Vidouy (confession marrane)
Je m’appelle Miguel Martinez, né Mikhaël Ben Mordekhaï dans une famille de JudÃos de Catalogne le 7 sivan 5228 (15 mai 1466) et j’habite pour quelques heures encore la ville de Girona au bord du fleuve Ebro, que les Chrétiens appellent le fleuve des JudÃos, des Hébreux.
Il est deux heures de l’après midi et le soleil de ce 31 juillet plombe comme jamais, écrasant les êtres et les choses, les JudÃos et les Chrétiens, pour une fois unis dans une communauté de destin. Pourtant, c’est officiellement fini : les JudÃos et les Chrétiens séparent leurs chemins ; le décret du roi Ferdinand prend effet aujourd’hui, avant-veille du 9 av, date anniversaire de la destruction du temple de Jérusalem.
Les JudÃos restés fidèles ouvertement ou secrètement au judaïsme sont expulsés du royaume d’Espagne. Je sors à l’instant de cette grande et sinistre bâtisse, où j’ai enduré un mois de torture, de souffrance physique et morale. Mes bourreaux viennent de me jeter dehors à coup de pied et de martinet. Pourtant je suis comme eux désormais. Ils me l’ont suffisamment répété. «Renie ton judaïsme et tu vivras». Qui se ou- vient encore, dans cette promesse d’avenir radieux, de l’écho à peine intelligible de la femme de Job:
« Maudis le Seigneur et meurs ». Ici, le JudÃo est pris dans ce piège sans issue, entre la vie et la mort, la vie d’un mort vivant ou la mort tout court.
Je sais. D’autres ont encore choisi la fuite. Mon ami Yehouda-Léon a fui ; mais il est mort assassiné par des brigands, avec beaucoup d’autres Juifs sur une embarcation miteuse qui n’arriva jamais en Italie. Mon ami Salomon, parti pour Constantinople, dit-on, et dont je n’ai pas de nouvelles.
Faut-il accepter ce destin de connaître ses frères pour mourir avec le souvenir de leur existence fugitive, irrémédiablement? Oui, le Diable doit y être pour quelque chose dans cette affaire. Et Dieu dans tout cela?
Que m’importe après tout ! Je ne sais plus son nom d’antan. L’ineffable inconnu était plus mon voisin que ce dénommé Père qui m’est d’autant plus étranger qu’il a pris le visage de nos grands- ères. Que le dieu d’Abraham et de Jésus me pardonne ces paroles de rébellion.
J’ai pourtant fait tous les efforts possibles pour être un bon Chrétien, pour oublier que j’étais judÃo, oublier jusqu’à mon nom et celui de mon père. Qu’il me le pardonne dans sa tombe. Mais voilà ! Rien à faire. Je ne peux cesser d’être ce que je suis en passe d’être, un JudÃo en devenir. Je suis certain aujourd’hui que les apôtres, que Jésus lui-même, me comprennent. Être chrétien est devenu pour moi la fin du chemin. Mais ce messie, je ne l’ai pas élu! Je me suis juste rendu à lui, ou plutôt à ses adorateurs par peur de la mort, par lâcheté, par facilité aussi, peut-être.
Je l’ai fait aussi pour Gracia, majeune épouse, que je continue d’ap peler dans l’intimité de notre maison par son nom, le vrai, le juif, Sarah -princesse en hébreu - ma princesse, souveraine dérisoire d’un royaume imaginaire, qui fut jadis la splendeur de son temps, et qui gît désormais anéantie, à jamais perdu.
J’ai choisi d’être converso et d’essayer sincèrement d’adopter cette religion qui procède de la mienne. Si le Messie d’Israël venait demain, il ressemblerait à s’y méprendre à Jésus, venu peut-être trop tôt au goût des JudÃos. Un maître d’Andalousie ne disait-il pas «le Messie vient toujours trop tôt». Ne procéderait-il pas aux mêmes réformes que Paul a mises en place pour que s’accomplisse l’Histoire d’Israël. Le porc ne deviendrait-il pas licite à la consommation ?
