LES SEFARADES ET L'ESPAGNE
I. La Diaspora Sefarade
L’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 n’engendre pas la diaspora séfarade.
Elle lui donne son envergure, sa diversification géographique, ses « mythes de création », ses traumatismes, sa mémoire, sa conscience. Mais bien avant 1492, il y a des Juifs espagnols installés un peu partout en Méditerranée : en Afrique du Nord ou depuis Kairouan l’Aghlabide et Fes l’Idrisside, les échanges d’idées et d’hommes, sont constants ; en Italie où de petites communautés d’hommes d’affaires espagnols, liés à la péninsule, sont présentes durant tout le 15ème siècle ; en Egypte et en Palestine, qui voient en ce même siècle débarquer de nombreux Juifs espagnols, poussés surtout par des espérances messianiques.
L’exil de 1492 donne des dimensions nouvelles à cette diaspora. Plus de 100.000 hommes partent en quête d’un nouveau port d’attache, d’un nouvel abri, en Méditerranée. Quête qui dure pour nombreux – peut-être pour la plupart – de longues années, et qui implique de nombreuses étapes, pas toutes heureuses.
Nombreux sont les lettrés et les rabbins qui ont mis par écrit le récit de leur périple personnel, témoignant aussi pour la masse silencieuse de leurs coreligionnaires. Un récit laconique que nous a laissé R. Yehuda « Hayyat dans son introduction à l’ouvrage mystique Ma’arakhot Haelohout (« les systèmes de l’Obinite ») peut servir d’exemple. Expulsé d’Espagne, il passe au Portugal proche. En 1493, il quitte Lisbonne sur un bateau qui transporte 250 passagers . Frappé par la peste, le bateau ne reçoit nulle part permis d’accoster, et tourne en Méditerranée pendant 4 mois. Il est finalement attaqué par des corsaires basques qui « libèrent » les passagers de leurs biens et forcent le navire à revenir au port de Malaga. Les autorités espagnoles laissent le bateau ancrer au large du port, sans lui fournir ni eau ni victuailles, permettant de descendre à terre seulement ceux qui acceptent de recevoir l’eau du baptême. Un cinquantaine de personnes périssent, de maladie et d’épuisement physique, et une centaine franchissent le pont par désespoir et renient leur foi un an après avoir quitté l’Espagne, pour avoir décidé autrement. Après deux mois, le bateau est enfin autorisé à quitter le port, et réussit à faire descendre sa cargaison humaine sur les côtes atlantiques de la « Berberie ». Hayyat, qui a perdu sa femme entre-temps, est emprisonné, accusé d’avoir insulté le prophète. Il passe 40 jours dans une geôle jusqu’à ce que les Juifs de Fes le libèrent moyennant rançon. A Fes, il travaille comme aide meunier pour un salaire de misère et, n’ayant pas où se loger, passe les froides nuits d’hiver pelotonné dans des dépôts d’ordures. L’hiver passé, il reprend la route pour le royaume de Naples où le surprennent les « guerres d’Italie » du roi de France Charles VIII. Après un nouvel emprisonnement, il passe à Venise, où, aidé par d’autres réfugiés espagnols, son sort s’améliore peu à peu.
Les avatars de R. Yehuda Hayyat ne sortent pas du commun. Des dizaines de milliers de Juifs de sa génération ont connu le même sort. Et de ce fait pour la mémoire juive séfarade, l’expulsion d’Espagne est un traumatisme qui unit en une même et seule dénomination et le déracinement des expulsés et leur longue route d’exil.
Ces exilés, dispersés à tout vent autour de la Méditerranée, font de cette mer une « Mare Nostrum » séfarade. De par leur grand nombre évidemment, mais aussi de par leur conscience de provenir d’une judéité culturellement supérieure.
