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Deux villes de Méditerranée occidentale comptent dans la séphardisation des Juifs d’Afrique du Nord. Livourne - lusitophone et hispanophone jusqu’au début du XIXème siècle - accueillit du troisième tiers du XVIIIème au XIXème siècle une forte proportion d’immigrés maghrebins formant un temps jusqu’à 14 % de sa population juive5, mais aussi beaucoup de Juifs hispanophones d’Orient. Ces familles tunisiennes, algériennes ou marocaines, lorsqu’elles regagnaient leurs pays d’origine, contribuaient à imprégner leurs anciennes communautés d’apports ibériques ou italiens.6
La communauté dite “portugaise” de Marseille, créée vers 1780 avec un apport déterminant de Livournais de Tunis (Darmon, Bembaron, Boccara, Lumbroso, Daninos) et de Livourne même (de Silva, de Segni, Coen, Attias, Costa, Salom, Foa, Gozlan, Cansino, Vital, Castelli, Benjamin Arias, Salomon Racah, Joseph Montefiore, de Paz), augmenté de Comtadins d’Avignon (Rigau, Ramut, Crémieux, Duran, de Monteux, Ravel, Rouget, Graveur, Caracasona -sic-), de Juifs tunisiens (Semama, Lahmi, Bismot, Belaïsche, Tubiana), de Gibraltarois souvent d’implantation livournaise (Abenatar, Dias Santillana, Abudaram, Aboab) et de Levantins (Constantini, Coen de Canea, Huziel, Brudo)7 , adopta expressément les règles et rites de la communauté de Livourne, choisissant pour langue l’espagnole. Les grands marchands algériens, marocains ou tunisiens qu’elle accueillit ne purent qu’y puiser une culture ibérique ou s’y ressourcer; celle-ci, outre l’italienne, continua de laisser des traces même lorsqu’ils retournèrent dans leurs communautés primitives. C’est l’image d’une grande force du séphardisme à l’époque, que celle de Provençaux sollicitant, auprès des Livournais nouvellement installés, une sorte de “nationalité” portugaise qui leur permît de séjourner à Marseille, alors que les Portugais de Bordeaux les avaient tenus à distance. Ainsi les Comtadins passèrent-ils au séphardisme. Ils avaient certes eu avec lui dans le passé lointain des parentés, si l’on songe que les Astruc, Duran, Vidal sont des noms catalans ou castillans et que les Espagnols Valabrega, Provensal, sans compter les Narboni, Franco ou Sarfati, sont de lointaine origine languedocienne. L’unité culturelle des communautés des deux côtés des Pyrénées fut constante dès l’époque musulmane.
Le séphardisme maghrébin a perdu le plus souvent sa dimension latine. Le séphardisme oriental l’a conservée, d’où sa force symbolique irremplaçable; mais, perdant sa composante arabe, il a préservé une facette orientale turque.
Établis en Tunisie, des Juifs de Salonique, Istanbul et Smyrne souhaitaient se rattacher à la communauté livournaise - dite aussi portugaise - non sans âpres marchandages entre communautés. Le grand facteur d’unité du séphardisme d’Orient au Maghreb fut la francisation par les écoles de l’A.I.U. Bien des Livournais s’associèrent à cette œuvre dont Montefiore, Morpurgo, Picciotto en Orient et au Maroc, Castelnuovo en Tunisie, sans omettre les Stambouliotes et Saloniciens de souche vénitienne et livournaise Camondo et Allatini, fortement inspirés et épaulés par les Français Adolphe Crémieux, Alphonse et James de Rothschild, Albert Cohn. À Tunis, le programme proposé par Crémieux à Castelnuovo fut : la fusion par l’école. Mission accomplie; mais cette évolution devait favoriser la culture et la présence françaises au détriment de l’Italie, et contribuer à l’extinction en Orient de la culture judéo-espagnole.
Au sens large, avec Marcel Mauss et Claude Levi-Strauss, disons des différences identitaires du séphardisme : il n’y a jamais de hiérarchie des cultures.
Lionel Lévy
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5 Ce point culminant de 14% fut atteint au recensement de 1809. Ce taux retombait à 6% au milieu du XIXème siècle. Voir J.P. Filippini : La comunitá israelitica di Livorno durante il periodo napoleonico, dans Rivista italiani di studi napoleonici, Pise éd. Giardini 1982, pages 77-112.
6 On peut citer en 1809
les noms suivants : Abnaim, Abnon, Abolhar (Abulcher), Abocaya, Abudarham, Acris, Aghib6 , Amar, Arbib, Aruch, Asal, Asdà, Asdria, Attal, Azzaria, Benadi, Benamosegh, Benghighi, Benhacok, Beniacar, Bensamon, Bensimbra, Bentibi, Bensachen, Bises (Bessis), Bismot, Busnach, Chetorsa (Ktorza), Coen Bacri, Coen Solal, Coen Tanugi, Esdra, Esdraffa (Zeraffa), Garbi, Gerbi (Djerbi ou Djeribi), Ghidilia, Goetta (Guetta), Hanun, Hanuna, Hasda, Isdraffa (Zeraffa), Lahmi, Lascar, Malah, Mamo (Mamou), Marzocco (Marzouk), Masiah, Masul, Mazghis, Mesur, Millul, Missica, Moatty, Nissim, Sahadun, Salama, Sarfati, Sdrafa (Zeraffa), Sebagh, Sebag, Tabet, Taib, Tagiuri, Tubi, Tubiana, Tyar. Lors du recensement de 1841 on retrouve des noms supplémentaires tels Bigiaoui, Bidassa, Iais, Liscia, Naim, Rabah, Roha, Zerah, Zettun.
7 Lionel Lévy : “Itinéraires portugais de Tunis, de Livourne et d’Amsterdam au XIXème siècle, Nations, Communautés, familles, entreprises”. Thèse de doctorat EPHE inédite. Paris 1997, page 294.
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