Les Mille et Une Nuits
Posté par:
charly (IP enregistrè)
Date: 26 mai 2006 : 15:48
Les contes des Mille et Une Nuits constituent probablement le pan de la litt?rature arabe qui est le mieux ancr? dans l?imaginaire collectif du monde occidental. Tous les petits enfants sont tr?s t?t initi?s aux contes d?Aladin et la lampe merveilleuse, d?Ali Baba et les quarante voleurs ou de Sindbad le Marin. Ce recueil litt?raire porte donc souvent une connotation juv?nile. Mais les Nuits sont-elles r?ellement des contes pour enfants? Certes, quelques personnes ont exploit? les th?mes ? caract?re ?rotique pr?sents dans les contes originaux, et rendus publics par Sir Richard Burton [1] , pour produire des d?riv?s litt?raires ou cin?matographiques orient?s sur cet aspect ?rotique. Mais les Mille et Une Nuits sont en fait bien plus qu?un livre de divertissement pour enfants ou d??bats voluptueux. L?analyse qui suit montrera que c?est en r?alit? une ?uvre dynamique aux origines mouvement?es, t?moin culturel de si?cles pass?s, v?hicule d?une mythologie et de croyances propres ? l?Orient, ?mergeant surtout du monde arabe. La forme m?me des Nuits poss?de un caract?re qui les diff?rencie des contes classiques, ce qui ajoute ? l?originalit? de l??uvre. La lecture de ces histoires fait ressortir des personnages qui prennent vie autour de th?mes r?currents et qui, concentr?s au Proche et Moyen-Orient, ?tendent parfois leurs p?rip?ties jusqu?aux confins de l?Inde ou de la Chine. Une consid?ration plus d?taill?e de cet ouvrage, somme toute mal connu, s?impose donc afin de mettre en relief la v?ritable richesse des contes des Mille et Une Nuits [2] .
Origines et ?volution des Mille et Une Nuits
De nombreuses recherches ont ?t? faites pour d?terminer l?origine exacte des contes. Cette complexit? s?explique par le fait que les ouvrages ?crits en arabe, les manuscrits, n?ont ?t? retrouv?s que partiellement et qu?ils ont eux-m?mes diverses sources. Toutefois, un ?crit arabe ancien, le Kitab al-Fihrist r?dig? en l?an 987, relate l?existence d?un volume persan racontant l?histoire de Shahr?z?d et intitul? le Hezar Efsane (Les Milles Contes) dont nulle trace n?existe [3] . De plus, les noms de Shahr?z?d (Sh?h?razade en fran?ais) et Sh?hriy?r [4] (le roi qui a ?pous? Shahr?z?d et qui la menace de mort) sont des noms persans. On retrouve d?ailleurs dans ces noms le pr?fixe ?Shah? qui signifie Roi. Mais d?autres ?l?ments t?moignent par ailleurs d?une origine indienne remontant aussi loin qu?au IIIe si?cle [5] . Ainsi, les m?tamorphoses en animaux, les g?nies demi-dieux faisant r?f?rence au polyth?isme hindou et le fait de retarder la mort en contant des fables seraient des ?l?ments typiquement indiens que l?on retrouve dans d?autres ouvrages hindous comme ?le Pancatantra [et le] Hitopade?a? [6] . L?hypoth?se veut donc que les contes seraient n?s en Inde et que, par voie orale, ils auraient atteint la Perse o? un premier recueil, le Hezar Efsane aurait ?t? ?crit. Ce recueil primitif, de m?me que les contes oraux, se seraient ensuite propag?s dans le monde arabe gr?ce, entre autres, aux marchands avides de r?cits pour briser la monotonie de leurs voyages. Les conteurs arabes, autour du VIIIe si?cle, auraient par la suite traduit le Hezar Efsane et r?pandu ces histoires en les modifiant et en les adaptant selon leur culture, leur religion et leur langue tout en conservant plusieurs ?l?ments originaux. Ils auraient donc arabis? les contes en rempla?ant les noms et les lieux indiens et persans (sauf exceptions), par un d?cor arabe et un ?vernis islamique? [7] . Ils auraient de plus ajout? bon nombre de contes, ceux-ci typiquement arabes, avec de grandes ?loges au Proph?te. Parmi les ?l?ments arabes pr?sents dans le recueil, on d?note aussi la cohabitation des Musulmans avec les Chr?tiens et les Juifs [8] , les confrontations avec les Byzantins et les Francs au temps des Croisades [9] , les villes arabes o? se d?roule principalement l?histoire (Bagdad, Le Caire, Bassora, Damas), les souks et le marchandage, et les r?f?rences ? des personnages arabes connus (po?tes c?l?bres, califes, savants). Certains contes d?noncent aussi l?adoration du feu (Zoroastrisme) condamn?e ? l??poque par l?Islam [10] . Ce sont donc l? les trois principales origines des Nuits : d?abord indienne, ensuite perse et finalement arabe.
