Re: Poussieres d'Empires,Ces Marocains qui ont deserte en Indochine de Nelcya Delanoe
Posté par:
anidavid (IP enregistrè)
Date: 02 mai 2005 : 08:45
Poussieres d'Empires par Nelcya Delanoe.
Introduction
Les dieux s'en sont mêlés.
Dieux de la guerre dieux de la terre, ils ont nom Hô Chi Minh, De Lattre, Leclerc, Abdelkrim, Sainteny, Roosevelt, Hassan II, Oufkir, Mendès France, Kissinger... L'arène où leurs guerriers sont enfermés, c'est le Maroc et le Viêt-nam devenus colonies de l'empire français, bientôt insurgées et finalement indépendantes. Etapes claires d'une histoire douloureuse et finalement résolue? Certes, et pourtant... l'empire aurait-il existé sans l'appoint militaire des hommes qu'il soumettait?
Au début du XXe siècle, Marocains et Vietnamiens sont ainsi requis par l'armée française aux fins d'asseoir sur leurs terres son contrôle et sur leurs épaules une France impériale. Si tous ne se soumettent pas sans broncher au calvaire infligé à vif au pays, nombreux sont ceux qui prennent les armes pour lui résister. Plus tard pourtant, alors que la France est à son tour envahie puis mise à genoux, des dizaines de milliers de Marocains et de Vietnamiens font don de leur bravoure guerrière pour sa libération, dont ils espèrent en retour la leur. Enfin relevée et debout sur les ruines de son hexagone, la France entreprend alors de restaurer son empire, ébranlé, dans toute sa funeste gloire coloniale. Et de requérir les mêmes braves, hier encore ses alliés, pour les asservir derechef.
Nous sommes en 1946. Avec la fin de la seconde guerre mondiale monte la fureur des peuples dupés qu'on veut continuer de dépecer et qui s'insurgent. Bientôt, derrière leur combat s'en profile un autre, non moins farouche, celui de la guerre froide. D'entre les replis du monstre glacé surgissent alors d'autres combattants et tous n'en font plus qu'un dans la mêlée furieuse.
Les voici pris sur des plaques tectoniques à la dérive dont les heurts hérissent monstrueusement la planète. Sur les flancs de jungles en feu et de cordillères éventrées, les hommes de la piétaille avancent glissent et recommencent, gagnent ou perdent. Quoi? Du périmètre, du terrain, du temps, de la survie, bientôt victoires ou défaites et apanage des stratèges. Plus haut encore, là-haut sur l'Olympe, les Dieux observent et de leur hauteur de vue scrutent l'échiquier qui des hommes fait des pièces.
Qu'ils aient combattu ou qu'ils aient soutenu l'empire français, dans cette arène, guerriers marocains et vietnamiens affrontaient et nouaient avec lui, en un combat équivoque, une histoire dont ils étaient les hérauts et les masques. Cette violence guerrière, fondatrice et fossoyeuse d'humanités en rage d'advenir, n'était pourtant charriée que par des armées d'anonymes, de soldats au cœur d'enfants-tigres et de femmes au corps de charbon-cristal. Bien qu'à peine décelables aujourd'hui, et vues des interstices, les traces qu'ils ont laissées racontent des mondes et un siècle labourés d'espérances, carnivores et libératrices.
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L'histoire que je m'apprête à rapporter est celle de quelques hommes de la piétaille. Dans un coin de l'Asie point encore embrasée, la France s'était taillée un fief qui avait fait des Cambodgiens, des Laotiens et des Vietnamiens les coolies de son enrichissement. Vint la résistance. Rampante d'abord, celle des Vietnamiens se prolongea de spasmes en spasmes sur des décennies jusqu'au soulèvement général du peuple et à son indépendance. En septembre 1945, celle-ci était proclamée dans le pays en liesse par un Hô Chi Minh dont le nationalisme le disputait au communisme.
