"Le retour de la question juive,
ou la nouvelle propagande « antisioniste »",
par Pierre-André Taguieff.
Insensiblement, depuis la guerre des Six-Jours (5-10 juin 1967), le « racisme » est devenu le principal thème d’accusation visant les « sionistes » et, au-delà d’eux, les Juifs. C’est autour de l’image d’Israël, diabolisée et criminalisée par tous les moyens de la propagande, que s’est constituée la nouvelle vision antijuive désormais mondialement diffusée. De nouveaux stéréotypes antijuifs assimilant Israël, les Israéliens et les « sionistes » aux « nazis » ont été fabriqués et mis en circulation. L’État juif a été réduit à un État « criminel » et génocidaire. Traité avec une virulence croissante, depuis l’automne 1967, comme un « État en trop », Israël a ainsi fait l’objet d’une reconstruction mythique diabolisante qui a largement réussi, dans l’opinion mondiale, à se substituer à sa réalité sociohistorique. Cette reconstruction diabolisante a pour l’essentiel consisté à retourner contre Israël et le « sionisme » l’accusation de « racisme », avec son corrélat : celle de « génocide », principal opérateur de la nazification de l’État juif 3.
Cet amalgame polémique (« sionisme = nazisme ») a permis de fabriquer des analogies et des métaphores de propagande par lesquelles a été réactivé un très ancien thème d’accusation visant les Juifs : celui du meurtre rituel 4. Dès lors, dénoncer le « sionisme », c’était dénoncer autant le « racisme » des « sionistes » que leur propension à tuer des non-Juifs, pour se nourrir symboliquement de leur sang ou satisfaire leur cruauté naturelle. En outre, la nature supposée sanguinaire des « sionistes » porterait ces derniers à privilégier, parmi les non-Juifs, les enfants, et plus spécialement les enfants palestiniens, arabes ou plus généralement musulmans. Dans le discours de propagande des pays arabes à la suite de la guerre des Six-Jours, la légende du meurtre rituel juif avait été réactivée en même temps que le mythe du complot juif mondial, ce dont témoigne les nombreuses rééditions des Protocoles des Sages de Sion au Proche-Orient 5. Mais la vision conspirationniste du « sionisme » est restée longtemps dominante dans la rhétorique anti-israélienne, en dépit de l’inflexion provoquée par la dénonciation orchestrée des massacres de Sabra et Chatila (16-17 septembre 1982), perpétrés par des phalangistes chrétiens et abusivement attribués à Tsahal.
Les voies de la criminalisation des « sionistes »
La criminalisation des « sionistes » est devenue un thème majeur de propagande avec l’application du schème du meurtre rituel aux opérations israéliennes de maintien de l’ordre à l’époque de la première Intifada (lancée le 9 décembre 1987), où les jeunes Palestiniens étaient cyniquement placés en première ligne, voués à faire des victimes idéologiquement exploitables. D’une façon croissante à partir de la seconde Intifada, en réalité la première guerre israélo-palestinienne, lancée le 29 septembre 2000, les « sionistes » ont été construits et dénoncés par leurs ennemis comme des « tueurs d’enfants ». L’exploitation internationale, par la propagande anti-israélienne, des images de la mort supposée du jeune Palestinien Mohammed al-Dura a marqué l’entrée dans ce nouveau régime d’accusation des « sionistes », et, par synecdoque, Juifs. Le stéréotype du Juif comme « criminel rituel » était réinventé et adapté au nouveau contexte de l’affrontement israélo-palestinien 6.
Sur la représentation du meurtre rituel attribué aux « sionistes » s’est greffé un abominable retournement contre eux d’une accusation visant historiquement un aspect significatif de la « Solution finale » mise en œuvre par les nazis, à savoir l’extermination physique des femmes et des enfants juifs par gazages ou par fusillades. Rappelons les terribles propos, hautement révélateurs, tenus par le Reichsführer SS Heinrich Himmler devant les Reichsleiter et les Gauleiter à Posen, le 6 octobre 1943 : « La question suivante nous a été posée : “Que fait-on des femmes et des enfants ?” – Je me suis décidé et j’ai là aussi trouvé une solution évidente. Je ne me sentais en effet pas le droit d’exterminer les hommes – dites, si vous voulez, de les tuer ou de les faire tuer – et de laisser grandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos descendants. Il a fallu prendre la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre. 7 » Quelques mois plus tard, le 16 décembre 1943, dans un discours adressé aux commandants de la Marine de guerre à Weimar, Himmler ajoutait : « Je serais un lâche et un criminel vis-à-vis de nos descendants si je laissais grandir les enfants pleins de haine de ces sous-hommes abattus dans le combat de l’homme contre le sous-homme. 8 » Himmler recourt ici à la catégorie d’Untermensch telle qu’elle était définie d’une façon aussi vague que variable dans les publications internes de la SS, où « le Juif » était caractérisé soit comme une variété particulière et particulièrement répulsive de « sous-homme », dont l’attribut principal était d’être une puissance nuisible - incarnant une menace de mort -, soit comme le « maître » ou le « guide » satanique du « sous-homme ».
