Said Sayagh à son ami Arrik Delouya
Posté par:
Arrik (IP enregistrè)
Date: 09 octobre 2010 : 11:06
Jérusalem Bayt ha Mikdash
par Said Sayagh
S’il y a un rêve que je l’ai longtemps caressé, c’est celui-là. Je l’ai redouté aussi et, fini par le considérer comme une chimère, un de ces délires qui nous assaillent et qu’on n’arrive pas à évacuer.
Aller en terre sainte, reposer ma tête sur le Kotel, me retrouver avec des hommes et des femmes qui seraient mes frères, mes sœurs, mes cousins, mes cousines. Et si ce n’était qu’une illusion, un délire identitaire longtemps étouffé !
Au moment où j’ai commencé à y croire fermement, un vilain nuage venu des contrées glacées a failli le réduire en cendres. Et puis, je me suis retrouvé à l’aéroport ; la joie et l’angoisse se disputant mon ventre noué.
Dans l’avion, une logorrhée aigue s’est emparée de moi. Les victimes, un couple ; l’homme, une kippa auréolant sa tête brune geai, la femme, belle et docile, les grands yeux écarquillés par la surprise ou la bienveillance ; tous deux ont prêté une oreille bienveillante à mon récit intarissable sur mes ancêtres juifs, sur le judaïsme marocain, sur Lalla Soulika.
Les mots les plus sophistiqués, les plus précis, les plus nuancés ne sauraient décrire le bouleversement, paisible, qui m’a saisi durant ce séjour en Israël. Entre l’instant où Victor Aflalo, l’homme, le vrai, m’a accueilli à l’aéroport Ben-Gourion et celui où il m’a ramené dans ce même lieu, il s’est écoulé des temps immesurables, des temps compacts qui résument les siècles et amplifient les instants les plus brefs.
J’avais imaginé des centaines de fois la scène où je réunirais toutes mes plaintes, protestations, reproches, invectives accumulés depuis de années et j’irais, la nuque raide demander des comptes.
Je descends de ces juifs convertis à l’Islam, dans la confusion et les péripéties de l’histoire. Mais les racines sont plus puissantes que l’histoire. Les racines demeurent en dépit de toutes les inconstances des jours.
Même si tout le monde était musulman, les juifs convertis sont toujours objet de suspicion. Même s’ils ne sont plus juifs dans leurs rites, ils resteront les « autres juifs », jamais musulmans totalement.
Un fatras confus entremêlait mes sentiments et mes idées à propos de cette question comme plusieurs pelotes de laine confondues, indémêlables dans un même sac.
On n’en parlait jamais à la maison. On espérait toujours passer inaperçus, échapper aux insultes, insinuations, regards méprisants ou détournés et crachats par terre. Je redoutais ce que les gens me renverraient en devinant ce que cachait mon nom. Je devais forcer les accents, cacher les moindres signes qui rappelleraient quoi que ce soit de ce qui peut être juif.
J’ai fait d’autres rêves, dont celui-ci :
Je suis un petit garçon. Je m’appelle Douidou fils de Shalom Sayagh le bijoutier et de Zahra Benaros. Mon père, souvent inquiet, me montre plusieurs fois comment aller de la maison à sa petite boutique où il s’entasse avec ses outils, ses œuvres, ses caisses, ses babouches... Il insiste pour que je ne dévie pas d’un pas du chemin qu’il me montre.
Il me réprimande dans un mélange d’hébreu et d’arabe lorsque je désigne la canne alléchante du marchand de nougat et réclame un morceau de la délicieuse pâte blanche aromatisée à la fleur d’oranger.
Il me montre, pour la centième fois, le chemin à suivre pour aller à la petite synagogue du Mellah. Il me fait répéter ce que je dois faire au cas où quelqu’un que je ne connais pas me propose du nougat ou m’invite à l’accompagner quelque part.
