70 ans
Samuel D. Lévy
Mes chers amis,
Je puis difficilement maîtriser mon émotion devant cette affectueuse manifestation de sympathie que vous avez bien voulu me faire et à laquelle je suis infiniment sensible. Vraiment, j'en adresse ici à tous, l'expression de ma plus vive gratitude. Mes remerciements vont particulièrement à ceux qui en ont pris l'initiative, et qui, malgré mes exhortations en vue de les en dissuader, ont tenu à me rendre cet hommage. C'est là une insistance qui me touche profondément. Je m'empresse de remercier également très vivement l'Alliance israélite universelle et la Communauté israélite de Casablanca, qui ont bien voulu s'associer à cette manifestation.
Que nous sommes loin, mes chers amis, du jour où sous l'effet du verbe éloquent et passionné du très regretté Nathan Halpern, je fus entraîné dans le courant du sionisme! Jusqu'alors, en bon " allianciste " que j'étais, (vous savez tous que par ailleurs je professe pour l'Alliance le plus grand respect, et le plus vif attachement) je partageais l'idée que la mission d'Israël était de faire hâter par la rançon de sa souffrance, l'avènement d'une ère de fraternité et de justice dans le monde. Je compris, depuis, que cette idée était une duperie, qu'Israël devait se refuser à continuer à jouer ce rôle et qu'il avait droit, lui aussi, à vivre sa vie dans un pays à lui, où il pourrait s'asseoir paisiblement à l'ombre de sa vigne et de son figuier! Je suis heureux d'avoir consacré depuis lors, c'est-à -dire depuis plus de 30 ans, tous les instants de ma vie à penser " Éretz-Israéli " et à œuvrer en faveur de cet idéal qui nous est si cher à tous.
À ce moment là , nous n'étions pas bien nombreux les sionistes de Casablanca ! Le noyau principal était constitué par Thursz, Kagan, J. R. Benazéraf et moi-même. On peut dire, et je m'excuse de sembler m'en vanter que pendant un quart de siècle, nous quatre avons mené sans défaillance, l'action sioniste au Maroc, aidés par une poignée seulement d'amis fidèles. Nous étions alors loin de penser que quelques années auraient suffi pour voir se développer au Maroc une floraison aussi splendide de sionistes enthousiastes que celle que nous voyons aujourd'hui, non seulement à Casablanca, mais dans tout le Maroc.
Cependant, je dois loyalement reconnaître que ce n'est pas aux humbles efforts de la petite phalange que nous formions les quatre grands, passez-moi l'immodestie du terme, mais il est à la mode, que ce résultat a été obtenu, mais surtout au concours puissant - hélas ! - que nous a prêté un collaborateur de marque : Hitler, de sinistre et exécrée mémoire!
Mes amis, il ne vient certainement pas à l'esprit de personne que l'hommage que vous avez bien voulu me rendre aujourd'hui, signifie quelque chose comme une mise à la retraite. Car dans ce cas, je regretterais de ne pouvoir l'accepter. Ceux qui pour juger de la valeur des services que peut rendre une personne consultent le calendrier, et se livrent à des computations arithmétiques, se trompent plus d'une fois, car le calendrier ment souvent ou marque mal. Je sais bien que le Psalmiste à un peu arbitrairement, avouons-le, fixé à 70 ans l'âge moyen de l'homme :
Cependant, avec cet esprit si humain qu'on retrouve si souvent dans la Bible, le Psalmiste n'a pas voulu rester sur l'impression pénible que pouvait produire ce chiffre fatidique chez des natures peu courageuses, et il s'est hâté d'octroyer à la durée possible de la vie, une dizaine d'années supplémentaires : Eh Bien ! À ce compte-là , cela peut encore aller et nous avons encore du pain sur la planche !
Sans vouloir faire des rapprochements tout à fait déplacés, qui oserait dire à notre grand chef Chaïm Weitzmann que, vu les années qu'il compte (nous sommes nés le même jour), il doit laisser la place à d'autres, lui, qui conduit aujourd'hui le char d'Israël avec une maîtrise et une science à rendre jaloux bien de jeunes ? Ce n'est donc pas dans une feuille de papier délivrée par un officier ministériel qu'il faut lire l'âge de quelqu'un, mais dans l'ardeur qu'il est susceptible de mettre encore à la réalisation d'un idéal. Et voilà pourquoi dans ma très modeste sphère, j'ai la ferme volonté de suivre, moi, l'exemple de mon illustre patron et de rester debout, sur la brèche, tant que je pourrai servir. Pas de retraite !