Partout où ils vont, ils créent des congrégations religieuses particulières aux côtés des congrégations déjà existantes, où ils cultivent leurs traditions et leur culture propre. Un esprit de clocher exacerbé les amène même à se particulariser entre eux, et dans de nombreuses communautés, nous voyons naître des congrégations catalanes, aragonaises, castillanes, léonnaises et andalouses, qui ne se mélangent point. Mais c’est leur sens de supériorité qui les pousse non seulement à garder leurs traditions, mais à essayer de les imposer aux Juifs autochtones, à ceux qui les ont accueillis. C’est une longue et souvent fière lutte, presque partout couronnée de succès. Au Maroc, ils réussissent à imposer, dans toutes les grandes villes, leurs fameux Statuts de Castille rédigés principalement à Fes. Dans les Balkans et en Turquie, ils arrivent à faire encore mieux : leur langue, base de leur culture hispanique, deviendra le vernaculaire de tous les Juifs de ces régions ; au bout d’un siècle, c’est une judéité complètement hispanophone, et le judéo-espagnol – évidemment truffé d’hébraïsmes, arabismes, turkismes et grécismes – saura jusqu’au 20ème siècle, garder la mémoire de tout un corpus de contes, de chants et de « romanças », né en Espagne.
« Mare Nostrum » séfarade donc : en Italie, en Egypte, des communautés ou des congrégations particulières suivent les traditions juives espagnoles. En Afrique du Nord, ces mêmes traditions sont imposées aux Juifs autochtones. Dans les Balkans et en Turquie, en Palestine, au Nord du Maroc, se créeront des espaces géoculturels hispanophones, qui développeront une culture hispanique propre, quoique coupés de l’Espagne.
II. La Diaspora de Culture Hispanique
Le 16ème siècle atteste une floraison spirituelle inouïe de cette diaspora séfarade méditerranéenne. Un véritable âge d’or. Des historiens comme Salomon Ibn Verga régénèrent un genre délaissé jusque-là par les lettrés juifs. Des exégètes et des mystiques comme Don Isaac Abravanel, R. Abraham Sabba et R. Jacob Berab, réécrivent leurs ouvrages crus perdus et les multiplient par des nouveaux apports. Si la philosophie juive perd un peu de terrain (citons quand même Leone Hebreo, le fils de Don Isaac Abravanel), les écrits apocalyptiques et cabbalistiques en gagnent et très tôt préparent le terrain de la célèbre école Lurianesque de Safed. Le fait de toute cette création est sans doute la codification la plus importante des lois juives : le Shoul’han Aroukh
« La table dressée ») de R. Joseph Caro.
Toute cette production littéraire est secondée par un effort conscient de formation, de création d’un « leadership » rabbinique, d’une élite spirituelle nombreuse, chargée de transmettre et de renouveler le legs du judaïsme espagnol. R. Joseph Taitatzak de Salonique est le symbole de ceux qui vouèrent leur vie à cette tâche éducationnelle.
Cet âge d’or spirituel est ancré dans un grand essor économique, surtout des communautés italiennes et de l’Empire Ottoman. L’énorme communauté d’Istanbul, déjà très importante avant l’arrivée des expulsés espagnols, est choyée par le Sultan et dirige beaucoup de ses entreprises économiques et commerciales. Mais aussi Salonique, Safed, où les Juifs espagnols sont une majorité, se trouvent en pleine expansion industrielle, grâce aussi à ces mêmes Juifs.
Mais cette conjoncture n’est pas éternelle. Au 17ème siècle, l’Empire Ottoman est en perte de vitesse. Une certaine stagnation économique le touche, qui prépare et annonce déjà sa déchéance prochaine. Les Juifs perdent de leur importance auprès de la « Sublime Porte » et ce sont des Arméniens et des Grecs qui les supplantent dans les finances et dans le grand commerce ottoman. Les communautés juives du Levant commencent donc à pâtir d’une régression économique. En ce 17ème siècle, elles sont en plus touchées grièvement par l’affaire du faux messie Sabbetay Tsevi. Quand celui-ci se convertit à l’islam, nombreux sont les Juifs « déconnectés », grand nombre de rabbins et de dirigeants communautaires étant disqualifiés à leurs yeux pour leur attitude dans cette affaire. Une minorité optera même pour suivre Sabbetay Tsevi dans la religion musulmane et formera la secte des « Deunmeh ».