Plusieurs conteurs arabes auraient par la suite consign? par ?crit leur propre version des Nuits. On retrouve donc divers manuscrits dont les num?ros des nuits ne concordent pas. Par contre, presque tous ces manuscrits poss?dent des contes pr?coces semblables et le m?me cadre liminaire avec Shahr?z?d et Sh?hriy?r (voir chapitre suivant). Ces contes pr?coces seraient les plus anciens d?origine indo-persane. L?hypoth?se veut que le Hezar Efsane ne fut pas complet jusqu?? 1001 nuits lorsqu?il parvint aux Arabes [11] . Ceux-ci l?augment?rent donc d?histoires diff?rentes selon les conteurs, les scripteurs ou les copistes, dans le but d?atteindre le compte total. D?abord, les Arabes d?Asie, vers les IXe ou Xe si?cles, sous le califat Abbasside, avec des contes o? l?on retrouve Haroun ar-Rachid [12] et son vizir Ja?far. Ce fut ensuite et surtout au Caire, ? partir du XIe ou XIIe si?cle, sous les Fatimides, avec des contes merveilleux o? la magie et les g?nies sont pr?sents. D?autres manuscrits d?origine obscure vinrent s?ins?rer aux contes et d?autres encore se perdirent ou furent d?truits. Le recueil obtint en d?finitive une forme plus stable aux XIIIe ou XIVe si?cles [13] . Les Nuits constituent donc un ensemble de contes dynamiques puisque les conteurs y ins?raient ou y soustrayaient des histoires selon leur plaisir et surtout selon celui des auditeurs.
C?est autour de l?an 1700 que le Fran?ais Antoine Galland mit la main sur des manuscrits des Mille et Une Nuits (Alf laylah wa laylah). Il en fit une traduction, la toute premi?re dans une langue europ?enne, qu?il publia en 1704. Celui-ci adapta les contes pour l??poque en y omettant les ?l?ments vulgaires et ?rotiques [15] et en y ins?rant la galanterie (sans jeu de mots) europ?enne. Il ajouta, ? partir d?autres manuscrits ne faisant pas partie des Nuits, les contes de Sindbad [16] , d?Aladin et de Ali Baba [17] , ce qui d?cala les nuits par rapport au manuscrit original. Son ?dition des contes arabes o?, pour la premi?re fois, la culture et la religion islamiques ?taient d?peintes en Europe de l??il m?me des Arabes et non plus seulement rapport?es par les Croisades, les p?lerins, les moines ou les marchands europ?ens [18] , fut un succ?s imm?diat; l??uvre, par ses nombreux ?l?ments merveilleux, contrastant avec les ?crits cart?siens de l??poque o? l?imaginaire et l?exotisme tenaient alors une place ch?tive. Les Nuits de Galland furent rapidement traduites dans les autres langues europ?ennes. On peut consid?rer que l?arriv?e des Nuits en France est en partie responsable du d?veloppement de l?Orientalisme [19] en Europe gr?ce ? l?engouement qu?elle provoqua pour cette partie du monde plut?t myst?rieuse. Dans les ann?es qui suivirent et jusqu?au XIXe si?cle, d?autres manuscrits furent d?couverts, relatant les contes des Mille et Une Nuits dans un ordre un peu diff?rent et avec de nouveaux contes. Ces manuscrits furent ? leur tour traduits, ce qui donna lieu ? diff?rentes versions des Alf laylah wa laylah.