Mes amis, en fait d'activité, il n'en est pas de plus noble que celle que nous déployons pour la reconstruction d'Éretz-Israël, c'est à dire, celle qui consiste à rendre à un peuple qui a une histoire, la plus tragique, mais aussi la plus belle et la plus lourde de sens de toutes, le pays où ont vécu ses ancêtres pendant des millénaires. Tel est le but ultime de nos efforts et rien ne pourra empêcher la réalisation de cet idéal, non seulement parce que notre cause est juste et qu'il faut croire à une justice imminente, mais encore, comme l'a dit Herzl, parce que l'État Juif est un besoin du monde. Dénier la Palestine au peuple juif a dit encore Goldstein il y a quelques jours, ce serait conférer une victoire posthume à Hitler. Quel homme d'État, quel gouvernement voudraient se déshonorer en glorifiant ainsi le plus grand criminel de l'histoire !
La guerre a été gagnée, c'est indiscutablement un événement heureux. Si le corps de l'hydre présente encore par endroits quelques traces de vie, la tête en a été nettement tranchée, ce qui est un grand soulagement pour le monde comme pour nous-mêmes, les juifs. Il y a donc lieu pour toute l'humanité de se réjouir de la victoire obtenue. Cependant, pour nous les juifs, la victoire n'est pas complète et notre joie est servie non seulement du deuil de nos six millions de morts, le tiers de notre peuple, mais de la cruelle situation de ce million et quart de juifs qui erre misérablement en Europe, menant encore la vie des camps de concentration sauf les atrocités bien entendu, et n'obtenant encore pas de se rendre dans le seul refuge où ils pourront se remettre des souffrances indicibles qu'ils ont endurées : Éretz-Israël.
Tant que le livre qui fut blanc et qui aujourd'hui est devenu rouge du sang de tous ceux qui sont morts assassinés par Hitler, parce qu'il ne leur a pas été donné d'aller en Palestine tant que ce Livre infâme ne sera pas répudié et abrogé, Israël ne cessera de protester contre l'iniquité dont il est l'objet et de lutter de toutes ses forces, qui sont grandes, et de tous ses moyens qui sont puissants, pour que justice lui soit rendue. Alors seulement, on pourra proclamer que la paix a été gagnée et qu'elle règne sur le monde. Pas avant.
Nous ne nous laisserons plus berner par de vaines promesses. Nous lutterons sans répit pour que les si beaux principes pour lesquels les Nations-Unies se sont battues ne soient pas des mots vides de sens, mais qu'ils soient une réalité. Cette fois-ci Israël est décidé à tout risquer, tout, pour obtenir enfin satisfaction. Si après le tribut si terriblement lourd payé à la persécution nazie et les sacrifices qu'il s'est volontairement imposé en se joignant aux Nations-Unies pour combattre les hordes d'Hitler, si après tout cela, Israël n'obtient pas de pouvoir vivre en sécurité dans ce petit coin de la terre qui est d'ailleurs bien à lui, alors il faudra désespérer d'avoir jamais gain de cause et la vie pour lui ne vaudra pas la peine d'être vécue. Nous avons atteint aujourd'hui le point culminant de nos chances : c'est maintenant qu'il nous faut Éretz-Israël.
Certes, ce n'est pas à vous que je vanterai les mérites du sionisme comme unique solution du problème juif où qu'il se pose, et il se pose partout. Aussi longtemps que nous n'aurons pas un État à nous et qu'on pourra nous traiter charitablement de sans-patrie, nous resterons toujours et partout les parias que nous avons toujours été. Mais, d'autre part, il suffira que nous relevions d'un État à nous, que nous ayons une nationalité propre, pour que l'injustice, dont nous sommes l'objet du fait de notre dispersion, de nos statuts de minorité et de notre statut d’apatride s'évanouisse comme par enchantement.
