Ça n’est pas ainsi que nous serons amis
Par Stéphane Juffa
Gros impair pour la diplomatie française, que le forum de trois jours que monte son ambassade à Tel-Aviv.
Une succession de tables rondes, autour desquelles des personnalités françaises et israéliennes s’entretiendront de sous-sujets liés au thème principal : "La Démocratie et ses nouveaux défis".
L’idée de base n’était pas mauvaise, mais terriblement sensible, attenante au cœur des relations toujours délicates entre Paris et Jérusalem. Pour l’Etat français, c’est d’ailleurs toujours "Paris et Tel-Aviv", c’est dire si tout est sujet à embrouille, depuis que le Général eut l’idée de prononcer sa fameuse phrase pour nous identifier : nous, le "peuple sûr de lui et dominateur".
L’idée n’était pas mauvaise, encore fallait-il qu’un débat sur la démocratie soit organisé... démocratiquement. Dans le sens où il donnât la parole, équitablement, à tous les courants principaux composant les deux sociétés, et que l’invité vedette de l’événement, ainsi que les modérateurs des discussions, soient des personnes situées à l’écart du débat politicard.
Or en choisissant Bernard-Henri Lévy pour prononcer, dimanche, le discours d’ouverture, et intervenir ensuite dans deux autres discussions, le Quai d’Orsay a fait un choix très discutable.
Car nul ne peut ignorer que BHL est l’un des instigateurs de la récente initiative J-Call, dont le moins que l’on puisse en dire, est qu’elle divise le monde israélite.
Un débat sur la démocratie et ses nouveaux défis réclamait que l’ambassade convie également des intellectuels représentant la contre-initiative Raison garder, et ceux, nombreux, à notre instar, qui n’en font pas partie mais qui rejettent tout de même J-Call.
Car le point 3 du manifeste co-proposé par BHL stipule que : "Si la décision ultime appartient au peuple souverain d’Israël, la solidarité des Juifs de la Diaspora leur impose d’œuvrer pour que cette décision soit la bonne".
Comment ne pas interpréter que le Quai d’Orsay instrumentalise Bernard-Henri Lévy, et que Lévy y trouve une estrade de luxe pour œuvrer - lors de ce pseudo forum sur la démocratie - à prêcher la "bonne" parole au "peuple souverain d’Israël" ?
Et lorsque l’on prend la peine de lire la fin du point 3 du J-Call : "L’alignement systématique sur la politique du gouvernement israélien est dangereux car il va à l’encontre des intérêts véritables de l’État d’Israël", l’invitation de BHL, en vedette principale à Tel-Aviv, ne peut, en toute objectivité, que ressembler à de l’ingérence hostile, de la part de la France, dans les affaires intérieures d’Israël.
Et n’allez pas penser que nous cherchons des prétextes destinés à torpiller le forum de l’ambassade de France, car vous erreriez.
Je parle en mon nom propre, car chacun est libre de ses idées à la Ména, pour dire que je n’ai pas la moindre sympathie à l’égard des agitateurs edennistes fauteurs de guerres des implantations, non plus que pour le Likoud, Liberman et leurs autres alliés radicaux dans la coalition gouvernementale.
Je pense que ce gouvernement est calamiteux, amateur, et qu’il ne répond pas à l’attente exprimée par 70% des électeurs israéliens derrière l’isoloir. Mais cela participe de MON problème d’Israélien et non de celui du "Juif de la Diaspora" d’un autre type, BHL, de l’ambassadeur Christophe Bigot, de Kouchner et de M. Sarkozy.
Le b.a.-ba de la démocratie consiste à respecter ses règles, même lorsqu’elles vous procurent des aigreurs à l’estomac. Et celui de l’observation de la souveraineté d’un autre Etat impose de discuter avec les dirigeants issus des urnes et de ne pas essayer de participer à leur remplacement.