Ces crimes réellement commis par les nazis contre le peuple juif, les nouveaux ennemis des Juifs les attribuent désormais aux Juifs eux-mêmes. Il n’est pas de pire calomnie : avec ce retournement de l’accusation de crime génocidaire est atteint le stade suprême de la diffamation d’un groupe humain. C’est sur cette base idéologique et sur ce mode rhétorique que s’est opérée, au cours des années 1990 et 2000, une extrémisation de l’accusation de « racisme » visant les Juifs en tant que « sionistes ». Dans l’antisionisme démonologique contemporain, on retrouve les deux grandes accusations déjà présentes dans la judéophobie antique : l’accusation de « haine du genre humain » ou de « misoxénie » (devenue l’accusation de « racisme ») et celle de meurtre rituel ou de cruauté sanguinaire, supposée constituer chez les Juifs une seconde nature (accusation transformée en celle de « génocide » ou de « crime contre l’humanité », et illustrée par la figure répulsive du soldat israélien « tueur d’enfants palestiniens ») 9. C’est sur cette base que s’est opérée la grande instrumentalisation de l’antiracisme qui nourrit le discours « antisioniste » depuis une quarantaine d’années.
À cette dimension mytho-politique de l’antisionisme radical ou absolu s’est ajoutée une dimension magico-religieuse, liée à l’importance croissante prise par les références à l’islam dans le traitement symbolique de la question palestinienne. La théologie musulmane a fortement contribué à l’entreprise de déshumanisation des Juifs, tout particulièrement après la guerre des Six-Jours, qui marqua l’effondrement des illusions du nationalisme arabe incarné par Nasser. Le fondamentalisme islamique a commencé alors à prendre la relève du nationalisme modernisateur dans l’offensive idéologique contre Israël et le « sionisme mondial ». Lors du quatrième congrès de recherches islamiques, organisé à l’Université al-Azhar du Caire en septembre 1968, la plupart des théologiens arabes réunis présentèrent les Juifs à la fois comme des « ennemis de Dieu » et des « ennemis de l’humanité » 10. À travers cette réinvention du Juif comme « fils du diable », la déshumanisation se radicalisait en une inhumanisation de l’ennemi : le registre polémique des métaphores bestialisantes (les Juifs comme « singes », « porcs » ou « chiens ») était marginalisé au profit du registre des métaphores diabolisantes et criminalisantes, permettant de construire un ennemi absolu, absolument redoutable, plutôt qu’un ennemi méprisable, répugnant, répulsif. Un an après la guerre de Kippour, en 1974, Abdul Halim Mahmoud, directeur de l’Académie de recherche islamique, pouvait affirmer dans un livre intitulé Jihad et victoire : « Allah ordonne aux musulmans de combattre les amis de Satan où qu’ils se trouvent. Parmi les amis de Satan – en fait, parmi les principaux amis de Satan à notre époque – se trouvent les Juifs. 11 »
Avec la création du Hamas à la fin des années 1980, ces deux modes de démonisation des Juifs - le nationaliste arabe et le fondamentaliste islamiste - ont fusionné. Par la suite, dans les années 1990 et 2000, le nationaliste « laïque » Yasser Arafat lui-même – à l’instar du « laïque » Saddam Hussein - a invoqué Allah et appelé au jihad, voire célébré la mort en « martyr » 12. Dans un discours retransmis le 26 janvier 2002 par la chaîne de télévision officielle de l’Autorité palestinienne, Arafat déclarait lors d’une rencontre avec une délégation des Palestiniens de Hébron : « Oui, frères, avec nos âmes et avec notre sang nous te délivrerons, ô Palestine. (…) Allah est grand ! Gloire à Allah et à son prophète ! Jihad, jihad, jihad, jihad, jihad ! (…) Nous ne défendons pas la Palestine en tant que Palestiniens. Nous la défendons plutôt au nom de la nation arabe, au nom de la nation islamique (…) 13 ». De ses bureaux à Ramallah, fin mars/début avril 2002, dans un contexte où, au nom d’Allah, il appelle cyniquement son peuple à se transformer en « millions de martyrs », le vieux leader n’hésite pas, dans de multiples interventions télévisuelles, à instrumentaliser le thème de la « défense des lieux saints » : « Allah, donne-nous de mourir en martyrs en défendant les lieux chrétiens et musulmans qui sont sacrés pour Toi (…). Nous sommes en première ligne, et ce peuple défend ces lieux saints. 14 » L’antisionisme radical a été ainsi doté d’une double légitimation, politique (nationaliste) et religieuse (islamique), les variations du discours antisioniste se réduisant à des différences d’accentuation au sein d’un même espace idéologique. Le nouveau stéréotype composite du « sioniste », comme « raciste » ou héritier du nazisme (donc impérialiste et génocidaire) et comme « enfant du diable » ou « ami de Satan » (donc menteur, conspirateur, assassin), était mis en orbite, prêt à fonctionner contre les Juifs en général.