Ceci, tous les juifs l'ont compris maintenant et désormais le sionisme s'impose partout à eux comme la preuve triomphante de la vitalité juive sous les aspects les plus variés et les plus riches de la vie individuelle et de la vie sociale. Le sionisme ne peut pas s'accommoder de compromissions ni d'équivoques. Le sionisme réclame pour les juifs le progrès social intégral, le bénéfice de toutes les libertés et des grands principes qui font l'honneur de l'humanité et qui font sa force, à lui.
Au Maroc, notre mouvement a franchi les étapes qui l'ont amené à la situation favorable actuelle à un rythme qu'il est intéressant de relever. Il y a quelques années seulement, le sionisme était considéré comme un mouvement subversif et les sionistes signalés du doigt comme des gens compromettants. Où voyait-on un drapeau bleu-blanc déployé ? Les mots État Juif représentaient une utopie née dans l'esprit d'un visionnaire. Quant à penser que des juifs se battraient un jour dans une véritable guerre en tant que Juifs, cela frisait l'insanité. Ne parlons pas de la Hatikva. Il était formellement interdit de la chanter et si jamais on s'enhardissait à l'entonner c'était mezza voce et timidement de façon à ne pas être entendu du dehors. Plusieurs ne voulant pas se faire les complices de cette grave transgression, n'osaient pas aider au chant pour ne pas encourir des responsabilités et semblaient s'inquiéter des suites qu'une telle licence pouvait bien avoir le lendemain.
Que les temps sont changés ! Et quel chemin parcouru depuis ! Aujourd'hui la ville entière, hommes, femmes, enfants, chantent non seulement la Hatikva, mais tous les chants palestiniens, les mêmes chants que nous avons entendu à New-York, à la Herzlia Hebrew Academy. On déploie librement dans nos salons et parfois dans la rue le drapeau bleu-blanc, si cher à nos yeux et à nos cœurs; La Brigade juive se couvre de gloire sur les champs de bataille d'Italie sous le drapeau juif, et on parle de l'État Juif comme d'une réalité vivante. Et pour couronner le tout, nous venons de forcer les ports de la Palestine en y envoyant ce magnifique minian d'ardents Haloutzim marocains pour bien marquer ainsi que les Juifs du Maroc considèrent comme un honneur et un titre de gloire de travailler eux aussi à la reconstruction d'Éretz Israël, Haloutzim qui constitueront comme le premier noyau autour duquel viendront se conglomérer les élus des prochains départs, très prochains espérons-le.
Au cours de circonstances diverses, j'ai eu le privilège de m'entretenir avec Ussichkin, Weitzmann pour ne parler que de ceux-là sans mentionner les Ben Gourion, les Goldman, les Stephen Wise, et tant d'autres. Chacune des paroles qu'ils ont prononcées devant moi sont comme de sources de haute inspiration juive qu'il aurait fallu conserver pieusement et faire connaître autour de nous. Mais l'impression dominante qui est restée chez moi de ces rencontres, c'est que, lorsqu'un peuple a de tels chefs, on peut avoir pleine confiance dans l'issue de la lutte qu'ils livrent pour Israël. Le jour de notre Rédemption est proche, n'en doutez pas. Ce jour arrivera bimhéra béyaménou, et quand je dis béyaménou je ne pense pas aux jeunes que vous êtes, vous autres, cela va de soi, je pense au… moins jeune que je suis.
Mais pour hâter ce jour, il faut que dès aujourd'hui nous soyons prêts et aptes à réintégrer notre patrie. Contribuer à ce but de nos moyens matériels, c'est bien, toutefois il faut bien se pénétrer de l'idée que cette contribution matérielle ne constitue qu'un aspect secondaire de la question. Son aspect principal c'est l'éducation juive des masses et c'est vers ce but que doivent tendre tous nos efforts. Notre action doit être plus intérieure qu'extérieure et s'il fallait faire un choix entre les deux je n'hésiterais pas à choisir la première. Se préparer pour réintégrer notre patrie, c'est faire de cette réalisation l'objet de nos pensées de tous les instants, c'est être utile de ses bras, de son cerveau, c'est être fier de son passé et avoir une foi absolue dans l'avenir, c'est être sain de corps et d'esprit, c'est avoir une culture juive, c'est parler hébreu.