Antoine Galland
Mais l?exotisme apport? par le recueil ne se r?pandit pas qu?en mots [20] . Il le fit aussi en images lorsque de talentueux artistes, comme Edmond Dulac et Marc Chagall, illustr?rent quelques contes des Nuits. Le th?me fut aussi repris en musique entre autres par le compositeur russe Nikola? Rimski-Korsakov (1844-1908) qui composa la suite symphonique Sh?h?razade, Opus 35. Il harmonisa sublimement le ?Vaisseau de Sindbad?, ?l?histoire du prince Kalender?, ?l?histoire du jeune prince et de la jeune princesse? ainsi que ?le Festival de Bagdad?.
Dessin d'Edmond Dulac illustrant les Nuits
Lithographie de Marc Chagall illustrant un conte des Nuits
D?autre part, l?industrie cin?matographique s?appropria elle aussi ce sujet en mettant sur pellicule la s?rie t?l?vis?e I dream of Jeannie [21] (1965) jusqu?aux dessins anim?s de Disney avec Aladin. Les enfants ?tant toujours assoiff?s d?histoires merveilleuses, les Nuits furent rapidement adapt?es pour les petits en une version, souvent celle de Galland, ?pur?e des ?l?ments violents ou vulgaires et concentr?e en ?l?ments magiques, si bien que les autres contes se sont att?nu?s dans l?imaginaire collectif et que seuls les Aladin, Ali Baba, Sindbad et Sh?h?razade demeurent pr?sents en m?moire lorsque l?on invoque les Mille et Une Nuits.
I dream of Jeannie (1965)
Forme des contes
?Et l?aube chassant la nuit, Shahr?z?d dut interrompre son r?cit.? C?est par ses contes jamais termin?s ? l?aube que Sh?h?razade r?ussit ? se maintenir en vie face au roi Sh?hriy?r qui la menace de mort. Celui-ci, tromp? par sa premi?re femme qui avait forniqu? avec un esclave noir durant son absence, s?est jur? d??pouser une vierge chaque soir, de la d?florer et de la tuer au matin. Sh?h?razade demande alors ? son p?re, le vizir, de lui laisser ?pouser le roi. Elle prie ensuite sa s?ur (ou son intendante selon diff?rentes versions), Duny?z?d, de lui demander de raconter une histoire en pr?sence du roi. Sh?h?razade, ne terminant jamais ses r?cits avant le lever du jour, r?ussit donc, par la ruse, ? ?viter l?homicide (ou devrait-on dire le ?f?minicide??) du roi gr?ce ? la curiosit? de ce dernier, d?sireux de conna?tre la fin des contes. Au bout de mille et une nuits, il la gracie apr?s qu?elle lui eut donn? un fils (ou trois selon les versions).
Ce cadre embo?te tous les autres contes, de nuit en nuit. Mais Sh?hriy?r et Duny?z?d s?effacent rapidement au point que seul le nom de Sh?h?razade est mentionn? lors des changements de nuits. L?histoire de Sh?h?razade, qui constitue le contexte narratif, permet ainsi de juxtaposer des contes qui n?ont aucun lien entre eux et qui ont grossi le contenu des Nuits de si?cle en si?cle. La particularit? des Nuits repose dans le fait que ses contes sont sous une forme dite ench?ss?e [22] ou en tiroir. En effet, le lecteur rencontre d?abord un narrateur qui relate le cadre liminaire, l?histoire de Sh?h?razade. Celle-ci raconte ensuite au roi un conte, par exemple le Conte du tailleur, du bossu, du Juif, de l?Intendant et du Chr?tien [23] . Dans ce conte, o? le bossu est au centre, elle raconte une ? une les histoires du courtier chr?tien, de l?intendant musulman, du m?decin juif et du tailleur. Ce dernier raconte ? son tour l?histoire d?un barbier. Le barbier, quant ? lui, raconte celle de chacun de ses six fr?res. Cette m?thode permet donc ? Sh?h?razade d??terniser le r?cit et d??loigner l?heure fatale. Cela ajoute aussi ? la diversit? de l??uvre puisque chaque nouveau conte n?est pas n?cessairement en lien avec le conte pr?c?dent et que m?me le genre du conte peut alors se modifier.