Les avatars d’un amalgame : « sionisme = racisme », ou l’antiracisme perverti
La propagande tiers-mondiste et propalestinienne a fait de l’amalgame « sionisme = racisme », depuis la fin des années 1960, l’un de ses thèmes préférentiels. Massivement diffusé par les pays arabes et l’empire soviétique, cet amalgame polémique a été fortement et mondialement légitimé par la honteuse Résolution 3370 adoptée le 10 novembre 1975 par l’Assemblée générale de l’ONU, condamnant le sionisme comme « une forme de racisme et de discrimination raciale » 15. Cette Résolution ne sera abrogée que le 16 décembre 1991. Mais l’accusation de « racisme » avait été mise en orbite. Elle s’était inscrite dans le discours « antisioniste » d’usage international. Au cours des années 1990 et 2000, elle apparaîtra dans la propagande anti-israélienne ou « antisioniste » (visant « l’entité sioniste ») en étant associée à d’autres modes de diabolisation : le « sionisme » assimilé à un « impérialisme », à un « colonialisme », à un « fascisme », voire réduit à une résurgence ou à une nouvelle forme du « nazisme ». On connaît le défilé des accusations associées, variant sur le thème du meurtre de masse : « massacres » et « carnages », crimes de guerre, crime contre l’humanité, « méthodes nazies », « génocide », « nouvelle Shoah ». Dans les manifestations dénonçant l’offensive israélienne contre le Hamas dans la bande de Gaza, en janvier 2009, toutes ces accusations furent mises en slogans. Le 4 janvier 2009, lors d’une manifestation anti-israélienne de quelques centaines de personnes (surtout des jeunes), Anais Antreasyan, présidente de la section genevoise de Génération Palestine, appelait à la mobilisation « contre ce crime contre l’humanité qui se fait en toute impunité » 16. Le même jour, l’ancien porte-parole de la mosquée de Genève, Hafid Ouardiri, fustigeait « l’État sioniste qui, prétextant la sécurité, use de méthodes nazies » 17.
L’une des plus significatives manifestations internationales de ce pseudo-antiracisme visant le sionisme et Israël aura été la première Conférence mondiale contre le racisme, organisée à Durban (Afrique du Sud) au début de septembre 2001, quelques jours avant les attentats antiaméricains du 11 septembre 18. La Conférence de Durban a montré que la démonisation « antiraciste » d’Israël et du « sionisme » restait le principal geste rituel des nouveaux judéophobes. Mais l’accusation de « racisme » véhiculant une série d’autres accusations diabolisantes et criminalisantes, qui culminent dans celle d’extermination et de génocide, une nouvelle figure du Juif comme ennemi absolu a été construite. Condamner l’État d’Israël comme « État raciste », en l’assimilant au Troisième Reich ou au régime sud-africain d’apartheid 19, c’est le vouer à la destruction. On ne discute pas avec l’ennemi absolu, on l’élimine physiquement. Très actif à Durban, Massoud Shadjareh, qui préside l’Islamic Human Rights Commission, y a notamment déclaré : « Le sionisme est une idéologie diabolique, fondamentalement raciste, qui doit être éradiquée de notre société. » Le même agitateur islamiste dénonce l’« islamophobie » comme une « atteinte aux droits de Dieu » 20. Deux journalistes françaises présentes à Durban témoignent de ce qu’elles y ont vu et entendu : « Dans les rues, des radicaux islamistes sud-africains, rejoints par des extrémistes venus pour la Conférence, manifestaient contre “l’holocauste des Palestiniens” aux cris de “sionisme = racisme”. Au forum des ONG, l’Union des avocats arabes avait loué un stand pour y vendre les Protocoles des Sages de Sion. Le même stand exposait des dessins montrant des Juifs aux nez crochus, où l’étoile de David était systématiquement associée à des croix gammées. Sans que cela choque. 21 » À Durban, comme dans les prêches du vendredi partout au Proche-Orient, les « sionistes » de la judéophobie euphémisée des années 1970-1990 se sont transformés en « Juifs », expressément criminalisés, par exemple à travers ce slogan crié et diffusé par tracts alors que se tenait la prétendue Conférence mondiale contre le racisme : « Un Juif, une balle » (« One Jew, one bullet »). Des manifestants « antiracistes » et « pro-palestiniens » n’ont plus dissimulé leur désir profond en hurlant à Durban : « Kill (the) Jews ! » Fidel Castro termina son discours par le slogan « Free, free Palestine ! », et la foule, décryptant le message, reprit en chœur « Kill, kill the Jews ! ».
