BARBUS JUSQU?AUX DENTS > ROMAN SATIRIQUE
Un interview de Abdelhadi Sa?d
Dans ? Barbus jusqu?aux dents ?, son premier roman, Abdelhadi Said porte un regard satirique sur son pays, le Maroc, ballott? entre ses aspirations modernistes et le retour mena?ant des obscurantismes. On y croise un po?te contrari?, informaticien dans une administration gagn?e par un m?lange ahurissant de technologisme et de religiosit?, et un astrologue qui d?couvre par accident que la Terre tourne. Annonc?e aux m?dias ? aux heures de pointe religieuse ?, la nouvelle fait ?moi chez le peuple, et scandalise le pouvoir?
Pouvez-vous vous pr?senter ?
Je suis n? en 1974, dans une sorte de presque ville qui s'appelle Bouche-du-Puits. Je suis tomb? dans l'amour des livres d?s mon enfance, que j'ai pass?e ? Marrakech. Une certaine faiblesse pour les maths m'a destin? au m?tier d'ing?nieur. Dans la r?publique litt?raire, je suis un sans-papiers.
Cette clandestinit? ne me d?range pas tant que ?a, et semble-t-il, ce que j'?cris pla?t aux gens. A tort ou ? raison, mon premier recueil de po?mes fut prim?, j'avais 22 ans. J'en suis ? mon cinqui?me livre.
Le personnage principal du roman est un po?te "contrari?" exer?ant sa fonction d'ing?nieur dans une administration qui a grand mal ? se d?kafka?iser. Difficile de ne pas faire un rapprochement autobiografique...
Dans ce roman, je tente en partie de d?crire l'administration ? travers le regard anti-officiel et irr?v?rencieux de M., po?te-ing?nieur tiraill? entre son m?tier et sa vocation. Ce qui m'int?ressait, c'?tait d'entrevoir ce qui, au del? des vell?it?s de r?forme ou de modernisation, r?siste justement ? toute "d?kafka?isation".
Il y a quelque chose d'intrins?quement ?trange dans tout lieu de travail. Voil? des gens avec qui vous passez le plus clair de votre vie, sans jamais qu'ils ne deviennent "les v?tres". La familiarit? est subordonn?e au degr? d'"officialit?" qui r?git vos rapports. C'est un arrangement collectif tacite et compl?tement artificiel, qui fait que dans une administration, les gens ne sont presque jamais eux-m?mes. Quant ? savoir si M. me ressemble, la r?ponse est plus qu'?vidente.
Le roman s'attaque ? quelques sujets sensibles tels que la religion, la situation de la femme, l'arbitraire de la politique. Besoin de coller ? l'actualit? ?
Dans un pays o? la libert? se conjugue encore au futur, il est normal que l'acte d'?crire questionne cette actualit? et cherche ? la d?passer. Nos soci?t?s arabo-musulmanes sont tenues en otage dans des pseudo-projets de modernisation, qui ne font qu'ajouter au malaise et au d?sarroi de peuples entiers. Ces pseudo-projets sont bas?s sur un mensonge de taille, ?rig? en objectif national : vouloir b?tir une soci?t? moderne sur la base de l'h?ritage religieux. Je dis que cette entreprise est impossible, elle est techniquement infaisable. A l'exception de quelques voix sporadiques, les intellectuels locaux cautionnent par leur silence cette attente chim?rique dans laquelle s'emp?trent de plus en plus les jeunes g?n?rations, d?chir?es entre une modernit? mal assum?e (et mal assimil?e) et un h?ritage qu'on refuse de d?poussi?rer et dont le poids p?se, comme un boulet,sur la marche des individus et des communaut?s.
Un autre mensonge, corollaire au premier : selon le discours ambiant, il y aurait une discontinuit? entre la sph?re des mod?r?s et celle des radicaux, si bien qu'il suffirait de courtiser les premiers (pour les contenir) et de d?simpl?menter les seconds. Cette strat?gie proc?de ?galement d'une erreur d'optique. Au lendemain du terrible tsunami asiatique, la presse du parti islamiste repr?sent? dans le parlement a soutenu la th?se du ch?timent divin. C'est dire ? quel point ce parti est mod?r?.
Quel ressort l'humour actionne-t-il dans cette construction ?
L'humour est une approche parmi d'autres. Comment amener un lecteur emmur? dans un ?difice de convictions ? se concevoir autrement, sans pour autant vulgairement le heurter ? Voil? une des difficult?s ? laquelle devait faire face le roman. L'humour permet plus facilement le partage et la participation. Il fluidifie ?galement l'?change occasionn? par la lecture, l'auteur avait peut-?tre besoin de se d?faire de son propre lot d'illusions, en prenant en quelque sorte le lecteur ? t?moin...
Le monde de la technique n'est pas ?pargn?. Pourtant, vous portez un regard presque tendre sur ces "bataillons d'ing?nieurs, jeunes puceaux form?s ? la va-vite et recrut?s en masse dans tous les secteurs". La technologie est-elle la voie s?re pour acc?der ? une forme acceptable de modernit? ?
Dans un passage du roman, Mouh, en pleine r?union, suspend religieusement son intervention, pour avoir entendu une voix de muezzin. Mais tr?s vite, il se rend compte que ce n'est pas l'heure de la pri?re et provoque un scandale en s'en prenant ? ce satan? muezzin qui ose ainsi d?boussoler les musulmans. Un moment plus tard, on d?couvrira qu'il s'agit d'un muezzin ?lectronique install? sur le propre PC de Mouh, dont l'horloge est d?phas?e...
Les rapports entre la religion et la technique m'ont toujours fascin?. J'observe que les islamistes recrutent davantage chez les ing?nieurs que parmi les chercheurs en lettres ou en sociologie. Les r?seaux et la messagerie sont une aubaine. J'observe aussi qu'un ing?nieur islamiste, en plus du muezzin, installe toujours un logo aux lettres d'Allah en guise de fond d'?cran sur son PC. L'islamiste moderne non seulement adopte la technologie mais tente d?sesp?r?ment de l'islamiser, tout en rejetant en bloc et sans examen la la?cit?, la libert?, les lumi?res et les sciences humaines. Cette contradiction, qui proc?de d'une vision utilitariste et s?lective, ne semble pas le g?ner.