Mon Sédère Gâché
Un conte extrait des "contes du Mellah" par
le Rabbin Raphaël Perez
Si quelqu'un vous dit que les fêtes n'ont pas d'odeur, ne le croyez pas. Car de deux choses l'une : ou bien il n'a jamais parcouru les rues d'un Mellah à la veille des fêtes, ou bien il ment. Et si malgré tout il soutient qu'il a passé une fête dans un Mellah, alors encore une fois de deux choses l'une : ou bien il a perdu son odorat, le pauvre, ou bien il ne sait pas distinguer entre les odeurs des fêtes et les autres. Ce qui revient au même. Car il faut vraiment avoir le nez bouché pour ne pas sentir au lendemain de Kippour par exemple, l'odeur des roseaux et des branches de palmiers avec lesquels nos braves Juifs construisent leur Soucca, se mêlant à celle des "Etroguim"[1] et du "Ri'han"[2] que vendent d'autres braves Juifs, dans les rues du Mellah. Et Pessah ! La fête des fêtes ! La reine de l'année ! Eh bien ! sachez que l'odeur de Pessah commence à vous chatouiller les narines au lendemain même de Pourim alors que la "Chebakia"[3] est encore vendue partout et que les joueurs de cartes se rendent à peine compte qu'ils ont les poches vides. L'odeur est encore indéfinie, mais c'est sûr, elle a quelque chose qui fait que vous vous surprenez à fredonner les airs de la Hagada. Bientôt les airs et les phrases de la Hagada ne vous quittent plus. Ils vous collent comme faisant partie de vous-même. Vous sentez Pessah vous tendre ses bras et vous avez hâte de vous y jeter. L'odeur va s'intensifiant puis se précise de plus en plus. C'est un cocktail de chaux, de peinture, de matelas défaits, de tables et portes lavées à grande eau. C'est l'odeur du piment rouge que l'on pile, celle de la "Fakia", fruits secs et dattes qui accompagneront le petit verre de Ma'hia[4] tout au long de la fête. C'est l'odeur du blé que l'on nettoie. Et que c'est beau ces grains que les femmes font tomber en jolie pluie dans le "tbaq"[5] tout neuf, "Cachir" pour Pessah !
Votre imagination a tôt fait de moudre le blé et de le pétrir en Matsot que vous voyez sortir toutes chaudes du four de Messaoud. L'odeur même - ah ! l'imagination tentatrice - vous donne l'eau à la bouche. Mais soyez patient, je vous en prie ! Ce n'est pas ce soir Pessah. C'est seulement lorsque vous sentirez l'odeur de la 'Harossèt se mêlant à celle de la toile cirée et que vous verrez sur la "place des Ferblantiers", les dizaines de marchants de fleurs occasionnels que vous pourrez dire : "c'est ce soir !". Au fait, mon garçon, as-tu déjà les nouvelles chaussures ? Méfie-toi, les parents sont tellement occupés qu'ils oublient souvent de les acheter avant la fête. Il te faudra alors attendre l'Ostane, la mi-fête, pour les avoir. Dans ce cas, c'est dommage ! "Lilt-el-'Id"[6] est gâchée. Je te plains et je plains tes parents, surtout si tu es rouspéteur et pleurnicheur. Eh quoi ! il faut dire la vérité ! Pourquoi avoir peur ? Une fête de Pessah sans nouvelle chemise, sans nouveau pantalon et sans chaussures neuves, ce n'est pas une fête ! Car vous avez beau dire, rien à faire, la Matsa ne passe pas. Elle reste là , dans la gorge. Le chagrin l'empêche de passer... et vous n'arrivez pratiquement pas à prononcer un seul mot durant toute la lecture de la Hagada.
Je dois dire que pour ma part, je suis gâté cette année. On m'a tout acheté neuf. Tout, vraiment tout : chemise, pantalon, chaussures et même le béret. Rien ne manque. Mais l'an dernier, c'était catastrophique. Ce n'est pas que ma mère ne voulait rien m'acheter. Mais elle remettait chaque fois les achats au lendemain. Résultats : seule la chemise était neuve. Ah ! ce que j'ai pu pleurer, ce soir de Sédère ! Et comme mes parents étaient désolés. Les promesses, les cajoleries, les menaces, ne servaient à rien. Le chagrin était plus fort. En vérité, je voulais m'arrêter de pleurer. Mais vous comprenez, je n'arrivais pas.
Donc ce soir, tout ira bien. C'est sûr ! D'ailleurs, je connais ma Hagada à la perfection. Comment ne pas la savoir ? Tous les ans nous la répétons depuis Pourim ! Et puis, j'ai moi-même aidé à la fabrication des Matsot. C'est vrai, chaque fois, on me renvoyait du four, mais je ne voulais jamais partir. C'est plus amusant le four, avec el'allak qui prépare la pâte et toutes ces femmes assises sur des tabourets bas, en train de préparer les Matsot en poussant de temps en temps des youyous. Et ça bavarde, et ça crie de pourtout !
