Pierre-André Taguieff
« La nouvelle propagande antijuive », dont la parution est annoncée pour le 19 mai 2010. Cette somme phénoménale de 592 pages -qui est l’aboutissement de plusieurs années de travaux, de recherches et d’érudition- est une réflexion sur le sens de l’antisionisme radical, dans le nouveau contexte international marqué par la menace islamiste et les hésitations du monde occidental. C’est aussi une analyse fouillée des nouveaux aspects de la propagande antijuive dans les années 2000-2010, autour des trois principaux thèmes d’accusation « antisionistes » : « racisme », meurtre d’enfants (l’affaire al-Dura et les accusations récentes de vols d’organes), direction cachée de la politique américaine, « complot américano-sioniste ». Enfin l’auteur livre une étude de cas concernant la guerre des mots et des images à l’âge de la globalisation.
Le lecteur trouvera ci-après quelques pages qui sont tirées de l’introduction de
« la nouvelle propagande antijuive », ouvrage à paraître de Pierre-André Taguieff. Premiere partie publiee par le CRIF
Dans ce passage, l’auteur donne les grandes lignes qui permettent de comprendre et de mesurer ce qu’est la judéophobie radicale contemporaine et comment elle s’exprime dans toute sa virulence et son outrecuidance.
Marc Knobel
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L’une des principales particularités de la judéophobie radicale contemporaine est le caractère chimérique de ses thèmes d’accusation. Qu’il s’agisse de la vision paranoïde du « sionisme mondial » dirigeant d’une façon occulte la marche du monde, des accusations jumelées de « racisme » et de « génocide » lancées contre les « sionistes » ou de la conviction que les Juifs (ou « les sionistes ») prennent plaisir à tuer des enfants en vertu de leur nature criminelle, le nouveau discours antijuif relève de la fiction, il n’est qu’un produit de l’imagination fabulatrice, dénué du moindre ancrage dans le champ de l’observable. Ce caractère fictionnel prend une allure caricaturale dans le discours de facture islamiste, qui déborde considérablement les frontières de l’islamisme radical thématisé comme tel.
Dans les prêches du vendredi, les accusations rituelles visant les Juifs se réduisent à des expressions d’un imaginaire paranoïde prenant appui sur un mélange répulsif de haine, de crainte et de mépris. En témoignent les images et les métaphores polémiques utilisées pour stigmatiser maximalement les Juifs ou « les sionistes », qui oscillent entre les modes de bestialisation (« singes », « porcs », « sangsues », etc.) et les modes de démonisation (assimilation de l’ennemi juif à Satan).
Dans leurs travaux des années 1960 et 1970, les historiens Léon Poliakov et Norman Cohn ont montré l’importance de la structure démonologique des accusations antijuives délivrant un « permis de tuer », aussi bien dans l’antisémitisme pogromique russe (ou plutôt russo-ukrainien) que dans l’antisémitisme rédempteur/génocidaire de type nazi. On doit à ces deux historiens l’élaboration d’un modèle d’intelligibilité, incluant une généalogie, de cet « antisémitisme exterminateur » aux implications totalitaires. Dans la préface à l’édition française de sa grande étude sur les Protocoles des Sages de Sion, Norman Cohn pose que « la forme première de l’antisémitisme fut l’antisémitisme démonologique, c’est-à-dire l’idée que le judaïsme est une organisation conspirative, placée au service du mal, cherchant à déjouer le plan divin, complotant sans trêve la ruine du genre humain », et que cet antisémitisme démonologique, qui s’est constitué surtout à partir du XIIe siècle, « fut ranimé et modernisé aux XIXe et XXe siècles », avant de se transformer, à l’âge de la sécularisation et dans un espace idéologique orienté par un antichristianisme plus ou moins assumé, en noyau dur de la vision hitlérienne du « Juif » comme ennemi absolu à combattre inconditionnellement.
