Re: El Melah des juifs
Posté par:
place de france (IP enregistrè)
Date: 11 décembre 2005 : 00:30
Mon SédÚre Gùché
Si quelqu'un vous dit que les fĂȘtes n'ont pas d'odeur, ne le croyez pas. Car de deux choses l'une : ou bien il n'a jamais parcouru les rues d'un Mellah Ă la veille des fĂȘtes, ou bien il ment. Et si malgrĂ© tout il soutient qu'il a passĂ© une fĂȘte dans un Mellah, alors encore une fois de deux choses l'une : ou bien il a perdu son odorat, le pauvre, ou bien il ne sait pas distinguer entre les odeurs des fĂȘtes et les autres. Ce qui revient au mĂȘme. Car il faut vraiment avoir le nez bouchĂ© pour ne pas sentir au lendemain de Kippour par exemple, l'odeur des roseaux et des branches de palmiers avec lesquels nos braves Juifs construisent leur Soucca, se mĂȘlant Ă celle des "Etroguim"[1] et du "Ri'han"[2] que vendent d'autres braves Juifs, dans les rues du Mellah. Et Pessah ! La fĂȘte des fĂȘtes ! La reine de l'annĂ©e ! Eh bien ! sachez que l'odeur de Pessah commence Ă vous chatouiller les narines au lendemain mĂȘme de Pourim alors que la "Chebakia"[3] est encore vendue partout et que les joueurs de cartes se rendent Ă peine compte qu'ils ont les poches vides. L'odeur est encore indĂ©finie, mais c'est sĂ»r, elle a quelque chose qui fait que vous vous surprenez Ă fredonner les airs de la Hagada. BientĂŽt les airs et les phrases de la Hagada ne vous quittent plus. Ils vous collent comme faisant partie de vous-mĂȘme. Vous sentez Pessah vous tendre ses bras et vous avez hĂąte de vous y jeter. L'odeur va s'intensifiant puis se prĂ©cise de plus en plus. C'est un cocktail de chaux, de peinture, de matelas dĂ©faits, de tables et portes lavĂ©es Ă grande eau. C'est l'odeur du piment rouge que l'on pile, celle de la "Fakia", fruits secs et dattes qui accompagneront le petit verre de Ma'hia[4] tout au long de la fĂȘte. C'est l'odeur du blĂ© que l'on nettoie. Et que c'est beau ces grains que les femmes font tomber en jolie pluie dans le "tbaq"[5] tout neuf, "Cachir" pour Pessah !
Votre imagination a tĂŽt fait de moudre le blĂ© et de le pĂ©trir en Matsot que vous voyez sortir toutes chaudes du four de Messaoud. L'odeur mĂȘme - ah ! l'imagination tentatrice - vous donne l'eau Ă la bouche. Mais soyez patient, je vous en prie ! Ce n'est pas ce soir Pessah. C'est seulement lorsque vous sentirez l'odeur de la 'HarossĂšt se mĂȘlant Ă celle de la toile cirĂ©e et que vous verrez sur la "place des Ferblantiers", les dizaines de marchants de fleurs occasionnels que vous pourrez dire : "c'est ce soir !". Au fait, mon garçon, as-tu dĂ©jĂ les nouvelles chaussures ? MĂ©fie-toi, les parents sont tellement occupĂ©s qu'ils oublient souvent de les acheter avant la fĂȘte. Il te faudra alors attendre l'Ostane, la mi-fĂȘte, pour les avoir. Dans ce cas, c'est dommage ! "Lilt-el-'Id"[6] est gĂąchĂ©e. Je te plains et je plains tes parents, surtout si tu es rouspĂ©teur et pleurnicheur. Eh quoi ! il faut dire la vĂ©ritĂ© ! Pourquoi avoir peur ? Une fĂȘte de Pessah sans nouvelle chemise, sans nouveau pantalon et sans chaussures neuves, ce n'est pas une fĂȘte ! Car vous avez beau dire, rien Ă faire, la Matsa ne passe pas. Elle reste lĂ , dans la gorge. Le chagrin l'empĂȘche de passer... et vous n'arrivez pratiquement pas Ă prononcer un seul mot durant toute la lecture de la Hagada.