Temps de crise donc que ce 17ème siècle pour les communautés séfarades du Levant. Loin de la Méditerranée surgit une nouvelle diaspora séfarade : des communautés de création « marrane » naissent et grandissent en Europe : Bordeaux, Amsterdam, Hambourg, plus tard Londres. Il est peut-être significatif que leurs créateurs, fuyant l’Espagne et surtout le Portugal, après des générations cultivant sous le masque une conscience juive pou le moins particulière, aient choisi d’autres centres que ceux du Levant pour se réincorporer au Judaïsme. Mais ce temps de crise, qui s’accentua au 18ème siècle avec une décadence ottomane déjà palpable, sera paradoxalement, pour les communautés hispanophones du Levant, un temps de renaissance culturelle. Si le 16ème siècle est le grand siècle de la culture juive séfarade de contenu juif et en langue hébraïque, il porte aussi en filigrane un courant d’écrits en judéo-espagnol, à destination populaire.
Ce courant littéraire ne tarit pas. Au contraire, il va s’accentuant jusqu’à recevoir au 18ème siècle ses « lettres de noblesse » avec la parution du Me’am Lo’ez. Jacob Khouli : énorme compilation d’exégèses, de légendes et de traditions populaires adressée aux masses mais aussi à une « intelligenzia » non rabbinique, non spécialisé : aventure littéraire de grande envergure que continueront d’autres que Khouli. Avec l’impression de nombreuses pièces poétiques populaires, « coplas » et « romanças », c’est à une nouvelle renaissance de la littérature séfarade que nous assistons aux Balkans, une renaissance hispanique cette fois-ci. Contrairement à la production littéraire hispanique des séfarades d’Europe du Nord, la production balkanique va en s’accentuant et en s’approfondissant tout le long du 18ème et du 19ème siècles : aux genres traditionnels, poétiques et éducatifs, s’ajoutera au 19ème siècle une littérature populaire très dense : des traductions et des adaptations d’œuvres européennes (surtout françaises), mais aussi des pièces de théâtre, de très nombreuses courtes nouvelles, quelques plus courts romans, bref de quoi assouvir la soif de culture des séfarades, dans leur propre langue, le judéo-espagnol. La deuxième moitié du 19ème siècle voit aussi apparaître une presse séfarade judéo-espagnole qui se divise très vite politiquement et devient un facteur certain de modernisation des masses.
Au 19ème siècle, une division culturelle du monde séfarade est donc déjà accomplie : de nombreuses communautés sont dès lors appelées telles, dû à leurs traditions et leurs coutumes judaïques particulières, ainsi qu’à leur conscience et leur mémoire historique. Mais elles ont perdu un trait de culture important : leur hispanophonie. C’est le cas en Italie, en Afrique du Nord , au nord de l’Europe. Les communautés des Balkans et de la Turquie au contraire, ainsi qu’une petite frange du littoral méditerranéen du Maroc et quelques autres points au Levant comme Jérusalem, voient s’affirmer cette hispanophonie. Cela ne doit rien ou presque rien à des contacts avec l’Espagne même ; c’est le fruit d’une évolution culturelle propre, d’un mûrissement interne.
III. Les « Retrouvailles » Hispano-Sefarades
Mais cet état de choses va permettre le renouvellement des contacts, quand au 19ème siècle, des Espagnols prendront conscience de l’existence des communautés hispanophones et essaieront de les insérer dans l’ordre du jour politique et culturel espagnol. Sans grand succès. Le rapprochement des deux « peuples » (séfarade et espagnol) que prôneront des courants philosémites espagnols se fera à petit train, cahin-caha. Pour plusieurs raisons. En cette Espagne du 19ème siècle où des luttes constitutionnelles opposent libéraux et conservateurs, les libéraux, qui veulent faire du renouvellement des contacts avec des Juifs et de leur réacceptation possible en Espagne un « test-case », trouvent évidemment, face à eux, un grand courant conservateur qui s’oppose non seulement à un retour des Juifs en Espagne, mais à tout dialogue avec eux. Mais même si nous laissons de côté les grandes luttes de courants politiques espagnols, nous voyons que les processus humains du « reencuentro », de la redécouverte mutuelle des deux peuples, sont aussi empreints d’ambiguïté émotionnelle. Le « reencuentro » commence – de par la proximité géographique – autour du détroit de Gibraltar.
