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"La fille de l'Epervier" de Pol-Serge Kakon
Posté par: darlett (IP enregistrè)
Date: 26 mars 2007 : 02:30

La fille de l’Epervier







Il n’y a que dans une petite ville comme celle- là qu’on trouve normal d’appeler un type « Le baiseur ». Comment en était-il arrivé à mériter ce surnom? Nul ne sait au juste, mais les imaginations, durant un temps, ne s’étaient pas privées de donner libre cours à leurs fantasmes comme à leurs extravagances en les attribuant à Si Mjid puisque c’est de lui qu’il sagit..

Personne ne s’étant jamais adressé à lui en l’appelant par son surnom, il ne pouvait bien sûr pas juger de la notoriété de son sobriquet. Avec les années, de la discrétion, du sérieux dans sa profession, tout compte fait une certaine notabilité, Si Mjid, simplement, comme il se fait appeler maintenant, est certainement persuadé qu’il s’est débarrassé de son surnom comme un cobra de son ancienne peau. Vaine et strictement intime satisfaction, car pour les gens, qu’il change ou non de peau le cobra n’en demeure pas moins serpent. Pour s’en convaincre il suffit de prêter l’oreille aux expressions des gamins qui le croisent dans la rue comme aux sous-entendus, certes plus envieux que malveillants, de quelques messieurs pourtant âgés, assis à la terrasse du café de France.

Si Mjid se promène souvent seul , à grands pas feutrés, les mains derrière le dos, l’air un peu absent . Quand elles l’aperçoivent sur l’esplanade du front de mer, les jeunes femmes qui vont par deux ou trois se mettent soudain à chuchoter, prises d’une gaieté licencieuse, mais dissimulée ; il les croise sans même les regarder et cela le rend encore plus mystérieusement attirant.

De taille moyenne , mince, il a le profil d’un oiseau, des cheveux noirs et ondulés, plaqués en arrière, de grands yeux vifs, un visage aux traits sévères qui s’éclaire soudain d’un sourire au charme magnétique.

Le matin, il se consacre sans hâte, mais toujours avec l’air contrarié, à de vagues affaires immobilières ; l’après-midi, il se montre au Café de Paris pour une partie de cartes et parfois il consent à faire une partie de billard avec quelque jeune homme de bonne famille.

On dit qu’il parle des langues étrangères, et cela l’avantage quand un étranger vient s’acheter une maison. Cela se produit de plus en plus souvent, car cette petite ville jusqu’alors esseulée, ses remparts et ses murs rongés par le vent et les pluies d’embruns venus de l’océan, s’est soudain mise à attirer quantité de touristes. Par l’entremise de Si Mjid nombre de ces maisons ayant appartenu naguère à des familles juives, ont été achetées par des étrangers avisés, transformées en petits hôtels de quelques chambres. Salles de bains en zelliges, mosaïques, fontaines et palmiers nains au milieu de patios, rien ne manque pour flatter à la fois le goût de l’exotisme raffiné et le besoin de nouveauté d’une faune lasse et désenchantée qui migre de palace en plage à la mode. Encore vaine et strictement intime satisfaction car on a beau changer de décor…

C’est ainsi qu’Angelina , une aristocrate italienne de près de la cinquante ans, mais encore très attirante, s’est installée dans la ville. On l’avait aperçue quelques fois en compagnie de Si Mjid qui lui avait vendu une grande maison fort délabrée. En quelques mois seulement, la vieille et triste maison s’est métamorphosée en un petit hôtel d’un luxe incomparable.

Ses premiers clients arrivèrent dans le sillage d’Alessandro , le frère d’Angelina, habitué de Saint-Tropez et d’Ibiza, assez réservé, très affable, aux manières, il faut dire, un peu efféminées. Il est toujours habillé avec élégance contrairement au laisser-aller et aux barbes de plusieurs jours que s’imposent certains étrangers de passage pour se donner des airs de célébrités fuyant la traque des photographes, jouer à l’important , au mec blasé, ou les trois à la fois.

Au début de son séjour, Alessandro s’était montré quelques fois au Café de Paris en compagnie de Si Mjid ; bien entendu, cela n’avait pas manqué d’inspirer de très douteuses plaisanteries à quelques habitués. Très rapidement une autre rumeur devait les prendre de court : Si Mjid est l’amant d’Angélina, il vit chez elle, dans son hôtel au joli nom de « Dar - e -Nour ». Aussitôt la nouvelle confirmée par l’une des deux femmes de chambre, le surnom de Si Mjid a repris du service comme ces mots tombés en désuétude qui redeviennent à la mode.