Le projet de résolution qui devait être adopté au terme de la seconde Conférence mondiale contre le racisme (la Conférence de suivi, dite « Durban 2 »), tenue du 20 au 24 avril 2009 à Genève, mentionnait Israël comme un pays « raciste et occupant ». L’objectif de cette seconde Conférence de l’ONU était de « préciser les acquis de Durban ». Fin février 2009, le projet de document final comportait cinq paragraphes consacrés à Israël, accusé de racisme et de mener un politique raciste similaire à l’apartheid vis-à-vis des Palestiniens 22. On ne saurait s’en étonner, compte tenu de la composition du Bureau du comité préparatoire, dont les membres ont été élus en août 2007 : la Libye y figure en tant que présidente, Cuba en tant que rapporteur, la République islamique d’Iran comme vice-présidente, et le Pakistan s’y affirme comme porte-parole militant de l’Organisation de la conférence islamique (OCI). C’est sous la pression de l’OCI qu’avait été inclus, dans les dernières versions du projet de déclaration finale, jugées inacceptables par les pays européens, outre une violente mise en accusation d’Israël, le thème de la « diffamation des religions », puis la notion de « stéréotype négatif des religions », à l’évidence en vue d’interdire toute critique de l’islam. Cependant, le 17 avril 2009, le troisième et dernier comité préparatoire de la conférence d’examen de Durban, après un dur marchandage, s’est conclu sur un « compromis minimal », grâce aux efforts déployés par une poignée de diplomates, dont le russe Yuri Boychenko 23. Le texte de 45 pages a été réduit à 16 pages, et expurgé des passages contestés. Soigneusement « peignée », émondée des quelques expressions jugées choquantes par les pays démocratiques, l’ultime version de la déclaration finale était destinée à rencontrer un large consensus 24. Huit pays ont néanmoins décidé de boycotter la conférence avant même son ouverture : Israël, le Canada, les États-Unis, l’Italie, la Pologne, les Pays-Bas, l’Australie et la Nouvelle-Zélande 25. Concert de décisions exprimant le malaise, la division et l’incertitude des pays démocratiques face à cette conférence sur la pente de la « farce tragique » 26, malgré les reformulations du projet de déclaration finale censées le rendre acceptable 27. Les huits pays ayant décidé de boycotter la conférence ont été rejoints par la République tchèque le 20 avril 2009, après la diatribe anti-israélienne du président iranien, présentant comme une action criminelle la création de l’État d’Israël et dénonçant le « gouvernement raciste » d’Israël 28. Comme l’a fait remarquer l’historien israélien Simon Epstein, si « Ahmadinejad a été tout à fait conhérent avec lui-même », « le plus significatif est que cette conférence confère à ce personnage, et aux thèmes qu’il défend, une légitimité internationale » 29. La veille de son discours à la tribune genevoise de l’ONU, Mahmoud Ahmadinejad a déclaré à la télévision iranienne que « l’idéologie et le régime sionistes sont les porte-drapeaux du racisme », précisant que les sionistes « pillent les richesses des nations en contrôlant les centres de pouvoir du monde » et qu’ils « ont créé les conditions pour rien ne puisse être dit au sujet de ce phénomène diabolique dont les effets pèsent sur les habitants des nations ». Il a ajouté que la Conférence de l’ONU se tiendrait alors que « le sionisme global va employer tous les moyens pour étouffer les voix innocentes contre la tyrannie » 30.