Je dois dire que pour ma part, je suis gĂątĂ© cette annĂ©e. On m'a tout achetĂ© neuf. Tout, vraiment tout : chemise, pantalon, chaussures et mĂȘme le bĂ©ret. Rien ne manque. Mais l'an dernier, c'Ă©tait catastrophique. Ce n'est pas que ma mĂšre ne voulait rien m'acheter. Mais elle remettait chaque fois les achats au lendemain. RĂ©sultats : seule la chemise Ă©tait neuve. Ah ! ce que j'ai pu pleurer, ce soir de SĂ©dĂšre ! Et comme mes parents Ă©taient dĂ©solĂ©s. Les promesses, les cajoleries, les menaces, ne servaient Ă rien. Le chagrin Ă©tait plus fort. En vĂ©ritĂ©, je voulais m'arrĂȘter de pleurer. Mais vous comprenez, je n'arrivais pas.
Donc ce soir, tout ira bien. C'est sĂ»r ! D'ailleurs, je connais ma Hagada Ă la perfection. Comment ne pas la savoir ? Tous les ans nous la rĂ©pĂ©tons depuis Pourim ! Et puis, j'ai moi-mĂȘme aidĂ© Ă la fabrication des Matsot. C'est vrai, chaque fois, on me renvoyait du four, mais je ne voulais jamais partir. C'est plus amusant le four, avec el'allak qui prĂ©pare la pĂąte et toutes ces femmes assises sur des tabourets bas, en train de prĂ©parer les Matsot en poussant de temps en temps des youyous. Et ça bavarde, et ça crie de pourtout !
- Ya khlass, baraka[7] ! Faites vite ! Nous devons aussi faire nos Matsot. La journée est presque finie !
Il y a lĂ aussi quelques hommes. De temps en temps, ils chantent un Psaume du Hallel.
- Eh ! les femmes, taisez-vous un peu qu'on entende le Hallel ! lance l'une de ces dames qui ajoute aussitĂŽt :
- Allez "zghertou", poussez des youyous !
Je crois que la fabrication des Matsot est le spectacle le plus beau du monde, le plus gai, le plus bruyant.
Le boulanger, dans son trou, face Ă cette sorte de lucarne d'oĂč se dĂ©gage une trĂšs forte chaleur, enfourne ou retire les Matsot sans ĂȘtre gĂȘnĂ© le moins du monde par tous ces bavardages et ces cris. Tiens cette Matsa est belle ! Il la met de cĂŽtĂ©. Ce sera pour lui. Oui, oui, pour lui. Le boulanger prend toujours un tant pour cent sur les Matsot qu'il fait cuire. Il les choisit mĂȘme ! Cela vous dĂ©plaĂźt-il ? Tant pis ! Un dĂ», c'est un dĂ». Et s'il brĂ»lait vos Matsot, hein ? D'ailleurs, vous devez aussi le payer en argent.
Nos Matsot ont presque toutes réussies. Quelques unes ont brûlé, mais ce n'est pas grave... Elles étaient toutes pincées au milieu, ce qui faisait un trou. De quoi faire un beau collier de Matsot.
Ce soir donc, ce sera la fĂȘte. Il n'y a dĂ©jĂ plus de 'Hamets Ă la maison. Nous l'avons brĂ»lĂ©. Ainsi brĂ»leront nos ennemis et les ennemis d'IsraĂ«l "Khouanna"[8]. Plus de 'Hamets, mais dĂ©fense absolue de manger la Matsa. Si vous avez faim, vous n'avez qu'Ă manger des pommes de terre et des Ćufs bouillis. Des fĂšves aussi si vous avez envie. La journĂ©e est longue, trop longue, mais le soir ce sera beau : chemise neuve, pantalon neuf, et chaussures neuves. Les amis et les autres les verront ce soir.
Tout a une fin heureusement et mĂȘme les longues journĂ©es de veille de fĂȘte ont une fin. C'est beau Ă la maison. Les bougies dans leurs chandeliers posĂ©s sur la table, s'Ă©lancent belles vers le plafond. Tout brille. Tiens, maintenant que c'est fĂȘte l'odeur est moins forte. C'est normal, non ? ! L'odeur est remplacĂ©e par la lumiĂšre et par une sorte de griserie merveilleuse. C'est beau un soir de SĂ©dĂšre. Surtout lorsque rien ne vient troubler votre joie.