De fait, plusieurs genres diff?rents sont pr?sents dans les divers contes [24] . Cela prouve du m?me coup la variabilit? des auteurs. On trouve d?abord des contes de ruse o? le personnage central ?vite la mort ou d?autres situations p?rilleuses par ses tours ou par la force de son esprit. Tel est celui de Sh?h?razade, qui gr?ce ? ses contes, peut amadouer le roi, ou encore le Conte du P?cheur et du D?mon [25] o? le p?cheur ?chappe au sort du d?mon en jouant l?incr?dule face ? sa capacit? d?entrer dans sa bouteille. Aussi, les Nuits comportent des histoires merveilleuses, probablement les plus connues, o? les g?nies, les sorci?res, les f?es ou les m?tamorphoses sont au centre du tableau. On peut placer parmi cette cat?gorie bien des histoires; citons seulement le Conte du Marchand et du D?mon dans laquelle ?la femme du prince des ?les Noires a chang? dans sa ville les musulmans en poissons blancs; les zoroastriens en rouges, les chr?tiens en bleus, les juifs en jaunes.? [26] Un autre genre pr?sent sont les aventures amoureuses. On les retrouvent entre autres dans le Conte d?Ayy?b le Marchand, de son fils Gh?nim et de sa fille Fitna [27] o? un amour courtois entre Gh?nim et la compagne du calife, Q?t al-Qul?b, transpire tout au long du roman. Par ailleurs, on retrouve des ?pop?es comme le conte, digne de l?Iliade, du roi ?Umar an-Nu?m?n et de ses deux fils Sharr K?n et Daw? al-Mak?n [28] dont l?action s??tend de la Mekke ? Constantinople en passant par J?rusalem, Bagdad, Damas et C?sar?e de Cappadoce, et dans lequel les h?ros ?achiliens? musulmans moissonnent les t?tes des Crois?s byzantins ? coups de cimeterres et d?invocations du Mis?ricordieux apr?s moult p?rip?ties des fils du roi an-Nu?m?n. Enfin, on retrouve des anecdotes, tel le conte du bossu ou ceux d?Haroun ar-Rachid, et des fables diss?min?es dans plusieurs contes et faisant l??loge des bienfaits du respect des principes de l?Islam. Ces ?loges ou les d?monstrations des ?rudits quant ? leur connaissance du Coran ou de la science de gouverner prennent parfois une trop grande place dans certains contes, comme le font Nuzhat az-Zam?n ou Dh?t ad-Daw?h? avec les cinq jeunes filles devant Sharr K?n et an-Nu?m?n respectivement [29] . Cela finit par lasser le lecteur dont la tentation de sauter des nuits augmente ? mesure que ces longs discours s??ternisent.