- Ya khlass, baraka[7] ! Faites vite ! Nous devons aussi faire nos Matsot. La journée est presque finie !
Il y a là aussi quelques hommes. De temps en temps, ils chantent un Psaume du Hallel.
- Eh ! les femmes, taisez-vous un peu qu'on entende le Hallel ! lance l'une de ces dames qui ajoute aussitôt :
- Allez "zghertou", poussez des youyous !
Je crois que la fabrication des Matsot est le spectacle le plus beau du monde, le plus gai, le plus bruyant.
Le boulanger, dans son trou, face à cette sorte de lucarne d'où se dégage une très forte chaleur, enfourne ou retire les Matsot sans être gêné le moins du monde par tous ces bavardages et ces cris. Tiens cette Matsa est belle ! Il la met de côté. Ce sera pour lui. Oui, oui, pour lui. Le boulanger prend toujours un tant pour cent sur les Matsot qu'il fait cuire. Il les choisit même ! Cela vous déplaît-il ? Tant pis ! Un dû, c'est un dû. Et s'il brûlait vos Matsot, hein ? D'ailleurs, vous devez aussi le payer en argent.
Nos Matsot ont presque toutes réussies. Quelques unes ont brûlé, mais ce n'est pas grave... Elles étaient toutes pincées au milieu, ce qui faisait un trou. De quoi faire un beau collier de Matsot.
Ce soir donc, ce sera la fête. Il n'y a déjà plus de 'Hamets à la maison. Nous l'avons brûlé. Ainsi brûleront nos ennemis et les ennemis d'Israël "Khouanna"[8]. Plus de 'Hamets, mais défense absolue de manger la Matsa. Si vous avez faim, vous n'avez qu'à manger des pommes de terre et des œufs bouillis. Des fèves aussi si vous avez envie. La journée est longue, trop longue, mais le soir ce sera beau : chemise neuve, pantalon neuf, et chaussures neuves. Les amis et les autres les verront ce soir.
Tout a une fin heureusement et même les longues journées de veille de fête ont une fin. C'est beau à la maison. Les bougies dans leurs chandeliers posés sur la table, s'élancent belles vers le plafond. Tout brille. Tiens, maintenant que c'est fête l'odeur est moins forte. C'est normal, non ? ! L'odeur est remplacée par la lumière et par une sorte de griserie merveilleuse. C'est beau un soir de Sédère. Surtout lorsque rien ne vient troubler votre joie.
KADECH, OUR'HATZ, KARPASS, YA'HATS, MAGUID. Est-ce que par hasard vous ne seriez pas un peu nerveux comme moi en ce début de Hagada ? Chacun lira un passage, même les filles, les grandes bien sûr. Lorsqu'on a été au 'hédèr de Rabbi Haïm, il est impossible de ne pas savoir la Hagada, même si l'on est une fille.
"Avadim Haïnou lefar'o bemitsraïm..." C'est là , paraît-il, que commence réellement la Hagada. Nous étions esclave chez Pharaon, mais ce soir, nous sommes libres. A preuve tous mes habits neufs et la beauté de la fête. Tout est merveilleux ce soir. Eliahou Hanabi viendra aujourd'hui, c'est sûr ! Il n'aura pas besoin de frapper à la porte. Elle est ouverte. Le prophète Elie nous annoncera l'arrivée du Messie qui nous mènera vers Erets Israël sur les ailes des aigles. Il viendra, n'est-ce pas, avant que je ne m'endorme ? "Amar Rabbi El'azar ben 'Azaria..." On entend des pas. Tout le monde subitement se tait. Est-ce le prophète Elie ? Non, pas possible ? !
- "Chkoune"[9] ? dit ma mère. Entre !
Non, ce n'est pas Eliahou Hanabi. C'est la femme de Chlomo l'associé de mon père. Du coup, je me fait petit, tout petit... Je ne suis pas là . Non, je ne suis pas là . Et puis, je ne sais pas lire. Je connais à peine le début de la Hagada. Où me cacher, où ? Tous les regards se tournent vers moi. Je fais comme si je ne comprenais pas. Un sentiment de révolte s'empare de moi. Pourquoi moi ? Juste ce soir où je commençais à me sentir un peu prince. Pourquoi pas mon grand frère ou ma sœur ? C'est injuste !
- "Koum ya bniini"[10]. Va chez Chlomo notre ami. Lui aussi a besoin d'entendre la Hagada. Tu feras une Mitsva.
La Mitsva, je vous assure, je m'en passerai ce soir. Ce que je veux, c'est rester ici, chez nous, avec mes parents, mes grands-parents, mes frères et mes sœurs. Je ne veux pas aller faire les Mitsvot.