Aussi, notre devoir est-il d'encourager dans le sein de la Communauté tout ce qui mène à ce but et même, est-il besoin de le souligner, les œuvres philanthropiques dont l'objet est de protéger l'enfance de ce pays où les tout jeunes ont tellement besoin de cette protection. Seulement il faut considérer ces activités en fonction de notre grand idéal sioniste et du futur que nous ambitionnons pour le peuple Juif, et, dans ce cas, habiller un gosse ou veiller à ce que les aliments nécessaires à sa subsistance ou l'eau indispensable à sa propreté ne lui manquent pas, c'est faire œuvre de sioniste. Que ferions nous, en Éretz Israël, je vous le demande, de ces misérables populations de nos mellahs, misérables physiquement autant que moralement ? Elles constitueraient une charge et un déchet dont, avec beaucoup de raison on ne voudrait pas. Ce dont nous avons besoin en Éretz Israël, c'est d'esprits sains dans des corps sains et nous devons avoir l'ambition d'élever à ce niveau tous nos malheureux frères des Mellahs.
L'œuvre à réaliser dans cet ordre d'idées est immense, gigantesque. Quand on entreprend - le mot n'est pas trop fort - dans ces immondes logements et labyrinthes du Mellah des visites comme celles que nous avons faites dernièrement avec Monsieur Bernstein, Directeur de l'Hicem à Lisbonne qui a manifesté le désir de connaître de visu ces horreurs. On en revient, je vous le dis en toute conscience, comme honteux de vivre soi-même dans une certaine aisance, et plus que cela, comme pris de remords de n'avoir pas su encore, nous, les dirigeants responsables de la Communauté, tirer ces malheureux de cette ignominie. Laissez-moi cependant conclure qu'une telle œuvre d'assainissement est tellement vaste qu'elle ne peut pas être menée à bonne fin par l'initiative privée, ni peut-être même par celle de la Communauté et qu'elle constitue de toute évidence une entreprise d'État. Encore faut-il que les chefs de notre Communauté talonnent sans cesse les Pouvoirs publics jusqu'à obtenir d'eux qu'ils entrent résolument dans la voie des réalisations.
Herzl a dit qu'il fallait faire la conquête des Communautés. Je ne sais à quelle occasion il a dit cela ni le sens exact qu'il a voulu donner à ses paroles. Moi je les interprète comme suit : 1) Il faut éduquer les masses 2) Il faut être des dirigeants de la Communauté. Et j'ajoute volontiers : Une communauté dirigée par des sionistes sera par définition une Communauté dynamique et progressiste; Amis sionistes, si vous voulez servir le Judaïsme, briguez les leviers de commande de la Communauté. Pas d'abstention en ce qui concerne la politique de la Communauté.
Et sur ce, mes chers amis, permettez-moi de terminer par un vœu : Plaise au Ciel que je puisse faire partie de quelque Aliya qui me procurera le privilège d'aller saturer mes poumons de l'atmosphère juive et libre d'Éretz Israël et de labourer de mes mains une parcelle de cette terre aimée. Une minute de cette vie-là vaudra pour moi une existence entière dans n'importe quel autre pays du monde. Et puissions-nous nous rencontrer nombreux dans notre Terre Retrouvée, aussi bien nous, qui sommes réunis aujourd'hui ici que les nombreux milliers d'autres juifs marocains qui font de ce rêve l'objet de leur plus ardents désir et de leurs pensées constantes, dans Éretz Israël libérée de toute hypothèque, déliée de ses entraves. Libre, Libre enfin, Libre et Juive ! Ce serait-là pour moi aussi une des plus grandes joies de ma vie et comme la plus belle récompense - si ce mot n'est pas impropre, et il l'est - des efforts modestes sans doute, mais exercés durant les années les plus utiles de ma vie au service du relèvement de la Condition de nos coreligionnaires au Maroc et de la Cause la plus chère à nos cœurs. La reconstitution du pays d’ISRAËL.
Casablanca le 26 septembre 1945