La fa?on dont les contes sont rendus ? l??crit varie elle aussi. Si le texte original est r?dig? en prose, notons qu?il est parsem? de vers souvent emprunt?s ? des po?tes arabes connus [30] . Ces vers servent ? exprimer l??motion des personnages ou ? faire le pan?gyrique de califes ou du Proph?te. On retrouve par ailleurs des styles d??criture qui passent d?un niveau de rue vulgaire ? un niveau litt?raire soign?. Cela s?explique en partie parce que les manuscrits arabes auraient servi plus d?aide-m?moire [31] pour des conteurs s?adressant ? une foule illettr?e que de r?cits faits pour ?tre lus d?un public ?rudit. Car il ne faut pas oublier que les Nuits existent d?abord pour ?tre cont?es. On devine alors l?origine des exag?rations titanesques qui se retrouvent dans l??pop?e d?an-Nu?m?n o? des millions de Crois?s, d?crits comme des couards puants et f?lons, ne parviennent pas ? an?antir une poign?e de ?vrais croyants? fid?les au Dieu unique et ? son Proph?te qui chevauchent jusqu?aux portes de Constantinople en prof?rant que Dieu est le plus grand et qu?il n?y a pas d?autre dieu que Dieu. On peut facilement imaginer un conteur subjuguant ses auditeurs en donnant ainsi aux h?ros une vaillance grandement accrue face aux nombreux Infid?les byzantins. Les traducteurs europ?ens, quant ? eux, ont choisi de transformer les niveaux d??criture afin que les contes puissent ?tre lus, car la publication d?un recueil de niveau populaire risque de ne pas trouver preneur chez des lecteurs qui prennent plaisir ? d?guster les mots [32] . C?est donc Galland qui, le premier, malgr? toutes les modifications et ajouts qu?il leur a apport?s, aura fait des Nuits un recueil litt?raire destin? ? ?tre lu. On ne peut donc que le remercier d?avoir fait conna?tre ? l?Occident ce morceau de culture arabe.
Notons en terminant que Jamel Eddine Bencheikh [33] et Andr? Miquel, que l?on peut qualifier de sp?cialistes des Nuits et comptant chacun de nombreux ouvrages sur le sujet, ont consid?r?, dans leur version des Mille et Une Nuits [34] , la plupart des traductions existantes, en plus des manuscrits originaux [35] , pour produire les trois tomes utilis?s dans cette analyse, ce qui en fait l?une des ?ditions fran?aises les plus proches de l?original arabe et prenant ce qu?il y a de meilleur des traductions [36] . Un int?r?t suppl?mentaire est apport? par cette ?dition du fait qu?ils font bri?vement une pr?sentation de chaque conte et que les tomes poss?dent un glossaire des termes et personnages cit?s dans les contes ainsi qu?une carte g?ographique indiquant les lieux mentionn?s. Quant au style d??criture, ils ont eu le g?nie de rendre les ?l?ments vulgaires comme les insultes, les menaces de mutilations ou de mort, ainsi que les ?l?ments ?rotiques, par un vocabulaire recherch? et diversifi?, organis? par une syntaxe brillante, le tout bien loin du langage de rue. On ?prouve paradoxalement du plaisir, purement litt?raire, ? lire des insanit?s. Le d?faut de cette ?dition r?side dans le fait qu?elle est incompl?te, c?est-?-dire que les contes pr?sents dans les trois tomes sont des contes choisis et qu?il manque au total 556 nuits. Mais les ?diteurs stipulent que cette traduction est ?destin?e ? para?tre dans l??dition compl?te des Mille et Une Nuits pr?vue dans la Biblioth?que de la Pl?iade?, ce qui laisse pr?sumer, esp?rons-le, qu?ils poursuivent leur ouvrage afin de compl?ter le recueil. En attendant la suite de l?excellente traduction fran?aise de Bencheikh et Miquel, ceux que les Nuits obs?dent pourront consulter toute la litt?rature qui a ?t? ?crite ? leur sujet pour tenter de les analyser de contes en contes jusqu?au mot ? mot. On n?a qu?? jeter un ?il sur les bibliographies des divers livres pour se rendre compte de la richesse des ?tudes sur cette ?uvre.