A Paris, malgré les négociations entre Sainteny et l'oncle Hô pour trouver un compromis et malgré la victoire de la gauche, communiste compris, aux élections de novembre 1946, le gouvernement français décidait la reconquête du Viêt-nam. Dès 1947, le Corps Expéditionnaire Français d'Extrême-Orient était à pied d'œuvre, et le général Leclerc en définissait la vocation:
"La solution ne pourra être que politique, car la France ne jugulera plus par les armes un groupement de vingt-quatre millions d'habitants dans lequel existe une idée xénophobe et peut-être nationale. Plus l'effort militaire accompagnant notre politique sera puissant, plus cette solution sera possible et rapide. Elle devra consister à opposer au nationalisme viet minh un ou plusieurs autres nationalismes "
"La sale guerre" avait commencé: plus d'un million de morts et des centaines de milliers de victimes, dont celles de la torture, parmi les Vietnamiens tandis que les pertes du corps expéditionnaire français s'élevaient à 130.000 hommes . Derrière elle, cette guerre laissait un pays fendu en deux, de part et d'autre d'une ligne de démarcation plantée par la hache de la guerre froide.
De 1947 à 1954, des dizaines et des dizaines de milliers de Nord-Africains furent envoyés en Indochine alors que leur propre pays était en proie aux premiers soubresauts de la lutte pour l'indépendance. Une fois au Viêt-nam, des centaines d'entre eux, dont plus d'une centaine de Marocains, désertèrent et rallièrent le Viêt-minh, qui n'avait cessé de les appeler à la solidarité anticolonialiste.
Regroupés dans des camps-villages où ils furent à la fois pris en charge et pris en main par le Viêt-minh, ces ralliés marocains demeurèrent au Nord Viêt-nam presque vingt ans après la fin de la guerre d'Indochine, ce qu'ils n'avaient initialement pas prévu. Mariés à des Vietnamiennes dont ils eurent bientôt des enfants, ils devinrent paysans sur une ferme d'Etat (Son Tay) et se construisirent là, en cette improbable communauté maroco-vietnamienne, une vie inattendue, inespérée: les enfants étaient scolarisés, les hommes et les femmes travaillaient, étaient payés, leur santé était suivie par des gens de l'art. Alors qu'au Maroc du protectorat, féodaux et colonisateurs avaient définitivement consigné ces blédards à la misère et à l'ignorance, ceux-ci découvraient au Viêt-nam le droit à la dignité.
C'est alors que de nouveau surgit la guerre. Ébranlant villes et montagnes, la guerre américaine entraîna des déplacement de populations et les Marocains durent quitter la ferme tout juste apprivoisée. S'il les abritait des bombardements, cet exode vers l'arrière-pays (Yên Bai) constituait un nouvel arrachement et un nouveau recommencement, éprouvants. Plus gravement, il faisait craindre aux Marocains que c'en soit cette fois bien fini de leurs espoirs de retour au Maroc, auquel ils aspiraient depuis la paix de Genève. Ces craintes furent renforcées quand les autres ralliés regagnèrent les uns l'Algérie les autres la Tunisie dont l'indépendance avait pourtant été proclamée presque dix ans après celle du Maroc. Prisonniers des événements dans un pays qu'ils avaient pourtant rallié, ignorés du Royaume qu'ils rêvaient de retrouver, les Marocains s'acharnèrent néanmoins à chercher un moyen de rentrer chez eux. De tentatives infructueuses en démarches audacieuses, leur saga aboutit en 1972, et enfin un avion s'envola de Pékin pour Rabat avec son étrange communauté maroco-vietnamienne à bord.
Restait aux hommes, à cinquante passés, à refaire leur vie dans un Maroc fort différent de celui qu'ils avaient quitté -un pays qu'ils n'avaient jamais connu indépendant, un pays dont le père de l'indépendance était déjà mort, enfin un pays dont l'après-indépendance avait pris, avec son nouveau roi, une coloration particulière. Les Vietnamiennes devaient apprendre à devenir des musulmanes, leurs enfants à parler la langue de leur père.
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Ces anciens combattants-ralliés étaient restés vingt-cinq ans en dehors du pays et ce n'est que vingt-cinq ans après leur retour au Maroc que j'entendis parler d'eux, soit cinquante ans après ces événements, infinitésimaux dans la guerre d'Indochine. Nous étions en 1996, à Aix-en-Provence. Au cours d'une conférence consacrée à des romanciers vietnamiens où je fis la connaissance du Professeur Trinh Van Thao, celui-ci me conta l'anecdote suivante, qui l'avait frappé.