Je courrai à toute allure laissant tomber mes petites babouches noires faites par mon oncle Messaoud le chrabli toujours assailli par les jolies femmes du Mellah et même d’au-delà de mon petit monde clos, me réfugier dans la boutique de l’un de mes oncles paternels ou maternels. A défaut, il faut que je courre à la maison.
Il me fixe de ses yeux peu sévères pour que je baise la main du rabbin à la barbe hirsute et blanche qui passe son temps à nous faire ânonner, moi, mes cousins, les cousins de mes cousins et les petits voisins, des litanies auxquelles nous ne comprenons pas grand-chose.
Il m’apprend à essuyer avec les chiffons que lui prépare ma mère, des bracelets en or, des bagues, des boucles d’oreilles ; des bijoux, beaux, qui lui amènent des acheteurs de très loin.
Il bavarde avec eux des heures et des heures. Il fait venir de la maison des plateaux de thé à la menthe et de gâteaux faits par ma mère et qui soutirent des cris admiratifs aux clients.
Moi, je prie pour qu’ils achètent. Mon père dit que notre vie est fragile qu’il y a des gens qui n’attendent que des prétextes fallacieux pour nous attaquer, nous dépouiller.
J’aime accompagner mon père dans sa petite boutique. J’entends le claquement des babouches sur les dalles et je vois les murs fissurés et croulants blanchis à la chaux blanche, trop blanche. Je ne m’ennuie jamais. J’apprends toujours des choses. Mon père me dit qu’il lui tarde que j’apprenne à ciseler, enchâsser les petites pierres brillantes. Il dit que ses yeux commencent à lui faire mal quand il reste longtemps concentré à régler les fermoirs et ajuster les maillons des petites chaînes.
Moi, mes yeux voient tout, mais il ne faut pas que je le dérange quand il travaille.
J’entends les bruits des différents outils du mellah d’entremêler et se croiser avec les bourdonnements des discussions, des négociations, des prières des plaintes contre tous les maux de santé, les sauterelles, les rats et, des mélodies mielleuses.
Des fois, je préfère rester à la maison. J’aime voir ma mère pétrir le pain qui lève avec la pâte prélevée du pain de la veille. J’aime le bruit de la pâte bien malaxée qui repose comme un bébé repu. Quand mes nombreuses tantes nous rendent visite avec mes cousines et mes cousins aux yeux trop grands pour leurs visages doux et pâles, cela sent la fête, les fêtes joyeuses, bruyantes et, fatigantes pour ma mère.
Caressé par les doux et riches tissus des caftans, ksoua, et autres badia des femmes, j’écoute la vie du monde proche et lointain. Les mariages, les bar-mitsvas, les cérémonies de Tahdid. J’entends ce que disent les uns et les autres, les commentaires des uns et des autres, ce que chacun aurait fait à la place des uns et des autres.
J’entends les récits détaillés sur Bahloul le mendiant dérangé, saisi par un étrange délire et ne cessant d’invoquer la colère de HaKadosh BarokhHo. Il me fait peur ainsi qu’aux autres enfants tout en suscitant en nous une drôle de compassion. Quand on finit de parler de Makhlouf le marchand de beignets, de Youssef le ferblantier, d’Elie le matelassier, de Friha la femme de Saadia l’épicier on passe aux nouvelles des mellahs des autres villes.
J’entends parler des hiloulas à nos saints qui sont aussi les saints des voisins musulmans qui n’habitent pas au mellah.
Je me glace de terreur quand on dit qu’Ils ont forcé les portes, cassé tout ce qui se casse, brûlé tout ce qui brûle, maisons, boutiques, synagogues, qu’Ils ont frappé, violé, tué.
J’ai peur des bruits méchants qui brisent la joie de vivre du mellah terré comme pour se protéger et protéger la lumière qu’il recèle.
Je n’ai pas peur des disputes dans les petites venelles sombres. Je déteste les disputes des parents, tous les parents. Elles prennent des allures d’orages et de colère du ciel. C’est comme si HaKadoshBarokhHo allait rompre les milliers d’années d’attente, de patience et d’espoir. L’espoir d’un départ attendu et redouté à la fois.