Personnages-type et th?mes principaux
Les Mille et Une Nuits, par leur ampleur et leur diversit?, abordent bien s?r de nombreux th?mes. Un ouvrage exhaustif qui r?pertorie tous les th?mes des Alf laylah wa laylah est le classique de Nikita Eliss?eff, Th?mes et motifs des Mille et Une Nuits [37] . D?autres analysent encore plus en profondeur certains aspects comme Jean-Louis Laveille avec Le th?me du voyage dans les Mille et Une Nuits [38] ou Malek Chebel avec La f?minisation du monde, essai sur Les Mille et Une Nuits [39] . Mais sans consulter ces livres, ? la seule lecture des contes, il est possible de d?tacher des th?mes principaux et des personnages-type. Les personnages et les th?mes sont ?videmment ?troitement li?s, puisque ce sont les acteurs des contes qui v?hiculent toute l?id?ologie des Nuits.
Ce qui frappe d?abord, et ce, au tout premier conte du roi Sh?hriy?r et de son fr?re Sh?h Zam?n, c?est la consid?ration de la femme. On n?en doute pas, les contes ont d?abord ?t? cr??s par les hommes. Ceux-ci pr?sentent donc, d?s les contes pr?coces, la femme comme un ?tre perfide, commettant l?adult?re avec un autre personnage-type, un esclave noir. Ainsi, les deux fr?res cit?s plus haut surprennent leur femme respective en flagrant d?lit d?adult?re. Non contents d?avoir ?t? trahis, ils se font violer par la femme d?un g?nie endormi qui avait fait auparavant 98 victimes! Pire, la femme, dans certains contes, va m?me jusqu?? vouloir ?liminer son mari, apr?s l?avoir tromp?, en le m?tamorphosant en chien dans le Conte du Marchand et du D?mon et en transformant ses jambes en pierre dans celui du P?cheur et du D?mon. L?esclave noir repr?sente le vice et la virilit? ? laquelle la femme ne peut r?sister, celle-ci se laissant m?me insulter pour conserver les faveurs de l?esclave noir comme le montre cet extrait o? il s?adresse ? une femme mari?e :
?Tu mens, esp?ce de putain. Je jure par la virilit? des Noirs ? et qu?elle soit r?duite ? n??tre plus que celle des Blancs ?, je jure que si tu t?attardes encore une seule fois, je ne serai plus ton amant et ne mettrai plus mon corps sur le tien. Maudite sois-tu, comment peux-tu me d?laisser pour suivre tes d?sirs, ? puante, chienne, la plus ignoble des Blanches!? [40]
Si elle est d?abord pr?sent?e comme source du malheur des hommes, la femme est en contrepartie loin d??tre une sotte. Dans bon nombre de contes, elle est savante, connaissant ? fond le Coran, l?histoire islamique et la science de gouverner. Par son ?rudition, elle impressionne m?me tous les grands hommes de la cour, dont le vizir et surtout le calife pr?t ? donner tout son royaume pour s?approprier une telle femme. C?est ce type de femme qu?on retrouve entre autres dans L??pop?e d?an-Nu?m?n avec la fille de ce dernier, Nuzhat az-Zam?n, et les Byzantines Abr?za et sa grand-m?re, la ?maudite vieille rou?e? Shaw?h? ad-Daw?h?. On pourrait placer dans cette cat?gorie Sh?h?razade, qui par sa ruse, parvient ? s?attirer la gr?ce du roi et, par le fait m?me, ? sauver toutes les femmes. Dans les contes, certaines femmes poss?dent des pouvoirs magiques. Il y a d?abord celles, sorci?res f?lonnes, qui m?tamorphosent leur mari en animaux ou les p?trifient, nous en avons d?j? parl?; et celle qui, au contraire, rendent aux m?tamorphos?s, par aspersion d?eau, leur apparence humaine apr?s les avoir reconnus sous une forme animale et ensuite de quoi elles ?pousent l?homme d?livr? du sort [41] . Enfin, n?oublions pas que la femme est aussi victime ? travers les r?cits. Enlev?e, enferm?e dans un coffre, enterr?e vivante, menac?e de mutilation ou de mort, battue, viol?e, assassin?e, elle subit tous les s?vices imaginables. ? titre d?exemple, citons seulement cette phrase choquante qu?un B?douin crie ? Nuzhat apr?s l?avoir kidnapp?e: ?par mon bonnet [?], si je t?entends encore pleurer, je t?arracherai la langue pour la fourrer dans ton vagin!? [42] Le conte-cadre lui-m?me des Nuits, o? Sh?hriy?r se venge de l?affront subi en ?gorgeant une vierge innocente chaque matin, commence dans un esprit de violence envers la femme.
