La ligue des écrivains extraordinaires
Par Marine Journo
« Le "printemps arabe" a créé des espoirs et des opportunités, (…) mais il a aussi libéré des tensions internes énormes dans les pays arabes et musulmans, qui vont s’aggravant et poussent aux surenchères. L’émergence de partis islamistes très organisés, disposant de milices puissamment armées, et leur arrivée au pouvoir dans ces pays sont le signe d’une marche vers le fascisme ».
Pour sûr, Boualem Sansal n’a pas mâché ses mots, samedi dernier 6 octobre, à l’hôtel de ville de Strasbourg.
David Grossman et Sansal ont ensuite récité un manifeste, rédigé et lu conjointement – en anglais, pour le premier, en français pour l’autre. Un texte à deux voix, qui scelle la naissance du « Rassemblement Mondial des Ecrivains pour la Paix ».
A l’occasion du premier Forum mondial de la démocratie, organisé par le Conseil de l'Europe, et qui a pris ses quartiers dans la cité du Bas-Rhin du 5 au 11 courants, les écrivains et amis Boualem Sansal et David Grossman ont posé la première pierre d’un projet dont la germination avait débuté quelques mois auparavant. En mai dernier, précisément, lorsque les deux confrères s’étaient rencontrés dans la ville trois fois sainte, à l’occasion de la troisième édition du Festival international des Ecrivains de Jérusalem.
Ils avaient alors décidé de mettre en place une alliance, première en son genre : unir leurs convictions communes au sein d’une ligue des écrivains en faveur de la paix ; une sorte d’ONU de la littérature. L’un, Algérien, l’autre Israélien. Un duo surprenant de deux hommes que rien ne prédisposait à associer en considération de leurs nationalités respectives, hormis un idéal.
David Grossman n’est pas le premier venu ; il est l’auteur de nombreux romans, essais et ouvrages pour la jeunesse. Il est l’une des figures incontournables de la littérature israélienne. Grossman est également le père endeuillé d’un soldat, Uri, mort au combat lors de la Seconde Guerre du Liban en 2006, peu avant son 21ème anniversaire. Ce drame finit de transformer David Grossman en ennemi acharné de la guerre.
Deux écrivains ensemble. Grossman à gauche, Sansal à droite.
Quoi de plus naturel en somme ?
Quant à Boualem Sansal, il n’a décidément peur de rien. Pas même de s’afficher aux côtés d’un Hébreu, alors que l’Algérie, son pays, affiche une politique farouchement antisioniste.
Cet auteur émérite ne se lasse d’ailleurs pas de défrayer la chronique, en multipliant les romans brise-mythes, les déclarations libertaires et les voyages-découvertes qui ont le don d’exaspérer les autorités de son pays.
Dès son premier opus, Le Serment des barbares (Gallimard, 1999, 460 pages, 7,50 €), l’Algérien n’y était pas allé avec le dos de la cuillère pour dévoiler la réalité du pays qui l’a vu naître, lucide sur la montée de l’islamisme en Algérie et sur ses dirigeants corrompus.
Au fil de ses six romans – et des huit prix qu’il a recueillis en récompense d’iceux -, M. Sansal reste modeste, serein et droit dans ses bottes. Ce qui ne va pas sans déplaire aux autorités.
En 2003, alors qu’il occupait un poste de haut fonctionnaire au ministère de l’Industrie, l’écrivain s’est vu remercier après une prise de position non-conforme aux préceptes officiels. Il avait, en effet, osé proposer la suppression de l'enseignement religieux dans les écoles nationales.
Trois ans plus tard, le pouvoir d’Alger décréta l’interdiction de publication des ouvrages du romancier. Une censure qui dure toujours, mais qui n’a pas réussi à empêcher Boualem Sansal d’être internationalement reconnu comme le plus talentueux écrivain algérien de tous les temps.
« Jusqu'à nouvel ordre, [dans les pays arabes] on censure les écrivains, on les surveille à les rendre fous, on les veut obéissants et obséquieux, et, quand il plaît au chef, on les jette en prison, on les force à l'exil, et il arrive qu'on les pende », avait-il écrit le mois dernier.
Pourtant, malgré le sort promis aux dissidents qui critiquent le pouvoir en place en Algérie, Boualem Sansal a continué de dénoncer ce qui devait l’être. « La religion me paraît très dangereuse par son côté brutal, totalitaire. L'islam est devenu une loi terrifiante, qui n'édicte que des interdits, bannit le doute, et dont les zélateurs sont de plus en plus violents », avait-il déclaré lors d’une interview en 2011.