Très tôt au 19ème siècle, des Juifs Tétouanais et Tangerois commencent, par le biais de Gibraltar ou par l’entremise d’hommes de paille musulmans, avec de ports espagnols. A Gibraltar même, dont la communauté juive est créée par des immigrés du Nord du Maroc dès le 18ème siècle, et où nombreux sont les travailleurs temporaires juifs habitués à passer quelques mois par an sur le « rocher » tout en laissant leurs familles au Maroc, les liens et les contacts directs avec des Espagnols sont monnaie courante et ont des conséquences culturelles certaines. Le vernaculaire judéo-espagnol du Nord du Maroc (la « Haketia ») se réhispanise, ou pour être plus précis, subit l’influence du Castillan moderne ; de nombreux mots modernes font irruption dans ce parler, amis c’est surtout sa prononciation qui change, accueillant peu à peu la prononciation espagnole moderne de lettres comme le « j » (=kh) ou le « s » qui avant étaient prononcées comme le « j » et le « z » français. Hors du domaine linguistique, des chansons espagnoles à la mode franchissent le détroit et se popularisent dans les « juderias » du Nord du Maroc, à un point que la mélodie de certaines comme la chanson dite de « Mambru » (ou « Malbru »), serviront de support musical à des « piyyoutim », des hymnes rituels hébraïques chantés dans les synagogues.
Mais toutes ces influences culturelles étant unilatérales, elles n’entraînent évidemment pas de changements dans l’attitude des Espagnols vis-à-vis des Juifs séfarades du Nord du Maroc. En fait, le peu de Juifs que nous trouvons alors en Espagne y séjournent en clandestinité, cachant leur religion, ou bien ce sont des convertis au christianisme, en majorité des éléments marginaux qui fuient les communautés pour se créer une nouvelle identité dans un nouvel endroit, ou leur passé ne leur pèsera plus, plus quelques convertis par amour. La masse des Espagnols, même la masse plus éduquée et plus moderne des villes, voit encore le Juif d’une façon stéréotypée, issue du Moyen-Age, alimentée par de célèbres voyageurs comme Badia y Lieblich (alias Bey El Abbasi).
Pour nombre d’historiens espagnols, la guerre de 1860 entre l’Espagne et le Maroc, et l’occupation de Tétouan cette même année, est le grand événement originaire du « reecuentro » entre les deux peuples et du changement d’attitude espagnol. Mais là aussi, il n’en est rien. Les reportages et les ouvrages sur cette guerre étant aussi nombreux que populaires, les Espagnols sont exposés au récit, renouvelé à satiété, de l’étonnante découverte de ces Juifs qui les accueillirent aux portes de Tétouan aux cris de « Viva la Reina » et « Viva Espana ». Mais la présentation de ces Juifs dans les différents reportages est très ambiguë. Côte à côte, avec l’émotion ressentie à l’écoute de leur parler, un parler qui semble faire irruption tout droit de l’Espagne moyenâgeuse, comme si le temps s’était figé pour eux, surgissent d’ancestraux stéréotypes dans leur description. Il y a de très belles femmes, quoique la plupart aient des teints maladifs ; les hommes ont pour la plupart le dos courbé et un nez d’aigle, et quant au moral, on ne peut s’y fier : fourbes, faux-jetons, menteurs, voleurs : des rapaces âpres au gain. En comparaison, les Arabes font noble figure, fiers même dans la disgrâce.
Ce ne sont pas de telles descriptions qui inciteront un mouvement populaire espagnol de rapprochement vers ce peuple vu à la juderia de Tétouan. En fait, cette rencontre physique de 1860-1862 a très peu d’impact, et ce n’est pas elle qui apportera de l’eau au moulin des politiciens libéraux : ce n’est pas de ces Juifs-là qu’ils avaient rêvé. Il faudra attendre encore quelques dizaines d’années pour que des rencontres fortuites d’Espagnols avec des Juifs balkaniques rouvrent la question, du côté de l’Espagne.