Christophe Bigot, ambassadeur de France en Israël
(ici prenant la parole au mémorial du souvenir de Yad Vashem)
N’a pas su éviter le pavé dans la mare de la réconciliation délicate
Dommage pour les efforts méritoires de ses prédécesseurs
Dans l’événement qu’il organise la semaine prochaine à Tel-Aviv, le Quai d’Orsay invite une personnalité de premier plan, qui a signé, cela ne fait pas encore un mois, un appel décrivant le gouvernement démocratique de l’Etat hébreu comme "allant à l’encontre des intérêts véritables de l’Etat d’Israël".
Il fallait avoir très peu d’estime pour ledit Etat pour oser cet acte d’inimitié ; pour cela, on pouvait compter sur la politique pluri-centenaire du Quai à l’encontre des Juifs. Qui la connaît n’est pas vraiment surpris.
Dans l’entre-temps, il n’est pas sûr du tout que nous laissions à BHL ou à Kouchner le soin de nous dire ce que sont les intérêts véritables de notre pays et qui il faut choisir pour bien les servir. Ils auraient tendance à réaliser l’exploit inouï de rendre Netanyahu sympathique à mes yeux.
Ce qu’ils organisent la semaine prochaine à Tel-Aviv équivaut à voir l’ambassade d’Israël à Paris mettre sur pied trois jours de dialogue sur les bords de Seine, où les invités principaux seraient Martine Aubry, Olivier Besancenot et Guy Bedos. Et à abriter ces rencontres sous un titre passe-partout, genre "Demain la démocratie".
C’est tout simplement inconcevable pour les gens éduqués.
Et puis, si ce manquement aux us fondamentaux des relations entre Etats ne suffisait pas, il faut remarquer que l’organisation des tables rondes sent lui aussi quelque peu le souffre.
Nous ne partageons pas l’avis d’activistes, aussi excités que politiquement marqués, lu ces jours sur des newsletters, affirmant qu’il n’y aurait que des gauchistes, des individus participant à la stigmatisation d’Israël, et des faire-valoir pour s’associer au forum de l’ambassade de France. C’est faire injure à des intellectuels, des urbanistes, des professeurs d’université et des hommes politiques en tous points respectables et intéressants. Même si, il est juste de le préciser : la droite israélienne et les nationaux-religieux, actuellement au pouvoir à Jérusalem, sont nettement sous-représentés à ces rencontres.
Nous ne tomberons pas non plus dans le piège primaire consistant à fustiger l’autre organisateur de l’événement, le journal Haaretz, en l’étiquetant de gauchiste anti-israélien.
Parce que ça n’est pas vrai ; c’est l’option d’Haaretz d’ouvrir ses colonnes à des antisionistes tels Guidon Lévy et Amira Haas, mais elles sont tout aussi ouvertes à des représentants du courant edenniste. Cela s’appelle la pluralité à l’israélienne, et c’est celle que nous cultivons également à la Ména. Il reste, par-delà ces caractéristiques, qu’Haaretz est certainement le meilleur quotidien israélien, et même l’un des mieux renseignés et mieux conçus de la planète entière.
Il y aura des tables équilibrées. C’est le cas du débat qui réunira mardi Tzipi Livni – ex-ministre des Affaires Etrangères de Kadima – et BHL, sous la modération de notre excellent confrère d’Haaretz Aluf Benn, sur le thème Défendre la Démocratie.
Avec Etre citoyen aujourd’hui, sous-titre Engagement et identité, on donne carrément dans la pantalonnade couverte par une lourde odeur sulfureuse. Okay pour les intervenants : le conservateur, Ben Dror Yemini, éditorialiste à Maariv, et l’écrivain occidentaliste Pascal Bruckner.
Bruckner, qui eut le courage de se déclarer, sur les pages du Monde, avec Goupil et Glucksman, en faveur de l’intervention armée en Irak et du renversement de Saddam Hussein.
Bruckner qui rejoignit ses deux compères au Meilleur des mondes, une revue qualifiée dans Marianne de "voix de l’Amérique".
Pour leur donner la réplique, l’architecte au parcours gauchiste Roland Castro (le père de l’humoriste désopilante Zazon), et le docteur Raphaël Walden, épinglé par la Ména pour avoir cautionné, pour son ami Enderlin, avec un retard de huit ans et sans jamais avoir vu le "patient", le faux rapport médical jordanien sur les soins dont aurait bénéficié Jamal A-Dura à Amman en 2000.