Ces histoires me semblaient lointaines jusqu’au jour où une foule en furie s’abat sur la Mellah et le dévaste. J’en suis encore hébété. Une peur m’habite toujours et m’empêche de faire confiance et d’être heureux complètement.
Depuis, J’ai l’impression d’avoir pour mission indicible, folle et inavouable, même pas à ma mère, de ramener tous les juifs pris , convertis, blessés à une joie de se dire totalement héritiers de leurs juifs d’ancêtres sans entrave ni condition.
J’ai mangé des Falafels à Jérusalem. Ils étaient forts et bons. D’abord, je suis monté vers la ville de l’Eternité. Le site est accidenté mais doux, les collines se font face, les rues montent et descendent, en lacets, se coupent, bifurquent.
De loin, elle ressemble à une clairière enchâssée dans les collines vertes. Rien ne ressemble plus à un temple qu’une clairière. Et, j’ai compris le sens de cette ascension.
Non seulement en raison du relief qui donne l’impression que la terre fait un effort vers le haut et le ciel vient à sa rencontre. Si tu montes à Jérusalem, Jérusalem descend à toi. La sensation étrange de pénétrer un espace particulier, unique, un sanctuaire, Baït ha Mikdash, destiné à l’Unicité, à la Paix, au lien indéfectible entre les hommes, tous les hommes et le ciel, est présente tout le temps. Jérusalem est d’abord un temple. Un temple, on n’a pas besoin de le chercher. Il doit être là, érigé à jamais. On l’attend au centre.
J’ai déambulé dans les rues animées, sans précipitation. Mille visages se mirent dans mille visages. La face d’Israël est la face de l’Homme, tout l’Homme. J’ai vagabondé, parmi les étals d’artistes qui s’évertuent à faire de cette terre des médaillons de colombes fragiles et délicates dans l’attente d’une fraternité festive, des étoiles bleues, des lettres qui suggèrent une matrice commune aux peuples qui ont écrit, qui écrivent. J’ai parlé, marchandé dans toutes les langues d’aujourd’hui, avec des commerçants venus de Perse, du Yémen, de Russie... J’ai entendu toutes les déclinaisons de l’hébreu, mêlées à tous les accents du monde ; plus de cent cinquante nationalités sertissent la mosaïque Jérusalémite, hiérosolymitaine, si vous voulez.
J’ai fini par monter dans un taxi. Le chauffeur qui habite en Cisjordanie, tient à ce que ses enfants parlent hébreu et rêve de paix. Il lit fièrement en arabe les noms des rues, les directions annoncées sur les pancartes. Partout l’arabe accompagne l’hébreu. Ai-je le droit de rêver ! Le sympathique chauffeur m’a amené dans les lieux de la mémoire.
Jérusalem est la mémoire de l’Homme. Elle est la litanie incessamment répétée des noms qui ne s’épuiseront jamais depuis que l’Homme a découvert sa nudité, jusqu’aux frissons de terreur qui vous glacent à Yad Va Shem. L’angoisse d’une disparition programmée ne vous lâchera plus. Je me remémore mon poème :
Où étai-tu où étais-je quand s’est levée la nuit
Et que les jours ont noirci
Et que les vert kaki vertes et grosses plantes
Ont immolé les agneaux immolés
Les agneaux par milliers de milliers
Et le sang des corps frêles a coulé
Rouge rouge dans le noir noir de la nuit
La lumière qui brillait cette nuit
Etait-elle une lumière
Elle brillait de ce gris
Si gris si gris qu’il est noir
Elle est noire la lumière noire l’as-tu vue
Au zénith de la nuit du silence
Tous les cris tous les feux toutes les suies
Toutes les femmes tous les hommes tous les enfants
Pas de bruit dans ce noir nuit de nuit
Aujourd’hui, je suis à Jérusalem et Jérusalem est là. Les différents temps historiques et sacrés s’y mêlent dans un enchevêtrement qui la singularise parmi toutes les cités, qui la rend unique.