Quant aux communautés juives du Nord du Maroc, malgré leur hispanicité de fait, malgré leur soi-disant enthousiasme pour l’Espagne (qui en fait n’est attesté que par des sources espagnoles, et non par des sources hébraïques internes), elles s’ouvriront ces mêmes années à une autre culture européenne, la française, et ce grâce à l’œuvre d’une organisation d’entraide juive née à Paris, l’Alliance Israélite Universelle, qui crée en 1862, à Tétouan, une école moderne, la première de ce qui sera bientôt un immense réseau scolaire. Les conséquences de la création de l’école (et de ses consoeurs à Tanger, Elksar et Larache, ouvertes toutes dans les années 60-70) seront énormes :
1) des tendances modernisatrices envahissent toutes les couches sociales des dites communautés, qui deviennent les plus émigrantes de tout le Maroc, ses membres aspirant à de meilleures conditions de vie.
2) Le français pénètre la « haketia » parlée dans la région, et surtout devient la langue porteuse de culture par excellence, celle dans laquelle arrivent la pensée moderne ainsi que les classiques, la langue de littérature apprise dès le jeune âge, celle que l’on utilise pour citer une vers dans de grandes occasions.
Les Juifs commencent à considérer leur langue, la « haketia », comme plus vulgaire, comme tout juste bonne à garder la mémoire de dictons et de proverbes populaires, et ce malgré le processus de réhispanisation qui l’a déjà atteint.
L’Alliance Israélite Universelle est arrivée à point. Son oeuvre éducatrice assouvit une grande soif de connaissance de cette culture européenne que l’on admire en la devinant à peine, vue à travers la puissance économique et industrielle présente déjà au Maroc. Avec les écoles de l’Alliance, cette culture européenne recevra obligatoirement un prisme français. Occasion ratée donc pour l’Espagne de faire œuvre durable de rapprochement, de rapatriement culturel de ces Juifs hispanophones. Même quand l’Espagne assumera le Protectorat du Nord du Maroc, de 1912 à 1956, elle n’arrivera pas à supplanter l’Alliance, ni à déraciner ses influences francisantes.
Mais revenons au 19ème siècle et aux Balkans. En 1880, un Espagnol, le docteur Angel Pulido, qui plus tard sera député aux « Cortes » (le Parlement espagnol) puis sénateur, fait la rencontre sur le Danube d’un couple de séfarades. Une conversion s’engage et Pulido en sort émerveillé. Il rendra compte de cette rencontre dans des journaux espagnols. Mais c’est un deuxième voyage, en 1903, alors qu’il est déjà entré en politique, qui l’incitera à faire campagne pour que l’Espagne se décide à œuvrer dans les communautés hispanophones levantines.
Cela devient l’œuvre de sa vie, du moins de la fin de sa vie. Il a été appelé – à tort ou à raison –l’apôtre du philoséfardisme. Cependant, s’il est hors de doute qu’il concevait le rapprochement avec les séfarades comme une sorte d’absolution de l’expulsion de 1492, qui était pour lui une tache noire dans le passé espagnol, il y voyait aussi un intérêt primordial pour la diplomatie espagnole, pour la politique internationale espagnole. Dans un pamphlet publié en 1923, il résume ainsi les grandes lignes de son « programme hispano-hébraïque » :
a) Réconciliation spirituelle entre les deux peuples (l’Espagne et Sefarad)
b) Préservation et purification de la langue castillane dans la diaspora séfarade (le judéo-espagnol n’étant pour lui qu’un dialecte dégénéré)
c) Etablissement de liens sérieux et fertiles entre les marchés d’Afrique et du Levant et les centres industriels de l’Espagne
Pulido déclara ailleurs que le principal but des associations hispano-hébraïques (qui s’étaient entre-temps créées au Maroc, et essaimaient ailleurs aussi) devait être le rapprochement – jusqu’à l’union – des deux peuples. A cette fin, il commença par publier des lettres et des textes que lui envoyaient des séfarades à travers le monde, pour sensibiliser l’opinion publique, et fit campagne aux Cortes pour y introduire la reconnaissance des séfarades comme espagnols par la classe politique espagnole. Après la création des associations hispano-hébraïques, il fut au berceau de la création, à Madrid, d’une « maison Internationale des séfarades », et contribua largement à la « Revista de la Raza », la revue qui tint lieu en Espagne d’organe non-officiel des philoséfarades espagnols. Multipliant les interventions et les demandes auprès d’hommes politiques, il arriva dans ses efforts jusqu’au roi pour que l’action culturelle et économique auprès des séfarades soit approfondie.