Dans la judéophobie islamiste, nous avons également affaire à une démonologie antijuive, constituée d’accusations délirantes, totalement dénuées de bases empiriques. Ces accusations bestialisantes, démonisantes ou pathologisantes sont, pour leurs auteurs, à la fois irréfutables et toujours illusoirement vérifiables, du fait que les événements sont interprétés de telle façon qu’ils en paraissent toujours des illustrations. Tout événement peut se transformer en preuve de la nature démoniaque des Juifs ou des « sionistes » dès lors qu’est systématiquement appliquée à sa lecture une grille d’interprétation bien définie, celle d’un « code culturel » antijuif fabriqué avec des matériaux symboliques empruntant à la tradition de l’islam (du Coran aux hadiths), à l’antisionisme radical du nationalisme arabe ainsi qu’à certaines traditions antisémites européennes, exploitées d’une façon sélective (les images du Juif comme « conspirateur », « manipulateur », « menteur » et « criminel »). Tout événement ainsi interprété tend à satisfaire les attentes ou les demandes judéophobes, en vertu d’un phénomène bien connu par les psychosociologues, la « prophétie auto-réalisatrice ». Un mode d’inférence est toujours prêt à l’emploi : s’il arrive malheur à un musulman, c’est qu’un Juif est coupable. Ces accusations contre les Juifs s’expriment par des énoncés qu’on peut caractériser, à la suite de l’historien médiéviste Gavin I. Langmuir, comme chimériques. Ils sont du type : « Les Juifs saignent rituellement les enfants non-juifs » (accusation de meurtre juif), ou du type : « Les Sages de Sion complotent depuis 929 av. J.-C. pour dominer le monde » (accusation de complot mondial). Certains propagandistes n’hésitent pas à dénoncer la réalisation en cours d’un « plan d’extermination des musulmans » dans le monde, imputé aux Juifs (ou aux « sionistes ») et/ou aux Américains (supposés être sous l’emprise juive ou « sioniste »). Dans une interview réalisée en septembre 1998, Oussama Ben Laden résume ainsi sa vision manichéenne et djihadiste du monde :
Je dis qu’il existe deux parties dans cette lutte : la croisade mondiale alliée au judaïsme sioniste conduite par l’Amérique, la Grande-Bretagne et Israël, et l’autre partie : le monde musulman. […] Le jihad est une obligation individuelle pour la Communauté [oumma]. […] Nous sommes convaincus que la Communauté est capable aujourd’hui […] de mener le combat contre les ennemis de l’Islam et plus particulièrement contre le plus grand ennemi : l’alliance judéo-croisée. […] J’affirme que le monde (occidental) a décidé unanimement de dévorer ce monde musulman. Le monde croisé a décidé unanimement de nous dévorer. […] Seigneur ! Donne-nous la victoire sur les Américains, sur Israël et sur ceux qui s’y sont alliés ! ».
Ce thème d’accusation, présent avec des accents plus ou moins paranoïaques dans nombre de prêches de facture djihadiste dont les vidéos sont diffusées sur Internet, se rencontre aussi dans certains milieux propalestiniens (…)
Le conflit israélo-palestinien, politique et militaire, enveloppe à la fois un conflit israélo-arabe et un conflit judéo-musulman, lequel s’est greffé sur un conflit opposant une partie de l’Occident (chrétien ou non) et une partie du monde musulman. Tous ces conflits prennent une dimension mythique ou mythopolitique dans le méga conflit entre le « sionisme mondial » et l’antisionisme radical (dans toutes ses variantes, nationalistes, néo-nazies, néo-gauchistes et islamistes). Ce méga conflit se caractérise par un dualisme manichéen qui le structure idéologiquement et un horizon apocalyptique qui lui confère le sens d’un mode de rédemption. Il se définit dès lors comme un conflit « final », prenant place dans une conception eschatologique dont on trouve divers bricolages intellectuels chez les théoriciens de l’islamisme radical. On connaît les déclinaisons symboliques de ce méga conflit : guerre culturelle et politique, guerre sémantique et lexicale (guerre des mots) conduite par des intellectuels48, les unes et les autres impliquant une guerre médiatique, c’est-à-dire à la fois guerre des communiqués/de l’information/de communication et guerre des images. Les conflits armés locaux entre les deux « camps » se doublent tous d’une guerre symbolique mondiale pour le monopole des représentations, des opinions et des modèles interprétatifs diffusés dans les médias. Pour les antisionistes radicaux, il s’agit toujours d’imposer une vision diabolisante de l’ennemi « sioniste » (« raciste », « impérialiste », « criminel de guerre », « tueur d’enfants ») et de donner à toute victime du « sionisme » un visage attrayant, celui d’une victime innocente, ou, s’il s’agit de l’auteur d’une action terroriste, celui d’un héros ou d’un « martyr ».
Pierre-André Taguieff