En descendant lentement vers le parvis, j’ai eu l’impression de me rapprocher de choses possibles en moi, enfouies, tues, plus profondes que mes désirs, mes préoccupations et mes colères. J’eus l’impression que mes discours, mes discussions, mes efforts constants de m’adapter aux arrangements changeants du monde fébrile où je vis, étaient en surimpression confuse, des pages d’un écrit qui n’était pas le mien. Ce qui resurgissait ce sont les rêves anciens, une nostalgie d’accostage, d’arrivée, de repos, presque de retour dans une matrice originelle.
Puis, le mur ! Il n’y a eu ni crissements de freins, ni coups de klaxon, ni sirène d’alarme, ni vociférations, je n’ai entendu que des psalmodies secrètes, chuchotées dans un balancement obstiné proche de l’ivresse.
Et le rêve du temple me reprend. Je ne sais par quel lien formel ou implicite. Les lieux d’élévation, mont de Judée, mont Scorpus, mont du temple, mont Herzl, se renouvellent, assurent la résurrection et donnent corps à l’Eternité.
J’ai la conviction que Jérusalem
m’aime.
J’ai posé ma tête sur la vieille pierre, je l’ai caressée comme je caressais le visage de ma mère. Ma main sent les rides, les interstices, le polissage des années et les bruits des temps, de tous les temps.
J’ai glissé mon petit mot dans l’intimité d’une fente. Le ciel est dans la pierre. Je le touche. Et ce mur, indéfectiblement ami du temps, n’a pas peur des péripéties, accueille, imperturbable, le monde entier. Jérusalem est le monde et j’en suis.
Des orants se dandinent, chacun à sa manière. Des mouvements pour que le sens ne s’échappe pas, pour que les mots ne se chargent pas de ce qui les éloigne de leur signification. Chacun trouve son rythme. Chacun est suspendu individuellement à sa prière. A aucun moment je ne me suis senti différent ou que ce qui me distingue me trouble ni trouble quelqu’un.
Que ne donnerais-je pour qu’une main me caresse les cheveux, me prenne par la main et m’amène à la maison. Que ne donnerai-je pour que ces visages familiers soient ceux de mes frères et amis pour toujours.
Alors, moi aussi j’ai prié. Pelotonné sur moi-même, j’ai marmonné dans mes oreilles.
J’ai prié pour la paix et la liberté.
J’ai prié en silence face à la vénérable vieille pierre.
Que la lumière ne s’éteigne pas sur l’or de cette terre.
Que le milliard de glaives se figent, ploient et fondent comme sel.
Que les chaînes défaites ne se referment plus sur les mains ouvrières.
Que le mont ne se noie plus dans l’immensité des sables.
Que les vapeurs des noires huiles n’obscurcissent point le soleil de l’aube.
Que la chape de plomb ne cache pas les voutes du ciel.
Que les rires innocents montent au-dessus des cris des hyènes.
Que les bottes n’écrasent plus les escarpins.
Que mes racines reprennent vigueur et me nourrissent de leur sève.
Je ne suis rien pour prier ainsi, rien du tout. Je ne sais pas pourquoi à cet instant une certitude m’a dit que c’est possible.
J’ai imaginé l’espace autour du temple, noir de monde, de toutes les tribus, des clameurs dans toutes les langues. Un monde de paix.
Etends ta paix et couvre m’en avec le monde, Jérusalem.
Je n’ai pu voir qu’un petit bout de la Cité des Cités. J’en rêverai tous les jours et,
je reviendrai.
Tout d’un coup, apaisé, j’ai glissé mon petit mot, sans effusions, dans une proximité avec l’Insondable, presque familière, qui libère la raideur de la nuque et nettoie un abcès endurci.
Cette pierre de Jérusalem qui est la seule qui sache souffrir, je dirai qui a appris à soigner ses blessures, connait l’instant où j’ai déposé mon baiser. Cette pierre est restée là comme une racine, quand les enfants s’étaient envolés. Cette pierre est toujours en veille, et attend le retour.
Arriko