- Va, mon fils. Ils t'attendent, sois gentil - intervient ma mère.
La mort dans l'âme, je me lève faire la Mitsva. La prochaine fois, je serai malade jusqu'au milieu de la Hagada. C'est décidé. Tant d'injustices un soir de Pessah, c'est trop. Chemin faisant, je pense à "Chlomo notre ami". Il n'a pas d'enfants et il ne sait pas lire, le pauvre. Et voilà que je me prends à m'attendrir sur son sort. Puis aussitôt : "il n'avait qu'à apprendre à lire ! Il n'avait qu'à aller chez Rabbi Haïm, comme tout le monde !" Je ne fais même pas attention aux accents de Hagada qui se répercutent de maison en maison. D'ordinaire, on a l'impression d'écouter dans la rue déserte un chant en canon.
Chez "Chlomo notre ami", c'est morne. La table est bien dressée, c'est vrai. Il y a aussi les fleurs et les bougies. Mais vous comprenez, ce n'est pas comme chez nous. Et l'odeur, on la sent à peine.
C'est à moi de faire les "Tkassem", de diriger le Sédère. J'avoue ne pas être très assuré, mais je suis décidé à finir vite la Hagada. J'arriverai peut-être à retourner dîner chez moi. Pour "Chefokh"[11], eh ! bien, ce n'est pas nécessaire. Il n'a qu'à ne pas l'entendre ; ou s'il veut, il peut venir chez nous. Surtout il faut éviter de traduire la Hagada en arabe. Sinon, j'en ai ici jusqu'au matin. D'ailleurs, je ne connais que les tous premiers passages en traduction arabe. C'est la vérité, je vous assure. Mais il faut sauver la face. Il faut montrer qu'on sait tout, un peu d'assurance, voyons ! Sinon, je vais faire honte à mon père. Je traduis donc les premiers passages en arabe. Après quoi j'avance sans traduction. Mais c'était compter sans la "’Ada", la coutume.
- Et la traduction ? s'étonne "Chlomo notre ami". "Ouili ouili"[12] ! Comment faire ? C'est écrit dans le livre bien sûr, mais c'est tellement difficile à lire et à comprendre ! La traduction ! Mais qu'a-t-il besoin d'une traduction ? Rien à faire, il faut la traduction. Anonner. C'est terrible d'ânonner et de ne pas comprendre. C'est encore plus facile de traduire dans son propre langage, comme on comprend. Mais non ! Ce qui est écrit est sacro-saint. Il faut lire.
Les lettres commencent à danser et la tête à tourner. Je réprime une forte envie de pleurer. Mais c'est honteux de pleurer, surtout devant des étrangers. Je crois qu'au fond, il est préférable de ne pas avoir de chaussures neuves que d'être exilé loin de chez soi. C'est la "Galouth", je vous assure. Demain soir, je ne viendrai pas, même si Eliahou Hanabi lui-même me le demande... Que c'est long ! Que d'obstacles sur ce chemin arabe de la Hagada. Je n'en peux plus. Prenant mon courage à deux mains je me décide de dévoiler que je ne connais pas la traduction. Je m'arrête alors de lire. Mais mon hôte a compris.
- Ecoute, dit-il, lis sans traduction.
Ah ! Quel soulagement ! Je ne me le fais pas répéter deux fois. La course, vite, plus vite ! Le chemin est libre. Les étapes sont franchies sans difficulté : les dix plaies, Dayénou, Matsa, Maror... Rien ne m'arrête, jusqu'au terminus : "Gaal Israël". Buvez votre coupe, ami Chlomo, buvez-la !
La suite des Tkassem se fait sans hésitations, mais toujours après lecture du mode d'emploi donné par la Hagada, bien entendu. Enfin "Choul'hane Orekh".
- Vous pouvez manger, dis-je triomphalement à mes hôtes, en fermant mon livre et faisant mine de me lever pour m'en aller.
- Où vas-tu ? demande la femme de Chlomo notre ami.
- Je vais à la maison.
- Mais non, reste, tu n'as pas encore mangé. Assieds-toi, ya bni[13] !
Que faire d'autre, sinon s'asseoir et manger ? Manger jusqu'au bout, jusqu'Ã l'Aphikomane. Mais ce n'est pas fini. Il reste encore "Chefokh".
Pourvu qu'on ne me retienne pas dormir ici !
[1]. Cédrats.
[2]. Myrte.
[3]. Gâteau en torsades au miel.
[4]. Eau de vie.
[5]. Plateau.
[6]. Le soir de fête.
[7]. Cela suffit.
[8]. Nos frères.
[9]. Qui est là ?
[10]. Lève-toi, mon fils.
[11]. Début de la deuxième partie de la Hagada.
[12]. Malheur.
[13]. Mon enfant.
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