Si Pulido réussit à sensibiliser une partie de l’opinion espagnole, il trouva aussi des adversaires qui attaquèrent l’idée même que les séfarades étaient, au 20ème siècle, des « fils » légitimes de l’Espagne, ni même ses alliés naturels sur la scène internationale. En fait, il n’arriva pas à intensifier l’aide culturelle espagnole aux communautés juives balkaniques, et les liens commerciaux prônés par lui ne prirent aucune ampleur non plus, malgré les commissions envoyées étudier la question sur place dans les années vingt. Sa grande réussite reste donc dans le domaine de la prise de conscience : il introduisit le « fait » séfarade, l’existence des communautés séfarades hispanophones, dans l’ordre du jour espagnol. Sans son action, et celle du groupe de philoséfarades qui l’entouraient et le secondaient, il est difficile de comprendre certaines initiatives politiques espagnoles vis-à-vis des séfarades. La plus importante de ces initiatives est le décret de 1924 permettant aux Juifs séfarades, une fois prouvée leur descendance d’expulsés d’Espagne, d’accéder à la nationalité espagnole. Le décret prévoyait, comme date ultime de demande de nationalité, l’année 1930. En fait, jusqu’à cette date, rares furent les demandes, et ce pour plusieurs raisons :
1) Le décret ne reçut pas de grande publicité de la part des diplomates espagnols au Levant et ailleurs, et nombreux furent les Juifs qui n’en surent rien.
2) Les Juifs séfarades voulant lier leur avenir à l’Espagne ne faisaient pas foule. Le souvenir de l’expulsion était pour eux très vivant, et constituait, comme nous l’avons vu, une des bases de leur identité et de leur culture. Cette culture était hispanique, reliée au monde culturel espagnol, principalement à travers l’Expulsion, et donc avait d’importants traits intrinsèques antagonistes à l’Espagne, vue comme un archétype du mal. Qui plus est, l’Espagne de cette première moitié du 20ème siècle, n’offrait pas une image bien alléchante. Les Juifs, éduqués aux écoles de l’AIU, ne pouvaient manquer de faire la comparaison avec la France, au détriment de l’Espagne.
3) Les conditions du décret, étaient draconiennes ; il n’était pas facile de prouver une ascendance jusqu’en 1492, et les simples traditions familiales ne furent évidemment pas reconnues comme preuves.
Le décret d’accession à la nationalité de 1924 n’entraîna donc pas un mouvement de naturalisation de masse. Et le relations hispano-séfarades continuèrent, une fois Pulido décédé, leur petit cours d’échanges épistolaires entre Juifs et philoséfarades espagnols, de mission scientifiques de linguistes et de littéraires cherchant les sources du Romancero, d’appels sporadiques aux gouvernements pour une action plus affirmée. Les bonnes volontés n’aboutissaient pas à des actes.
La guerre civile espagnole et la victoire franquiste accrurent le sentiment d’aliénation vis-à-vis de l’Espagne chez les Séfarades du Levant. Quant au petit noyau du Nord Marocain, vivant sous domination espagnole directe, il ne laissait pas, pour des raisons évidentes de « realpolitik », transparaître ses sentiments ni ses idées, et s’accommodait comme il pouvait des régimes successifs que connaissait la péninsule : royauté, dictature, république, franquisme.
Cependant, le régime franquiste, allié aux fascismes européens, va avoir une attitude un peu paradoxale vis-à-vis des Juifs durant la seconde guerre mondiale. Les essais de sauvetage de Juifs balkaniques par des consuls espagnols, plus ou moins appuyés par leur gouvernement, ont été montés en épingle par Franco lui-même, une fois la guerre terminée, mais leur ampleur et leur effectivité ont été appréciés de façon diverse par les historiens qui se sont occupés de cette affaire. Dans cette polémique, il peut être profitable d’ajouter des éléments qui ont été jusqu’ici peu utilisés, concernant l’attitude de l’Espagne de Franco envers les Juifs qui étaient sous sa domination directe.
J’entends par là les Juifs du Protectorat Espagnol au Nord du Maroc (y compris Tanger qui fut occupée unilatéralement par les Espagnols de 1940 à 1945), mais aussi les nombreux réfugiés juifs qui passèrent les Pyrénées clandestinement pendant la guerre.