Et cette année-ci, en 2012, l’écrivain rebelle s’est rendu dans l’ « antre absolu du mal – ou l’antre du mal absolu », comme il avait lui-même ironiquement défini Israël. Passant outre les menaces de mort, des salves haineuses du Hamas et l’accusation de haute trahison du régime algérien, Boualem Sansal a bravé l’interdit en foulant les pavés de la vieille ville de Jérusalem. Le gouvernement algérien était à deux doigts de l’enjôler pour vingt ans.
D’ailleurs, cette visite en Israël a failli priver l’écrivain aux cheveux argentés du Prix du Roman arabe, décerné par un jury de treize intellectuels, français, maghrébins, libanais et égyptiens – en majorité des écrivains - couronnant son œuvre la plus récente, Rue Darwin (Gallimard, 2011, 256 pages, 17,75 €).
Prétextant des « événements actuels dans le monde arabe », le Conseil des ambassadeurs arabes, le mécène de la récompense, a annulé la cérémonie de remise du prix ainsi que des quinze mille euros qui lui sont associés. Nul doute que la véritable raison résidait dans le refus de Sansal de rejeter – et encore avec dégoût - l’invitation de participer au Festival des Ecrivains de Jérusalem qu’il venait de recevoir.
Finalement, le jury est passé outre le boycott des ambassadeurs et il a gratifié la « Rue Darwin » et son auteur du Prix du Roman Arabe, complété d’un généreux chèque de dix mille euros. Une somme offerte par un donateur anonyme suisse, et que M. Sansal a intégralement reversée à
Un cœur pour la paix. Cette association œuvre à la résolution du conflit israélo-palestinien, en soignant, à l’aide de médecins français, israéliens et palestiniens, des enfants de Cisjordanie et de la Bande de Gaza atteints de malformations cardiaques.
L’intrépide Boualem poursuit son chemin, fidèle à lui-même. « Insensible aux propagandes », il s’est allié avec un ennemi juré de la nation arabe – un citoyen israélien – pour mettre sur pied un projet d’envergure internationale, une alliance aussi détonante qu’inhabituelle.
Jamais une telle association n’avait vu le jour au cours de l’Histoire. Et même si l’on se souvient d’une prose engagée, à la « J’accuse » de Zola, ou façon « Les châtiments » d’Hugo, il est rarement venu à l’esprit d’écrivains de renom de s’allier pour non seulement défendre un idéal, mais agir à leur échelle afin de hâter son avènement.
Dans la profession de foi de cette union littéraire, les pionniers ont, à ce sujet, rappelé le rôle des écrivains, qui « ont leur part dans ce combat » pour la paix.
L’objectif de ce rassemblement d’hommes de lettres ? « Influencer les décideurs et l’opinion publique ».
En lançant un appel à tous les écrivains dans le monde à les rejoindre, les deux camarades entendent « s’exprimer sur la paix et les valeurs qui la sous-tendent : les droits humains universels, la démocratie et la culture ».
Rien ne garantit que les dirigeants politiques concernés prêteront une oreille attentive aux revendications de cette bande d’écrivains… Mais cela vaut le coup d’essayer, non ? D’autant plus qu’ils draineront sans doute avec eux le soutien de leurs lecteurs les plus fidèles.
S’agissant du mode opératoire, des « groupes de travail pour formuler des propositions et développer des actions pour le règlement des situations les plus urgentes – conflit israélo-palestinien, guerre civile en Syrie et au Mali » seront mis en place ; en synergie avec les organisations nationales et internationales « dont les missions embrassent la paix et la culture ».
Les bases du rassemblement des écrivains sont jetées. S’agissant de son fonctionnement, demain, le 11 octobre, une première liste des hommes de plume signataires sera diffusée. Et quarante-huit heures plus tard, un représentant sera officiellement désigné pour deux ans – une présidence tournante, donc – afin de représenter l’union et d’en piloter les activités.
De même, cette ligue des écrivains extraordinaires sera dotée d’un secrétariat, basé à Strasbourg, chargé d’ « optimiser la circulation de l’information et l’organisation de ses actions ».
Pour le moment, et pour quelques heures encore, on en est réduit à spéculer quant aux futurs membres de l’ONU des belles lettres. L’Indien Salman Rushdie, qui s’est attiré les foudres des islamistes avec les « Versets sataniques » en fera-t-il partie ? Et qu’en sera-t-il d’Haruki Murakami, le célèbre romancier japonais, depuis peu boycotté en Chine, qui se positionne pour un apaisement des tensions entre ces deux puissances de l’Orient .
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