La femme dans les contes des Nuits
M?me si la gent f?minine occupe une grande place au sein des Nuits, elle n?en est pas le h?ros principal (si l?on ne tient pas compte de Sh?h?razade). De fait, c?est plut?t un homme, souvent prince ou riche marchand, qui est le pivot de chacune des histoires. Ce personnage central, typiquement respectueux des valeurs de l?Islam, juste et vaillant, est soit trahi par un proche, son ?pouse, sa fratrie ou toute autre personne en qui il avait mis sa confiance, soit il c?de ? la curiosit? (par exemple de voyager pour voir du pays) ou dilapide sa fortune. Il lui arrive alors moult aventures plus p?rilleuses les unes que les autres, o? il doit s?exiler dans une autre ville, loin de chez lui et o? il rencontre de nombreux personnages ayant v?cu la m?me infortune que lui, chacun ayant son histoire ? conter. Il conna?t alors la mis?re, la faim, le vol et la tromperie. L?homme, tr?s ?motif, se lamente, pleure sur sa pauvre condition, p?lit, maigrit et s??vanouit [43] . Un brave homme, petit marchand ou chauffeur de hammam, d?sireux de faire une action qui lui attirera la gr?ce d?Allah, le prend alors en protection sous son toit sans savoir qu?il a devant lui un fils de roi d?chu. Le protagoniste est ensuite soign?, nourri, lav? et v?tu des plus beaux v?tements du bon samaritain jusqu?? ce qu?il soit remis sur pied et qu?il d?cide de retourner dans sa ville d?origine, accompagn? du sauveur qui consid?re alors comme son fils l?homme aid?. La chance revient ensuite au h?ros qui r?ussit ? conter son histoire au calife, lequel lui remet une robe d?apparat, lui offre ses plus belles femmes et le place ? la t?te de sa ville d?origine apr?s avoir puni les coupables [44] .
Calife arabe
L?homme peut aussi se retrouver devant un roi qui le condamne injustement ? mort pour une action non commise comme dans le Conte du Bossu. Tel Sh?h?razade, il demande au roi de lui laisser entendre son histoire avant de faire ex?cuter la sentence. Celui-ci, ?mu par le r?cit, lui laisse la vie sauve et va m?me jusqu?? le r?compenser. Notons enfin que l?homme, lorsqu?il s??prend amoureusement d?une femme, en perd la raison et va jusqu?? dilapider toute sa fortune et risquer sa vie pour ?tre aupr?s d?elle [45] . La femme poss?de donc une arme, son charme, qui lui permet de dominer l?homme ? sa guise, comme le fait Abr?za, cette femme chr?tienne qui mate facilement le grand guerrier musulman Sharr K?n [46] .
Finalement, on retrouve les g?nies, ou djinns, lesquels sont de deux types. D?abord, les d?mons qui n?ont pas de ma?tre, dont la mythologie seraient d?origine indopersane, reli?e au polyth?isme hindou [47] . Ils peuvent reconna?tre les humains, ils enl?vent les femmes, s?en prennent aux hommes et personne ne peut les contr?ler sauf d?autres g?nies ou leur contrepartie f?minine, les femmes djinns, avec qui ils peuvent engager un combat f?roce en se m?tamorphosant tant?t en serpent, tant?t en dragon, tant?t en feu [48] . Ou bien encore ils aident deux amants lointains ? se retrouver et les font voyager d?une ville ? une autre en une seule nuit [49] . D?autre part, on retrouve d?autres djinns qui n?ob?issent qu?? un ma?tre possesseur d?un talisman, comme la lampe d?Aladin. Ceux-l? ne reconnaissent pas les humains qui tant?t peuvent ?tre leurs amis ou tant?t leurs ennemis selon le possesseur du talisman. Ces g?nies seraient quant ? eux d?origine ?gyptienne [50] .