Dans son intervention du 20 avril à Genève, le jour de l’ouverture du Colloque de l’ONU - qui coïncidait avec la journée annuelle du souvenir de la Shoah -, le président iranien a accusé Israël d’être le « régime le plus cruel et le plus raciste ». Il a stigmatisé la création de l’État hébreu après la victoire des Alliés sur le nazisme, esquissant pour l’occasion un récit historique parfaitement fantaisiste mettant une fois de plus l’Occident en accusation : « Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils [les Alliés] ont eu recours à l’agression militaire pour priver de terres une nation entière sous le prétexte de la souffrance juive. (…) Ils ont envoyé des migrants d’Europe, des États-Unis et du monde de l’Holocauste pour établir un gouvernement totalement raciste en Palestine occupée. 31 » Les propos virulents du président iranien, applaudis par les pays musulmans et de nombreux pays africains et asiatiques, ont provoqué le départ de la salle du siège de l’ONU à Genève, sous les huées de la salle, d’une quarantaine de diplomates représentant 23 pays européens (4 autres pays ayant boycotté la réunion). Nullement troublé par ce mouvement de réprobation, le président iranien, tonnant contre « l’État raciste d’Israël », a poursuivi sa diatribe : « Pour compenser les conséquences du racisme en Europe, des racistes encore plus durs ont été emmenés en Palestine pour y régner ». Et de dénoncer le « sionisme mondial qui personnifie le racisme » 32. Face aux réactions européennes, Ahmadinejad s’est contenté d’ironiser : « Ceux qui ont quitté la salle ne constituent qu’une petite minorité et une petite minorité peut-elle imposer sa loi aux peuples du monde ? ». Non sans ajouter que « des efforts doivent être faits pour mettre un terme aux abus des sionistes et de leurs supporters ». Manifestant publiquement sa réprobation, le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, a souhaité se joindre à la commémoration de la Shoah. Il a condamné à cette occasion la négation de l’Holocauste et ceux qui en minimisent l’importance.
Ces prises de position onusiennes n’ont pas empêché Ahmadinejad, de retour à Téhéran le 21 avril, de dénoncer Israël, d’une façon répétitive, comme un « État criminel qui réalise une purification ethnique et un génocide à Gaza ». Le même jour, le texte de la déclaration finale de la Conférence, qui devait initialement être soumis au vote le 24 avril, dernier jour de la conférence, a été précipitamment adopté par 182 États 33. Acte magique : en réussissant, le 21 avril, à faire adopter par acclamation avec trois jours d’avance le texte « nettoyé » - un texte dans lequel avaient été gommés les points de discorde (la question des réparations pour la traite ou le colonialisme, la question de l’« orientation sexuelle », la création d’une norme contre la « diffamation des religions ») et supprimées les références explicites à Israël -, les diplomates ont cru avoir effacé le scandale provoqué la veille par les attaques contre Israël du président iranien. Il s’agissait de faire oublier la « sinistre mascarade d’un raciste parlant à une conférence antiraciste » 34.
Les commentaires journalistiques ont oscillé, dans leurs formules de célébration, entre la singulière « victoire diplomatique » attribuée à l’Union européenne et le « stupéfiant succès » imputé à l’ONU, tant il est vrai que, selon l’un des négociateurs, « ce qui était en jeu, ce n’était pas seulement la lutte contre le racisme, mais aussi l’avenir du Conseil des droits de l’homme et du Haut-Commissariat aux droits de l’homme » 35. La « cheffe du DFAE » Micheline Calmy-Rey 36, de son côté, n’avait pas caché sa principale préoccupation quelques jours avant l’ouverture de la Conférence : « Il est important que le nom de Genève ne soit pas associé à un échec. 37 » Il s’agissait moins en réalité de sauver le principe de la lutte antiraciste que de donner une crédibilité minimale à un organisme disqualifié, impliquant de trouver à tout prix un consensus, en évitant de faire des vagues. D’où le soulagement général des participants de la Conférence après l’opération préventive réussie, perçue comme un « coup de théâtre » 38. Le ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner s’est félicité de ce « succès » dès le 21 avril 2009 : « Je tiens à saluer l’adoption de la déclaration finale de la Conférence de suivi de la Conférence de Durban. Ce texte marque un réel progrès dans le débat aux Nations unies sur la lutte contre toutes les formes de racisme et de discrimination. (…) Son adoption signe l’échec de tous ceux qui ont été tentés d’instrumentaliser la Conférence de Genève pour propager des idées de haine et d’intolérance. 39 »
En vérité, cette opération, témoignant certes de l’habileté rhétorique des négociateurs, s’est réduite à un consensus forcé autour d’un texte euphémisé et caviardé (« nettoyé » par un groupe de diplomates-experts), où les formules creuses et les généralités vagues se bousculent au milieu des bonnes intentions et des positions politiquement correctes. Et l’équivoque persiste, derrière l’écran de fumée : la déclaration finale de Durban I, elle-même bricolée au dernier moment pour sauver les apparences, mais contenant notamment trois paragraphes sur le conflit-israélo-palestinien et visant Israël comme seul pays « raciste », a été réaffirmée à Durban II, dans la section 1 de la nouvelle déclaration 40. En outre, celle-ci mentionne, en les mettant sur le même plan, les manifestations suivantes de « violence et d’intolérance religieuse ou raciale » : « islamophobie, antisémitisme, christianophobie et anti-arabisme », qui s’opèreraient « en particulier par la stéréotypisation négative et la stigmatisation de personnes sur la base de leur religion ou de leurs croyances » 41. C’est là réintroduire par la fenêtre la notion de « diffamation des religions » après l’avoir chassée par la grande porte. Si donc l’offensive idéologique des pays musulmans a échoué pour l’essentiel 42, les pays occidentaux, hésitants et divisés, n’ont réussi qu’à limiter les dégâts, sans avoir pu introduire la lutte contre les discriminations selon le sexe ou les « orientations sexuelles » 43. En dépit des efforts déployés par les organisateurs pour donner le spectacle rassurant d’un consensus raisonnable, la Conférence de Genève aura été à l’image de ce qu’est devenu l’organisme international :l’instrument d’un front anti-occidental et antidémocratique, structuré par la démonisation d’Israël 44. Le discours du président iranien, très applaudi par les pays non européens, aura joué le rôle de révélateur.