Mais le véritable scandale de ce forum vient de ce que ce sera Marius Schattner, le Millionnaire rouge, le théoricien et sémiologue malfaisant du néo-existentialisme, depuis le bureau de l’AFP à Jérusalem, à l’intention des media francophones, qui présidera cette tablée.
Schattner, celui qui a largement participé à imposer aux journalistes francophones l’idée qu’Israël est une colonie et les Palestiniens, des indigènes oppressés. Ce ne sont, dans cette dialectique, pas des terroristes arabes qui se font sauter dans des restaurants et des bus, tuant des civils israéliens innocents, mais des malheureux, obligés de tuer de la manière la plus barbare possible afin de retrouver leur honneur confisqué par l’oppresseur colonial.
Incroyable : l’individu responsable du débat sur la citoyenneté aujourd’hui en démocratie, Marius Schattner, n’est autre que cet Israélien, qui s’était gaussé devant ses collègues de l’officine hiérosolymitaine de l’AFP, d’avoir voté, lors d’élections générales, pour un parti arabe férocement anti-israélien.
Une blague ? Non. Le Quai d’Orsay a eu la main heureuse... Les Israéliens apprécieront !
C’est corsé mais ça n’est pas le clou de cette réunion sur la démocratie façon Quai d’Orsay. Le clou est une énième tentative de réhabiliter Charles Enderlin – l’ami de Kouchner et l’un des porte-voix de la position des diplomates français sur le Proche-Orient -, en l’invitant à la table ronde sur... La liberté et l’autocensure dans la presse.
Prier l’auteur de la plus grande imposture médiatique de l’histoire à une discussion concernant la liberté des media, dans le pays où il l’a commise, encore une fois, c’est aller assez loin.
Ce faisant, ce n’est pas uniquement au public israélien que l’ambassade de France inflige un camouflet, c’est aussi à sa propre justice, qui en est à reconnaître qu’accuser Enderlin et Fr2 de mise en scène dans la Controverse de Nétzarim ne participe pas de la diffamation, car rien ne permet d’écarter les conclusions des enquêtes de Nahum Shahaf et de la Metula News Agency sur le sujet.
C’est aussi le pouvoir judiciaire du pays hôte de l’ambassade de France qui est ainsi outragé, la Commission juridique "Or" ayant statué, à propos du reportage de Fr2, "que la présentation des images a pesé d’un poids conséquent, en tant que facteur de l’éclatement des événements".
Lors desdits "événements", également connus sous le nom Emeutes d’octobre (2000), treize citoyens israéliens avaient perdu la vie. [Lire au sujet des conclusions de la Commission Or notre article "Le reportage de FR2 sur A Dura à la base des émeutes d’octobre 2000".
Aujourd’hui, peu nombreux sont les sociétés avancées dans lesquelles la majorité des gens informés ne sait pas que l’assassinat de Mohamed A-Dura était une fiction.
Même en Israël, après plusieurs émissions consacrées à l’Affaire par les principales chaînes de télévision, certes avec un certain retard, le public sait que personne n’a tué l’enfant de Nétzarim.
Même Haaretz, le coorganisateur du forum, qui s’était rangé derrière Enderlin dès le début de la polémique et des années durant, a fini par adopter publiquement, et sans amendement, les conclusions des enquêtes de Nahum Shahaf et de la Ména.
En France, tous ceux qui s’intéressent au Moyen-Orient savent. Les autres ne connaissent même pas nos conclusions, car elles n’ont jamais été présentées, en dix ans de controverse, par aucun media main stream, et parce que nous n’avons jamais été conviés à les présenter lors d’un débat public ou d’une procédure judiciaire.
Les Français moyens savent sans savoir, par ouïe dire, par l’intermédiaire des commentaires fielleux touchant à notre travail, par les pétitions de soutien au pauvre Charles, signées par des centaines de journalistes de cour qui ont ainsi gagné notre mépris professionnel incompressible.