KADECH, OUR'HATZ, KARPASS, YA'HATS, MAGUID. Est-ce que par hasard vous ne seriez pas un peu nerveux comme moi en ce dĂ©but de Hagada ? Chacun lira un passage, mĂȘme les filles, les grandes bien sĂ»r. Lorsqu'on a Ă©tĂ© au 'hĂ©dĂšr de Rabbi HaĂŻm, il est impossible de ne pas savoir la Hagada, mĂȘme si l'on est une fille.
"Avadim HaĂŻnou lefar'o bemitsraĂŻm..." C'est lĂ , paraĂźt-il, que commence rĂ©ellement la Hagada. Nous Ă©tions esclave chez Pharaon, mais ce soir, nous sommes libres. A preuve tous mes habits neufs et la beautĂ© de la fĂȘte. Tout est merveilleux ce soir. Eliahou Hanabi viendra aujourd'hui, c'est sĂ»r ! Il n'aura pas besoin de frapper Ă la porte. Elle est ouverte. Le prophĂšte Elie nous annoncera l'arrivĂ©e du Messie qui nous mĂšnera vers Erets IsraĂ«l sur les ailes des aigles. Il viendra, n'est-ce pas, avant que je ne m'endorme ? "Amar Rabbi El'azar ben 'Azaria..." On entend des pas. Tout le monde subitement se tait. Est-ce le prophĂšte Elie ? Non, pas possible ? !
- "Chkoune"[9] ? dit ma mĂšre. Entre !
Non, ce n'est pas Eliahou Hanabi. C'est la femme de Chlomo l'associĂ© de mon pĂšre. Du coup, je me fait petit, tout petit... Je ne suis pas lĂ . Non, je ne suis pas lĂ . Et puis, je ne sais pas lire. Je connais Ă peine le dĂ©but de la Hagada. OĂč me cacher, oĂč ? Tous les regards se tournent vers moi. Je fais comme si je ne comprenais pas. Un sentiment de rĂ©volte s'empare de moi. Pourquoi moi ? Juste ce soir oĂč je commençais Ă me sentir un peu prince. Pourquoi pas mon grand frĂšre ou ma sĆur ? C'est injuste !
- "Koum ya bniini"[10]. Va chez Chlomo notre ami. Lui aussi a besoin d'entendre la Hagada. Tu feras une Mitsva.
La Mitsva, je vous assure, je m'en passerai ce soir. Ce que je veux, c'est rester ici, chez nous, avec mes parents, mes grands-parents, mes frĂšres et mes sĆurs. Je ne veux pas aller faire les Mitsvot.
- Va, mon fils. Ils t'attendent, sois gentil - intervient ma mĂšre.
La mort dans l'Ăąme, je me lĂšve faire la Mitsva. La prochaine fois, je serai malade jusqu'au milieu de la Hagada. C'est dĂ©cidĂ©. Tant d'injustices un soir de Pessah, c'est trop. Chemin faisant, je pense Ă "Chlomo notre ami". Il n'a pas d'enfants et il ne sait pas lire, le pauvre. Et voilĂ que je me prends Ă m'attendrir sur son sort. Puis aussitĂŽt : "il n'avait qu'Ă apprendre Ă lire ! Il n'avait qu'Ă aller chez Rabbi HaĂŻm, comme tout le monde !" Je ne fais mĂȘme pas attention aux accents de Hagada qui se rĂ©percutent de maison en maison. D'ordinaire, on a l'impression d'Ă©couter dans la rue dĂ©serte un chant en canon.
Chez "Chlomo notre ami", c'est morne. La table est bien dressée, c'est vrai. Il y a aussi les fleurs et les bougies. Mais vous comprenez, ce n'est pas comme chez nous. Et l'odeur, on la sent à peine.