Il rentrait de Fès où Abderrahmane Maliki, un collègue marocain qui avait jadis été son étudiant en France, l'avait invité à siéger à un jury de thèse. Le lendemain de cette soutenance, A. Maliki l'avait conduit, sans explication préalable, dans une famille qui vivait à la sortie de Fès. Quelle ne fut pas la stupeur de Thao quand il se trouva en face d'un jeune métis maroco-vietnamien, Kader, qui s'adressa à lui dans la langue qui avait cours à Hanoi... dans les années 1950! D'après ce que Kader avait dit à Thao, sa mère vietnamienne (absente ce jour-là -elle s'était rendue chez une amie pour préparer les gâteaux du Ramadan) était l'épouse d'un ancien combattant marocain de l'armée française qu'elle avait connu au Nord Viêt-nam après qu'il avait rallié le Viêt-minh. A côté de chez eux vivaient deux autres familles composées sur ce modèle et il en existait bien d'autres au Maroc. Lui-même était né non loin de Hanoi...
C'est ainsi que j'entendis parler pour la première fois de cette épopée. Si maigres qu'aient été ces informations, elles avaient pourtant suffi à émouvoir mon imagination. Des pas s'étaient croisés dont je ne savais rien et des cycles de vie dont j'ignorais tout mais également des espaces dont je connaissais quelques lois, des pans du temps dont j'avais appris les marques, celles de l'histoire de deux pays, le Maroc et le Viêt-nam, où j'avais tour à tour été impliquée bien que tout les séparât. Ce jour-là, je sus qu'il me faudrait retrouver ces familles et, avec leur aide, tenter de reconstituer leur histoire.
Peut-être voulais-je, à travers l'aventure de ces hommes, restituer le trouble d'une terre et d'une histoire longtemps occupées par la France et dont ces déserteurs marocains me semblaient un précipité? Après les catégories de la lutte et ses nécessités catégoriques, aborder celles de leurs méandres? Certes il faudrait je le pressentais pour les saisir sans cesse contourner, chercher l'éclairage rasant, opter pour le biais, le détour, tout en tramant archives et paroles pour faire émerger une autre histoire, celle dont la conscience n'avait pas encore touché terre et à laquelle mon livre offrirait peut-être un sol, comme elle réticulé.
Sans doute ce sol auquel je prétendais comme à un socle m'était-il déjà familier. Par familier j'entends amour quotidien, sempiternel, éternel, celui que j'ai pour les Marocains et le Maroc, où je suis née de parents nés au Maroc. Fils de médecins et médecin lui-même, mon père était très tôt devenu, à ses (graves) risques et périls, militant de l'indépendance marocaine. Cette difficile période de sa vie a marqué l'adolescente que je devenais d'un signe rare, à l'époque rendu illisible par la douleur. Celle-ci dissipée, subsiste ce sol-amour, en traverse, de travers, transversal.
Plus tard, à un carrefour majeur de ma vie, j'obtins un poste d'enseignante au Sud Viêt-nam de 1967 à 1968. Tout a été écrit sur la guerre américaine dans ce pays. Et sur l'année 1968. Rappel pourtant: cette année, fameuse Année du Singe, a été et reste pour des millions de gens, comme pour moi-même, celle de "L'Offensive du Têt". Temporairement conclue par le broiement des forces de la résistance vietnamienne à l'assaut de la techno-guerre américaine, cette offensive disait pourtant la prochaine défaite des États-Unis. Malgré son prix, exorbitant, le pressentiment de la victoire du Viêt-cong et des Nord-Vietnamiens retentit de Berkeley à Prague et illumina le mois de Mai des bords de Seine.