Plusieurs dizaines de milliers de réfugiés juifs, passèrent par l’Espagne.
Tous s’y voyaient uniquement en transit, essayant d’atteindre Lisbonne ou l’Afrique du Nord. Mais pour nombre d’entre eux, ce passage s’étira à de longs mois, des fois plus d’un an. Les gouvernements franquistes menaçaient périodiquement de les chasser vers la frontière française, mais en fait ne le firent jamais, et toutes ces menaces n’étaient destinées qu’à soutirer une aide financière des alliés et des différentes organisations juives internationales.
On peut dire que tout Juif qui réussit à passer les Pyrénées peut être considéré comme sauvé, sachant aujourd’hui l’ampleur des déportations de la France vers les camps d’extermination d’Europe de l’Est. Ce sauvetage de Juifs, rendu possible par une politique de non blocage des frontières et de chantage économique envers les Alliés, est bien plus important numériquement que celui que permirent les actions des consuls espagnols aux Balkans. Il est vrai que c’est un sauvetage passif et qu’aux Balkans nous parlons d’actions parfois dangereuses, et qui nécessitèrent des prises de position plus fermes. Cela explique que ce sont ces actions que les Espagnols eux-mêmes montèrent en épingle quand ils voulurent se créer une opinion publique favorable à travers le monde.
Dans leur zone de Protectorat au Maroc, les Espagnols eurent aussi une politique qu’on pourra appeler passive, mais qui gagne à être comparée à la politique du Protectorat Français voisin. La zone espagnole ne connut ni de législation anti-juive ni de mesures d’exclusion, comme ce fut le cas en zone française. Les Juifs furent soumis aux mêmes restrictions économiques et politiques que le reste des habitants, dues à la guerre et aussi aux conditions du régime, mais sans plus. Tanger put même devenir, sous l’œil des autorités espagnoles, un grand centre d’accueil et d’aide pour des réfugiés juifs européens.
L’attitude de l’Espagne pendant la deuxième guerre mondiale, vis-à-vis des Juifs et en particulier des séfarades, est donc assez positive. Elle aurait pu servir de point de départ idéal pour une amplification et une normalisation des rapports avec les séfarades. Mais il était trop tard. Le bras exterminateur nazi n’était point passé outre ces communautés, celles de Grèce en particulier ayant été, hélas, pratiquement annihilées. Après la guerre, des courants migratoires entamés dès le début du siècle prirent de l’ampleur, vidant carrément des pays balkaniques comme la Bulgarie ou la Yougoslavie de ses Juifs, et diminuant de beaucoup les communautés turques. Ces courants migratoires passaient outre l’Espagne et amenaient les Juifs vers la France, ou surtout vers les Amériques et le nouvel Etat d’Israël. C’est une nouvelle diaspora séfarade qui se créée, une diaspora au second degré, très diversifiée géographiquement, et dont le point de départ et la source des nostalgies n’est plus l’Espagne, mais la Méditerranée. En Amérique, en Belgique ou en Israël, ce sont maintenant les communautés de Rhodes, Salonique et Smyrne, entre autres, qui seront chantées et pleurées.
Une faible partie des séfarades originaires du Maroc seront les seuls à adopter l’Espagne comme nouvelle patrie, comme nouvelle base pour asseoir leurs communautés, bouclant ainsi un périple commencé près de 500 ans avant. Avec eux, les communautés de Madrid et de Barcelone passent des centaines de membres aux milliers, et de nouvelles se créent en d’autres villes. Grâce à eux l’Espagne est, avec certains pays d’Amérique Latine, l’endroit où une culture séfarade hispanique a le plus de chances d’être conservée, et peut-être même de rester vivante, de connaître des développements internes normaux. Partout ailleurs la perte de la langue, du judéo-espagnol, a pratiquement fait de cette culture un objet d’étude, une pièce de musée. Revenus au sein de l’Espagne, ce sont ces quelques milliers de Juifs qui, par leur simple immigration et leur simple installation physique, ont fait le plus pour que, du côté juif, l’expulsion des Juifs d’Espagne soit vue comme une page d’histoire, triste mais passée, et du côté espagnol, la culture séfarade ait pu revenir et reprendre une place reconnue au sein de la culture hispanique globale.
Isaac Guershon
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