mettent en avant sa barbarie et tentent de défendre les opposants.
Selon Emmanuel Altit, ils se font inculper, par exemple, parce qu’ils militent pour les droits de l’homme, ont défendu un opposant, ou ont écrit des articles publiés à l’étranger. Emprisonnés dans des cellules avec des prisonniers de droit commun, dans des conditions misérables, ils bénéficient eux-mêmes rarement de l’assistance d’un avocat.
Lorsqu’ils sollicitent les bâtonniers, ceux-ci ne les défendent pas, manquant à leur devoir de protéger les membres du barreau dont ils ont la charge. Les bâtonniers sont, en fait, des excroissances du pouvoir, servant à la surveillance des avocats qu’ils répriment.
Pas de soutien réel de la communauté internationale
L’impact de la mission de l’Union Internationale des Avocats en Syrie s’est révélé positif en cela qu’elle a permis d’apporter un soutien aux avocats emprisonnés ; soutien moral, mais également physique, car les autorités ont parfois dû améliorer leurs conditions de détention, tandis que la délégation internationale entrait en contact avec eux.
A ce titre, on peut mentionner que le défenseur des droits de l’homme Haytham Al Maleh, avocat au barreau de Damas, emprisonné par le régime depuis 2008, a été libéré le 8 mars dernier. A 78 ans, gravement atteint dans sa santé, il purgeait une peine pour avoir "porté atteinte à l’image de l’Etat".
Le même jour, cependant, l’écrivain et militant Louaï Hussein, a été arrêté par les services de sécurité dans son appartement de Sehnaya, près de Damas.
Les défenseurs des droits de l’homme, et, plus généralement, l’ensemble de la population syrienne, victimes de la cruauté du dictateur, ne jouissent d’aucun soutien efficace en provenance de l’étranger.
Hormis ces derniers jours, où le soulèvement dans les rues de Deraa alimente une petite partie de l’actualité, la Syrie est intentionnellement isolée, et peu d’informations sur la situation dans ce pays sont relayées par les media internationaux.
Que la parole d’un musulman vaille celles de deux chrétiens devant la justice, que des opposants politiques disparaissent, cela ne paraît pas choquer outre mesure les dirigeants des pays européens, qui semblent accoutumés aux monstruosités qu’un despote peut commettre sur d’autres hommes, par soif de pouvoir.
Pères des droits de l’homme, fiers de leur système démocratique, les pays européens ne sont-ils pas aussi les garants de la mission de faire progresser l’Etat de droit, dans des pays où la population souffre d’atroces injustices de la part de ses dirigeants ? Et ce, spécialement dans un pays qu’elle aide financièrement à se développer ?
La politique de l’Union Européenne vis-à -vis de la Syrie consiste, en effet, à aider ce pays - à hauteur de 133 millions d’euros par an -, afin de "le soutenir dans sa modernisation et dans sa lutte contre la pauvreté". En échange de ces aides, le gouvernement syrien promet de faire progresser le respect des droits de l’homme et d’effectuer les réformes nécessaires à l’établissement d’un Etat de droit. Cette attitude européenne peut se définir comme une "politique de la carotte".
Or, à en croire Emmanuel Altit, et au vu de la réaction sanglante des autorités en réponse aux manifestations populaires, la Syrie n’a fourni aucun effort dans ce sens. La politique d’aide européenne fait ainsi long feu et sert, involontairement, à consolider la dictature.
En réaction à l’agressivité du régime contre les protestataires, Mme Ashton, la chef de la diplomatie de l’Union Européenne, a déclaré que la répression des manifestants qui contestent le régime de Bachar Al-Assad en Syrie est "inacceptable", et que "l’UE condamne fermement la répression violente et les détentions arbitraires d’opposants".
Quelles sont, exactement, les conséquences pratiques de ce genre de déclarations ?... Zéro effet sur le régime syrien, qui ne tient aucun compte de ces interpellations.
Si l’Europe n’ "accepte pas" cette situation en Syrie, pourquoi n’utilise-t-elle pas les moyens de pression non militaires dont elle dispose ? Elle pourrait pratiquer, avec parcimonie afin de ne pas affliger davantage la population, la "politique du bâton" ; c’est-à -dire décider de mesures économiques déconstruisant certains avantages de la clique dirigeante, si elle ne réalise pas les réformes entendues.
[
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