Cette année de convulsions et de tremblements de terre m'avait emportée comme une aurore tropicale. La pluie portait la mort et le soufre, le vent l'odeur des fruits et des épices, la rue l'appel des mendiants, des ambulances et des prostituées. Dans les villes et les campagnes, les bars les marchés et les jardins retirés, au bord des arroyos, je rôdais interminablement pour décoder les gestes de la main et l'équilibre des corps, les odeurs du trottoir et les saveurs d'un plat, les comptes des marchands et la parole des enfants. La nuit, sur les ondes s'installait la guerre des communiqués triomphalistes. Sous les ventilateurs de l'hôtel Continental, venus du monde entier, des photographes révélaient la glaise et le sang des combats, des journalistes en décortiquaient la routine et les dédales. A Saigon comme partout au Viêt-nam, tous les jours tout le monde faisait la guerre, lisait la guerre, regardait la guerre, voyait la guerre, racontait la guerre -explosion des rizières et conflits à Washington, comme contigus. Passaient des militaires sud-coréens, australiens, néo-zélandais, philippins, alliés des Américains et des Sud-Vietnamiens -ils revenaient ils étaient en partance.
J'absorbais ainsi des bribes du monde en tourmentes et avec elles, malgré l'émiettement, perspectives et amitiés rares. Je reconnus bientôt quelque chose de familier dans ces jours au fil du rasoir, quelque chose d'amical et de quotidien, une respiration régulière, obstinée, perpétuelle. La mort tombait en cadences effrayantes. Aussitôt après pourtant, les survivants arpentaient les champs de ruines au-dessus desquels j'entendais flotter leurs voix, des voix droites et noires comme les pyjamas des femmes et des combattants, la voix de la résilience. Ils retournaient chaque pierre, fouissaient chaque tas de cendres et de cette récupération méticuleuse et pieuse, faisaient leur lendemain. A veines ouvertes, j'en avais maintenant la conviction, la vie coulerait quand même dans le corps de ces hommes et de ces femmes qui ignoraient, pour trop bien le connaître, le cadavre en eux. De cette vie comme corps mental, de la vie comme corps de cette trempe-là je voyais partout le décalque, jusque sur les paysages de rizières. A l'évidence, des Américains ne pouvaient gagner contre des Vietnamiens. Mais des Vietnamiens contre des Vietnamiens? Les États-Unis finirent par partir, les Vietnamiens de la résistance avaient gagné. Restait, avec la réunification du pays, à remporter l'épreuve de la réconciliation nationale.
Je me promis de retourner un jour dans ce Viêt-nam-là et de l'aller saluer à partir de Hanoi l'inaccessible, dont j'avais des mois durant suivi la lutte. Je m'y rendis dix-huit ans plus tard et c'est au retour de ce second séjour au Viêt-nam que je rencontrai le Professeur Trinh Van Thao.
Cette enquête s'imposa donc d'elle-même. Elle s'installa dans le chevauchement des paroles, la spirale des souvenirs, les interruptions du récit, les trous de la mémoire et les spéculations du silence. Parce que "la réalité est la moins saisissable des vérités", la vérité des ralliés -double? triple?- se révéla plus insaisissable encore. Très vite d'ailleurs, elle m'importa presque moins que l'étrange récit que ces hommes en faisaient. Racontée, l'aventure demeurait indicible. Faisant en effet apparaître la crudité et l'ambiguïté de l'histoire coloniale, elle débouchait nécessairement sur une question plus crue et ambiguë encore: l'indépendance, quels résultats?
Ce voyage sur leurs pas a commencé au Maroc par une série d'entretiens avec ces anciens combattants marocains, leur épouse vietnamienne et leurs enfants. Il a été suivi de quelques entretiens avec des responsables marocains. Il s'est terminé par un séjour au Nord Viêt-nam, où j'ai rencontré une petite dizaine de cadres jadis mêlés au séjour des Marocains dans leur pays. Par recoupements apparurent ainsi contradictions, compléments d'information, confirmations. Le recours aux archives du Quai d'Orsay et de l'armée française me permit par ailleurs de rabouter des continuités rompues, de rétablir des causalités perdues, de retrouver des voix disparues. Il suffisait alors parfois de peu pour que la perspective, mouvante, de ma reconstruction en soit modifiée d'autant. Mais si cette aventure s'est ainsi éclaircie en se ramifiant, elle n'est pour autant jamais devenue limpide. Cette opacité ultime en fait toutefois la dimension puisqu'à simplement vouloir la percer, on mesure l'aveuglement de celui qui prendrait pour son écorce le limon du sens.
Disponible en France aux PUF
au Maroc chez Tarik