Un prêtre, Don Pedro, s’est occupé de moi, après ma conversion. Il venait souvent me voir à la maison, pour vérifier que je ne judaïsais pas en secret. Avec mon jeune frère Yoshua-José et ma femme, nous nous cachions le vendredi soir, derrière nos volets clos pour allumer les mèches à huile du Shabat. Ma mère les avait naguère disposées dans une petite armoire encastrée dans le mur.
Ce souvenir me dit aujourd’hui que les JudÃos sont comme ces lampes à huile enfermées dans un réduit, clos sur un autre espace clos, entourés d’une menace environnante sourde et aveugle.
Don Pedro vint un soir de Shabat à la maison et s’inquiéta des odeurs de propre et de parfum sur nos corps, de ces chemises blanches sans tache, de ces plats disposés sur la table dressée «un soir de semaine». S’il avait vu ces lumières de Shabat! La suspicion était permanente et justifiée, j’en atteste. Mais, après tout Don Pedro savait de quoi nous souffrions. N’était-il pas l’un d’entre nous, un renégat lui aussi, un apostat comme nous. Son zèle était à la mesure de sa peur d’être lui-même accusé de complaisance et de laxisme par les sectateurs de la Foi, ou tout simplement à la merci d’une dénonciation malveillante de nos voisins. Ce qui d’ailleurs ne tarda pas. Il fut, dit-on, soumis à la question et écartelé par la Sainte Inquisition un peu plus tard.
Ce même vendredi soir, il s’invita à dîner. Quel ne fut pas son étonnement de voir sur la table une magnifique volaille rôtie. Quoi ? De la volaille chez des «bons Chrétiens » un vendredi ?
« Cher don Pedro, lui dis-je. C’est un poisson que voilà ! Seulement il ressemble à une volaille. Nous avons fait, en bons Chrétiens, comme il est recommandé de faire en pareil cas par notre Sainte Mère l’Église! Comme vous l’avez fait pour convertir les JudÃos. Nous avons pris une volaille, l’avons aspergée d’eau bénite et voilà le résultat. N’est-il pas magnifique ce poisson qui ressemble à une volaille?».
J’eus droit à un sourire inquiet de la part de celui qu’on appelait encore Rabbi Issh’aq, il y a peu.
Tel est notre drame! Celui de devoir paraître sous la contrainte ce que nous ne sommes pas, ne voulons pas être. Comment s’étonner que nous en arrivions à vomir les Chrétiens et leur conception de l’homme et de Dieu. Se pourrait-il qu’ils aient agi de telle manière pour en arriver à cette conséquence. Je n’ai pas de réponse. Grâce à Dieu, je reste ainsi JudÃo.
Nous n’avons pas encore d’enfant avec Sarah, et n’en aurons probablement jamais. La vie est ainsi. Je ne prendrai pas une autre épouse pour autant. Ai-je tort ? La question n’a plus beaucoup d’importance. La Sainte Inquisition m’arrêta pour vérifier ma fidélité à l’Église. Qu’avais-je à me reprocher? En apparence rien du tout, et je clamais toute mon innocence de toute la sincérité… feinte dont j’étais porteur au nom de la survie. Ils n’étaient pas dupes, mes bourreaux. Ils savaient bien que j’allais à l'église régulièrement, que je communiais, que je me confessais même ! Ce qu’ils voulaient me faire avouer, c’était la vérité nue dont j’étais secrètement le dépositaire:
«un JudÃo fut-il pécheur, et même apostat, reste malgré tout judÃo»
Je n’avais pas osé leur dire que c’est précisément ce qu’ils refusaient d’appliquer à Jésus, le Messie, à Paul-Saül, à Pierre- imon, à Jean-Yohanan et la liste est encore longue. À leurs yeux, je n’étais ni un frère ni un être humain. Tout juste « une bête immonde à forme humaine», brocardée de l’insultante appellation de marrano "porc", véritable crachat de dégoût pour un sale JudÃo.