La Démocratie et ses nouveaux défis ne fait qu’enfoncer un autre coin entre les Israélites de France, qui nous suivent dans leur quasi unanimité, et la société dans laquelle ils évoluent. Ces rencontres de Tel-Aviv ne font qu’aviver leur incompréhension, leur révolte et leur légitime dégoût de la façon totalitariste, dirigiste et antidémocratique dont on traite l’Affaire dans leur pays.
Il n’y a plus qu’en France et dans quelques Etats islamisants où l’on croit – faute de laisser la voix au chapitre aux contempteurs - que l’armée israélienne a tiré sur Mohamed A-Dura, et cela insupporte les démocrates authentiques.
Le débat démocratique, l’acte d’hygiène intellectuelle attendu depuis dix ans, c’aurait été d’organiser un face-à-face entre Enderlin et moi ou entre Enderlin et Shahaf.
Mais l’inamovible correspondant de la chaîne publique française dans notre capitale n’est pas intéressé à nous affronter, et comme nous le comprenons ! Alors l’ambassade lui a réservé une table à laquelle personne ne le mettra en difficulté.
Pour deviser sur la censure et l’autocensure, et savoir si la liberté de la presse est limitée dans nos démocraties ; pour se demander à haute voix (on rêve, a-t-on déjà posé une question plus conne en société ?) "si la presse influence les preneurs de décisions", on a placé Charles avec des interlocuteurs pas dérangeants.
Le Français Marc Semo de Libé, les Israéliens Amos Shocken – l’éditeur de Haaretz – et le jeune et talentueux analyste stratégique de Yediot, Ronen Bergman, qui s’en tiendront au sujet, tout comme le très académique Richard Descoings.
Et pour ne pas risquer de glissade inattendue sur la Controverse, l’ambassade a nommé Jérôme Bourdon régisseur de l’échange.
Bourdon, qui est responsable du Département de Communication à l’université religieuse Bar-Ilan de Tel-Aviv. L’université dans laquelle Yigal Amir, l’assassin d’Itzhak Rabin, étudiait le droit.
Bourdon est aussi un "spécialiste" de l’Affaire. Un "spécialiste" totalement sans danger pour Charles, car il est l’auteur d’une conférence, prononcée le 4 avril 2007 à l’INA (l’Institut National français de l’Audiovisuel), intitulée "Qui a tué Mohammed El-Dura ? [1]".
Si c’est ainsi que l’on entend la Controverse après l’avoir "étudiée de très longues heures durant", si, dans le titre, on exclut déjà la substance de la dispute – savoir si quelqu’un a effectivement tué (partant, tiré sur) Mohamed A-Dura -, on restreint la critique possible d’Enderlin à quelques éventuelles remontrances.
A savoir s’il a été éthique et avisé dans son traitement des images de l’assassinat ?
Quelle différence de portée avec l’interrogation : Enderlin a-t-il commenté puis diffusé un meurtre rituel juif sur un enfant arabe qui n’a pas eu lieu !!!
Et la question de Bourdon – Bourdon affirmant : "Ce n’est pas de la mise en scène, ce ne sont pas des acteurs. Quelqu’un est vraiment mort" – n’intéresse que Bourdon et ceux qui veulent à tout prix sauver le soldat Enderlin.
J’ai lu attentivement le protocole de la conférence de cet homme à l’INA. Il est affligeant d’approximations, indigne de la méthode scientifique. Il se caractérise par l’endossement – sans discussion - d’hypothèses de chamailleries du Café du Commerce ; la plupart des données sont erronées : pas des fautes de frappe, des erreurs qui changent tout, des renseignements cardinaux aux abonnés absents, lacunes rendant impossible la recherche de la vérité.
Bourdon a dit ne pas avoir réalisé d’enquête sur la Controverse. Cela se voit. Il dit qu’il ne veut pas faire connaître ses propres conclusions. C’est faux, elles apparaissent dans le titre, mises à l’abri de toute discussion, instinctives, anti-scientifiques.
Le modérateur de la discussion de lundi prochain digresse en tentant de retrouver la vérité par l’analyse des convictions politiques (ou des convictions qui leur sont prêtées) des commentateurs de l’événement.
[
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