La dure vérité historique, c’est que l’utopie universaliste des droits de l’homme, fondement de l’antiracisme d’après guerre, s’est effondrée alors même qu’elle paraissait triompher. L’exigence d’universalité qui portait et légitimait la « lutte contre le racisme » s’est heurtée d’une façon toujours plus brutale à la réalité d’une grande déchirure du monde, aux multiples visages, entre le camp des démocraties pluralistes à l’occidentale et celui des régimes autoritaires ou des dictatures plus ou moins sanguinaires, entre le Nord et le Sud 45, entre les défenseurs de la liberté de penser et les adeptes d’un fondamentalisme ou d’un intégrisme légitimant la persécution des minorités ethniques, culturelles ou religieuses (sans parler des agnostiques ou des athées), entre les nations respectant une forme du principe de laïcité et celles qui refusent à tout prix les implications de la sécularisation (cas de la plupart des pays musulmans). Ce que le consensus affiché était destiné à surmonter, il n’a fait que le mettre entre parenthèses, sans pouvoir véritablement le dissimuler : le fait que l’unité présumée de « l’antiracisme » a éclaté pour faire place à au moins deux antiracismes distincts et opposés, celui des démocraties libérales et celui des régimes autoritaires, pseudo-démocratiques ou anti-démocratiques, incluant les théocraties islamiques. L’antiracisme démocratique à l’occidentale, défendant en principe liberté d’expression et liberté de penser, privilégie la lutte contre toutes les formes de discrimination, non sans prendre le risque d’une extension discutable de son champ d’application (de la « race » à « l’orientation sexuelle »), tandis que l’antiracisme non démocratique se définit par son anti-occidentalisme et son « antisionisme », en privilégiant la dénonciation de l’« islamophobie », absolutisant le « respect » des cultures ou des religions, sans se soucier des atteintes au principe de la liberté d’expression ni à celui de la liberté de penser. Pour le camp des ennemis de l’Occident, il n’existe guère aujourd’hui que deux formes de « racisme » : le « sionisme » et l’« islamophobie ». Comment ne pas constater que le mot « racisme » est ainsi vidé de son sens, pour ne plus fonctionner qu’en tant qu’étiquette polémique. Comme l’a suggéré avec une ironie amère un diplomate présent à Genève, une Assemblée générale à l’image de celle qui a été réunie à Durban II n’aurait vraisemblablement pas adopté la Déclaration universelle des droits de l’homme en décembre 1948. Il paraît dès lors urgent de repenser l’ONU.
L’écrivain américain d’origine égyptienne Magdi Khalil s’était montré doublement lucide en s’interrogeant le 19 avril 2009 sur le sens de l’invitation du président iranien à une Conférence internationale contre le racisme, ainsi que sur le sens de cette dernière :
« Tout d’abord, il me semble évident que les délibérations se focalisent sur Israël, sur la base de ce qui s’est passé en Afrique du Sud en 2001 [Durban I]. La deuxième chose qui est très claire est la présence du président iranien. (…) Ce président appelle à la destruction d’un État (…). Comment le président iranien peut-il être invité à une conférence qui appelle à la tolérance et à combattre le racisme ? (…) La conférence d’Afrique du Sud s’est focalisée sur la question du sionisme, de savoir si sionisme équivaut à racisme. Mais nombreux sont ceux dans le monde qui estiment que la loi religieuse islamique, telle qu’elle est appliquée en Somalie, en Afghanistan, au Soudan et en Arabie saoudite, est pire que le racisme. 46 »
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Notes
[1] Directeur de recherche au CNRS, Paris, CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po). Dernier ouvrage paru : La Judéophobie des Modernes. Des Lumières au Jihad mondial, Paris, Éditions Odile Jacob, 2008.