Le bon g?nie
Ce sont donc l? quelques personnages typiques pr?sents dans les Nuits. On remarque une emphase sur le th?me de la tromperie ou de la trahison, la femme ?tant souvent celle qui commet l?acte de f?lonie envers un prince vertueux. L?id?e de l?aventure et du voyage transpire aussi de ces contes par toutes les p?rip?ties et les exils dont sont victimes les protagonistes de l?ouvrage, ces aventures d?coulant souvent d?une trop grande curiosit?. Mais cette curiosit?, lorsqu?elle est pr?sente chez le roi ou le calife ayant prononc? une sentence fatale, entra?ne aussi la gr?ce du condamn? qui raconte son histoire. La cl?mence est donc un th?me important des Nuits; elle est d?ailleurs accord?e durant mille et une aubes ? Sh?h?razade. N?oublions pas l?id?e de la magie gravitant autour des g?nies et de certaines femmes dot?es de pouvoirs surnaturels de m?tamorphoses. Enfin, un th?me omnipr?sent dans tous les contes est celui de la religion. On retrouve en effet de multiples allusions ? Dieu et au proph?te. Les personnages n?h?sitent pas ? invoquer Dieu au moindre danger et ? crier Son nom lors des batailles contre les Crois?s. L?Islam est bien s?r la religion dominante, mais les Chr?tiens, les Juifs et les Zoroastriens sont aussi repr?sent?s dans les contes. Le conte du roi an-Nu?m?n est particuli?rement int?ressant dans ce domaine puisqu?il nous donne une vision, bien entendu exag?r?e, qu?avaient les Musulmans par rapport aux Chr?tiens byzantins durant les Croisades.
Conclusion
Pour conclure, j?aimerais citer Nikita Eliss?eff qui affirme qu?il ?est difficile de circonscrire les limites et le contenu des Nuits, car ils varient selon les pays et les ?poques, c?est une for?t o? chaque saison fait surgir d?autres plantes. Nous n?avons pas ? notre disposition un texte bien ?tabli, mais une collection sans cesse compl?t?e. C?est un tapis aux vives couleurs tiss? par diff?rents conteurs arabes, o? l?on peut retrouver une image du monde arabo-islamique des six premiers si?cles de l?H?gire.? [51] C?est en effet une fresque culturelle d?une autre ?poque qui, malgr? son style d??criture peu recherch? en arabe, pourrait ?tre rang?e aux c?t?s des classiques comme l?Odyss?e d?Hom?re. Si l?id?e de tromperie poss?de une place centrale dans le r?cit, celle de la cl?mence est tout aussi importante. On peut y voir l? une fable morale, mais ? la lecture de ces histoires ench?ss?es, l?objectif premier, si facilement atteint, est clairement de divertir. Les Alf laylah wa laylah nous entra?nent dans un monde o? l?univers magique et imaginaire s?harmonise avec les r?alit?s historiques, souvent d?form?es par des conteurs enthousiastes, d?un monde arabe domin? par l?Islam. Les Mille et Une Nuits m?ritent bien plus que leur connotation juv?nile et de nombreux contes autres que ceux des Aladin, Ali Baba et Sindbad n?attendent qu?? ?tre lus et mis en images. Les quelques traductions europ?ennes qui ont v?ritablement r?pandu cette parcelle du monde arabe hors de l?Orient ont su donner aux Nuits un niveau litt?raire acceptable et les consacrer ?uvre ?crite agr?able ? lire, mais il n?en demeure pas moins que le plus grand plaisir demeure sans doute de se faire raconter ces aventures merveilleuses par un conteur envo?tant, n?h?sitant pas ? modifier les histoires selon les r?actions des auditeurs.
dany
?