Combien de temps cultiverons-nous cette lâcheté, cette passivité qui semble nous constituer ? Qui sait où elle nous mènera si un Goy plus avisé que les autres en la matière, ou peut-être un de ces JudÃos convertis avec zèle, décidait d’en finir vraiment avec le reste de notre malheureux peuple ?
Je crois sincèrement que Dieu a abandonné son élu, renié son alliance et détourné ses regards de nos plaies suintantes. «Réponds-nous, au jour où nous t’appelons », à quoi servent encore nos prières?
Qui de nous croit encore dans le fond de son âme, qu’ «Il ne sommeille pas et ne s’assoupit pas, le Gardien d’Israël». La seule issue pour le salut des personnes réside dans notre conversion. Mais voilà ! la Sainte Inquisition a inventé depuis 1449 la «limpieza de sangre» qui empêche les JudÃos conversos même sincères d’être des Chrétiens à part entière. L’Espagne est aujourd’hui tachée, souillée par notre sang à jamais impur, même si ce sang est assez pur pour être bu comme celui d’un Christ judÃo rédempteur. J’ai enfin compris que le sang du JudÃo n’est pur que lorsqu’il est enfin versé «pour la multitude», entraînant du même coup le rachat des nations. Faut-il que je meure pour être aimé, pour aider enfin les autres à se disculper de leurs fautes, collectives et personnelles ?
J’ai compris maintenant que le JudÃo attend, toujours et encore, ne touche jamais au but, se tient toujours un peu en arrière de ’Histoire, du temps qui vient, et de Dieu lui-même. Toute dissimulation, tout simulacre, tout effort d’évanouissement, de dissolution dans la masse chrétienne ne servent plus à rien.
Le JudÃo n’a d’avenir qu’incertain. Alors à quoi bon faire des enfants à qui il faudra cacher encore autre chose, sur leurs origines, leurs ancêtres, leur nom et leur langue. Ils seront toujours des impurs, le mélange des sangs ne faisant que renforcer la surenchère du mythe de la pureté originelle. Qui de nous peut attester de quoi que ce soit quant à ses origines les plus obscures, les plus immémoriales?
Qui était Moïse ? Et qui était Jésus ? Qui était l’enfant de Dina? De quelle fange naîtra le Messie d’Israël? De l’inceste, de l’adultère, de la convoitise et de la jalousie, et du mélange des origines juives et non juives. Le Messie des JudÃos est précisément celui qui revendique le mélange des sangs, et discrédite à jamais la pureté du sang.
Le judaïsme n’est plus qu’un souvenir. Autant qu’il soit respecté dans sa disparition, adoré pour son sacrifice, que honni dans son obstination à perdurer.
Je suis fatigué, las de vivre. Ma femme Sarah, qui ne sait combien je l’ai aimée, pourra refaire sa vie avec un vrai Chrétien, et peut-être lui donner les enfants que le Seigneur m’a refusés.
«La vida es un gorro; unos se lo ponen, otros se lo quitan» (La vie st un bonnet de nuit; les uns le mettent, les autres l’enlèvent) disaient nos anciens !
J’ai décidé de mettre fin à mes jours de marrano, de sale JudÃo. Que le Dieu qui m’imposa d’être celui que grossièrement j’ai tenté d’être me pardonne cette folie pour l’éternité.
Shéma’ Israël, Adonay Élohénou, Adonay Ehad.
Mikhael ben Mordekhaï
(Miguel Martinez de Girona)
7 av 5252 (31 juillet 1492
Adapté du témoignage incertain d’une mémoire vacillante par Moshé-Haï Riviah - Note du compilateur M.-H. Riviah : Sarah était enceinte d’un mois à la disparition de Mikhaël. Elle enfanta d’un garçon qu’elle prénomma Victor-Nissim (vainqueur et miracles). Le judaïsme du marrane Miguel Martinez a survécu à Salonique et à Sofia. L’obstination de ses descendants à rester des JudÃos a conduit ceux qui survécurent à la Shoah, en Israël du côté d’Ashkelon.
14 mars 2005, Afridar, Israël
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