C'est Ă moi de faire les "Tkassem", de diriger le SĂ©dĂšre. J'avoue ne pas ĂȘtre trĂšs assurĂ©, mais je suis dĂ©cidĂ© Ă finir vite la Hagada. J'arriverai peut-ĂȘtre Ă retourner dĂźner chez moi. Pour "Chefokh"[11], eh ! bien, ce n'est pas nĂ©cessaire. Il n'a qu'Ă ne pas l'entendre ; ou s'il veut, il peut venir chez nous. Surtout il faut Ă©viter de traduire la Hagada en arabe. Sinon, j'en ai ici jusqu'au matin. D'ailleurs, je ne connais que les tous premiers passages en traduction arabe. C'est la vĂ©ritĂ©, je vous assure. Mais il faut sauver la face. Il faut montrer qu'on sait tout, un peu d'assurance, voyons ! Sinon, je vais faire honte Ă mon pĂšre. Je traduis donc les premiers passages en arabe. AprĂšs quoi j'avance sans traduction. Mais c'Ă©tait compter sans la "âAda", la coutume.
- Et la traduction ? s'étonne "Chlomo notre ami". "Ouili ouili"[12] ! Comment faire ? C'est écrit dans le livre bien sûr, mais c'est tellement difficile à lire et à comprendre ! La traduction ! Mais qu'a-t-il besoin d'une traduction ? Rien à faire, il faut la traduction. Anonner. C'est terrible d'ùnonner et de ne pas comprendre. C'est encore plus facile de traduire dans son propre langage, comme on comprend. Mais non ! Ce qui est écrit est sacro-saint. Il faut lire.
Les lettres commencent Ă danser et la tĂȘte Ă tourner. Je rĂ©prime une forte envie de pleurer. Mais c'est honteux de pleurer, surtout devant des Ă©trangers. Je crois qu'au fond, il est prĂ©fĂ©rable de ne pas avoir de chaussures neuves que d'ĂȘtre exilĂ© loin de chez soi. C'est la "Galouth", je vous assure. Demain soir, je ne viendrai pas, mĂȘme si Eliahou Hanabi lui-mĂȘme me le demande... Que c'est long ! Que d'obstacles sur ce chemin arabe de la Hagada. Je n'en peux plus. Prenant mon courage Ă deux mains je me dĂ©cide de dĂ©voiler que je ne connais pas la traduction. Je m'arrĂȘte alors de lire. Mais mon hĂŽte a compris.
- Ecoute, dit-il, lis sans traduction.
Ah ! Quel soulagement ! Je ne me le fais pas rĂ©pĂ©ter deux fois. La course, vite, plus vite ! Le chemin est libre. Les Ă©tapes sont franchies sans difficultĂ© : les dix plaies, DayĂ©nou, Matsa, Maror... Rien ne m'arrĂȘte, jusqu'au terminus : "Gaal IsraĂ«l". Buvez votre coupe, ami Chlomo, buvez-la !
La suite des Tkassem se fait sans hésitations, mais toujours aprÚs lecture du mode d'emploi donné par la Hagada, bien entendu. Enfin "Choul'hane Orekh".
- Vous pouvez manger, dis-je triomphalement Ă mes hĂŽtes, en fermant mon livre et faisant mine de me lever pour m'en aller.
- OĂč vas-tu ? demande la femme de Chlomo notre ami.
- Je vais Ă la maison.
- Mais non, reste, tu n'as pas encore mangé. Assieds-toi, ya bni[13] !
Que faire d'autre, sinon s'asseoir et manger ? Manger jusqu'au bout, jusqu'Ă l'Aphikomane. Mais ce n'est pas fini. Il reste encore "Chefokh".
Pourvu qu'on ne me retienne pas dormir ici !
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[1]. CĂ©drats.
[2]. Myrte.
[3]. GĂąteau en torsades au miel.
[4]. Eau de vie.
[5]. Plateau.
[6]. Le soir de fĂȘte.
[7]. Cela suffit.
[8]. Nos frĂšres.
[9]. Qui est lĂ ?
[10]. LĂšve-toi, mon fils.
[11]. DĂ©but de la deuxiĂšme partie de la Hagada.
[12]. Malheur.
[13]. Mon enfant.
Un conte extrait des "contes du Mellah" par le Rabbin Raphaël Perez