2 Article publié dans Perspectives. Revue de l’Université Hébraïque de Jérusalem [revue annuelle], n° 16, septembre 2009 : « Le retour de la question juive », pp. 9-39.
3 Voir Pierre-André Taguieff, La Nouvelle Judéophobie, Paris, Mille et une nuits, 2002 ; Id., Prêcheurs de haine. Traversée de la judéophobie planétaire, Paris, Mille et une nuits, 2004.
4 Pierre-André Taguieff, La Judéophobie des Modernes. Des Lumières au Jihad mondial, Paris, Éditions Odile Jacob, 2008, pp. 262-308.
5 Pierre-André Taguieff, Prêcheurs de haine, op. cit., pp. 745 sq., 777-778, 790-796 ; Id., Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux [1992], nouvelle édition, Berg International/Fayard, 2004, pp. 314 sq., 339-342 ; Id., L’Imaginaire du complot mondial. Aspects d’un mythe moderne, Paris, Mille et une nuits, 2006, pp. 142 sq.
6 Pierre-André Taguieff, La Judéophobie des Modernes, op. cit., pp. 300-308 ; Id., « L’affaire al-Dura ou le renforcement des stéréotypes antijuifs », article mis en ligne les 18 et 19 septembre 2008, [
www.lemeilleurdesmondes.org].
7 Heinrich Himmler, Discours secrets, édités par Bradley F. Smith et Agnes F. Peterson [1974], introduction de Joachim Fest, tr. fr. Marie-Martine Husson, Paris, Gallimard, 1978, p. 168.
8 Ibid., p. 205.
9 Voir Pierre-André Taguieff, La Judéophobie des Modernes, op. cit., pp. 300 sq., 407 sq.
10 Voir D. F. Green (éd.), Les Juifs et Israël vus par les théologiens arabes, extraits des procès-verbaux de la 4e conférence de l’Académie de recherches islamiques [1971], tr. fr. Jean Christophe Pala, préface de Léon Poliakov, Genève, Éditions de l’Avenir, 1972 ; 2e éd. corrigée, 1974.
11 Abdul Halim Mahmoud, Al-Jihad wa al-Nasr (« Guerre sainte et victoire »), Le Caire, 1974, pp. 148-150 ; cité par Robert S. Wistrich, Muslim Anti-Semitism : A Clear and Present Danger, New York, The American Jewish Committee, 2002, p. 37.
12 Voir Pierre-André Taguieff, Prêcheurs de haine, op. cit., pp. 310-311, 346-348.
13 Yasser Arafat, cité par L’Arche, n° 259, mars 2002, p. 78.
14 Interview de Yasser Arafat sur la chaîne d’Abou Dhabi ; tr. fr. dans Courrier international, n° 596, du 4 au 10 avril 2002, p. 39.
15 Voir Bernard Lewis, « The Anti-Zionist Resolution », Foreign Affairs, 55 (1), octobre 1976, pp. 54-64.
16 Propos cités par Marie Prieur, « Cinq cents manifestants crient leur colère à Genève », Tribune de Genève, 5 janvier 2009, p. 3.
17 Ibid.
18 Sur le déchaînement de la propagande « antisioniste » lors de cette « Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée », tenue à Durban du 31 août au 8 septembre 2001, voir Pierre-André Taguieff, La Nouvelle Judéophobie, op. cit., pp. 130-131, 140-145 ; Prêcheurs de haine, op. cit., pp. 336 sq.
19 Voir le film documentaire de Caroline Fourest et Fiammetta Venner, « La bataille des droits de l’homme » (produit par Doc En Stock), Arte, 21 avril 2009.
20 Cité par Caroline Fourest et Fiametta Venner, « Conférence des Nations unies contre le racisme. La bataille de Durban », Charlie Hebdo, 15 avril 2009.
21 Ibid.
22 Voir Malka Marcovich, « La défaite des démocraties », Libération, 31 mars 2009. Le 18 avril 2009, lors de la manifestation du Forum de la société civile organisée par les ONG à Genève, au milieu des drapeaux palestiniens et des panneaux portant l’inscription « sionisme = racisme », le député arabe israélien Djamal Zahalka s’écriait : « En Afrique du Sud, le racisme portait le nom d’apartheid, dans notre pays, c’est le sionisme » (cité par Marc Semo, « Un forum des ONG clairsemé », Libération, 20 avril 2009, p. 9).
23 Isolda Agazzi, « Compromis minimal sur Durban II », Le Temps (Genève), 18 avril 2009, p. 4.
24 Marc Semo, « Conférence sur le racisme : déminage avant le sommet », Libération, 18-19 avril 2009, p. 10 ; Id., « Durban II, nid d’intrigues », Libération, 20 avril 2009, pp. 30-31.
25 Florentin Collomp, « Washington boycotte le sommet sur le racisme », Le Figaro, 20 avril 2009, p. 5.
26 Expression d’un représentant du ministère israélien des Affaires étrangères (citée par Marc Semo, « Le boycott de Durban II gagne du terrain », Libération, 20 avril 2009, p. 9).
27 Voir Agathe Duparc, « Ouverture sous tension du sommet “Durban II” contre le racisme », Le Monde, 19-20 avril 2009, p. 5 ; Id., « La conférence de l’ONU sur le racisme s’ouvre dans la division et l’incertitude », Le Monde, 21 avril 2009, p. 6.
28 Stéphane Kovacs (avec AFP, Reuters), « Ahmadinejad torpille la conférence sur le racisme », Le Figaro, 21 avril 2009, p. 6.
29 « Epstein : “Il est des carnavals de rage auxquels un pays démocratique se doit de rester étranger” » (propos recueillis par Adrien Jaulmes), Le Figaro, 22 avril 2009, p. 6.
30 « Ahmadinejad : “Israël est le porte-drapeau du racisme” » (AFP), Le Monde, 21 avril 2009, p. 6.
31 Mahmoud Ahmadinejad, 20 avril 2009 ; cité par Stéphane Kovacs, « Ahmadinejad torpille la conférence sur le racisme », art. cit.
32 Mahmoud Ahmadinejad, cité par Marc Semo, « ONU : Ahmadinejad fait sa sortie d’entrée », Libération, 21 avril 2009, p. 3.
33 Voir aussi Marc Semo, « Durban II adopté en moins de deux », Libération, 22 avril 2009, p. 8 ; Agathe Duparc, « Consensus inattendu à la conférence de l’ONU sur le racisme », Le Monde, 23 avril 2009, p. 7 ; Stéphane Bussard, « Durban II : les acteurs d’un stupéfiant succès », Le Temps, 24 avril 2009, p. 6.
34 Propos d’un membre de l’UEJF qui, après avoir perturbé l’intervention du président iranien le 20 avril 2009, fut expulsé de la salle par les gardes de l’ONU. Voir Marc Semo, « Le nez rouge d’Ahmadinejad », Libération, 22 avril 2009, p. 5.
35 Propos cités par Stéphane Bussard, art. cit.
36 Conseillère fédérale, la socialiste Micheline Calmy-Rey est « cheffe » du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE).
37 Micheline Calmy-Rey, cité par Alain Jourdan, « Genève prise au piège de la conférence antiraciste », Tribune de Genève, 17 avril 2009, p. 3.
38 Voir Alain Jourdan, « Conférence sur le racisme, le coup de théâtre de Micheline Calmy-Rey », Tribune de Genève, 22 avril 2009.
39 Bernard Kouchner, 21 avril 2009 ; [
www.guysen.com].
40 Voir les articles 1 et 2 de la section 1 (« Review of progress and assessment of implementation of the Durban Declaration and Programme of Action… »). La dénonciation du « racisme » supposé d’Israël à l’égard des Palestiniens apparaît allusivement à la fin de l’article 5.
41 Section 1, article 12.
42 Selon le correspondant du Monde à Ramallah, « les activistes pro-Palestiniens » auraient quitté la Conférence de Genève « sur un constat d’échec » (Benjamin Barthe, « La question palestinienne, grande oubliée de la conférence de Durban II », Le Monde, 25 avril 2009, p. 6).
43 Voir Guy Senbel, « Le double échec de Durban 2 », 23 avril 2009, [
www.guysen.com] ; Caroline Fourest, « Duban II : les leçons d’un match nul », Le Monde, 25 avril 2009, p. 19.
44 Le paradoxe incarné par le Conseil des droits de l’homme est celui de l’ONU qui, financée à 90% par des pays démocratiques (occidentaux pour la plupart), fonctionne comme une machine de propagande au service d’une majorité de pays non démocratiques hostiles à l’Occident et à Israël, qu’il s’agisse de dictatures islamiques, de régimes autoritaires ou d’autocraties. Voir Malka Markovich, Les Nations désunies. Comment l’ONU enterre les droits de l’homme, préface d’Élisabeth de Fontenay, Paris, Éditions Jacob-Duvernet, 2008.
45 Voir Marc Semo, « Un désaccord Nord-Sud de plus en plus profond », Libération, 21 avril 2009, p. 3.
46 Extraits d’une interview de l’écrivain américano-égyptien Magdi Khalil, diffusée sur Al-Jazira le 19 avril 2009 ; MEMRI, Dépêches françaises, n° 103, 22 avril 2009, [
www.memri.org].