Le temps passe si lentement ici que la vie s’écoule feutrée, comme dans la crainte de réveiller on ne sait quels démons . Ici rien ne brusque, seules les vagues des grandes marées viennent se briser violemment sur les remparts à l’abri desquels les passions, les désirs et les envies se consument au rythme de jours presque immobiles ; des gens blanchissent et vieillissent sans même s’en étonner.

Au marché, nul n’était surpris de voir Angelina et Si Mjid faisant leurs achats en se tenant par la main. Peu à peu ils sont entrés dans l’habitude.

Quelques semaines sont passées avant qu’on ne s’aperçoive qu’Angelina avait beaucoup maigri. Quant à Si Mjid il avait grossi au point que sa démarche féline s’était changée en une sorte de dandinement affecté. Ventre en avant, il est devenu ce petit bourgeois rondelet comme tant d’autres, derrière lequel on a peine à deviner l’ombre du prestige qui avait été le sien, quelque chose comme l’embonpoint d’un ex-footballeur devenu restaurateur.

Dès lors, des commentaires désabusés se sont mis à les accompagner dans les rues: « A trop vouloir le fortifier son italienne va finir par le tuer », « Il a l’air d’un drogué quand il marche près d’elle », « Voyez à quel point une femme peut vous changer un homme ! » , « Ce n’est pas pour rien qu’elle est si souvent chez la fille de l’Epervier ».

L’Epervier avait été longtemps l’herboriste-guérisseur, un peu sorcier, le plus connu de la ville. A sa mort, sa fille, Nejma, - le prénom signifie étoile- qu’il avait initiée depuis l’enfance, le remplaça très avantageusement dans la boutique où s’entassent des plantes, des fioles, des lézards et des oiseaux séchés de toutes les tailles, des pots remplis de poudre de corne. Autour de la porte d’entrée comme à l’intérieur de la boutique sont suspendues des cages où sont enfermés des oiseaux. Les uns pour être vendus comme chanteurs porte-bonheur, d’autres destinés à être sacrifiés à prix d’or pour leur foie ou leur coeur réservés à de magiques préparations. Elle trône, impressionnante au milieu de ce désordre, grande, plantureuse, envoûtante, avec ses grands yeux noirs cernés de khôl qui vous incendient à la moindre insistance du regard ; en observant à distance la jeune ogresse , on peut croire par instants que les mots de « désir », « magie », « diable », « ensorceleuse », « sexe » , « sortilèges », virevoltent autour de d’elle , comme de terribles et maléfiques papillons. Cette impression éloigne d’elle bien des hommes; les adolescents, eux, sont à la fois délicieusement effrayés et subjugués par Nejma.


A l’instar des femmes de la ville, les étrangères se procurent du khôl, des produits naturels pour le maquillage ou le bain, dans les boutiques de la rue des Epices.

Angelina, elle, depuis quelques mois, s’attarde surtout chez Nejma, et bien sûr les mauvaises langues laissent entendre qu’outre le khôl et autres produits de beauté elle s’approvisionne en philtres non seulement pour rendre plus amoureux son Si Mjid dont l’ardeur a peut-être diminué, mais pour retrouver en elle-même ces sensations déclinantes chez les femmes de son âge.
Pour ce qui est de la maigreur d’Angelina, au début, on avait mis cela sur le compte de ces régimes tant à la mode qui saccagent souvent la générosité des formes féminines. Mais les semaines passant, elle parut si décharnée, son visage si émacié, que cela faisait peine à voir. Sa femme de ménage racontait, bouleversée, qu’elle la surprenait certains soir dans un état bizarre, tournant sur elle-même, les bras écartés, en murmurant : « Je suis légère , légère, une libellule , je sens que je vais m’envoler .» Jusqu’où les choses seraient-elles allées ? Nul ne saurait le dire.

Un beau jour, Alessandro est revenu d’un bref séjour en Italie accompagné de l’aîné de ses frères, un homme grand, brun et ombrageux : lui aussi a des manières aristocratiques mais sa démarche est très autoritaire. Un type du genre chef d’entreprise, pressé, pas le temps de jeter un regard sur la mer ou sur les dunes, un peu comme si cette ville n’existait pas, ses habitants non plus.

Tout s’est passé si vite que les gens, peu habitués à la précipitation, ont eu peine à réaliser. Angelina a disparu du jour au lendemain, « Elle s’est envolée », a dit la femme de ménage, l’hôtel « Dar e Nour » a été vendu à un homme d’affaires de Marrakech et plus stupéfiant encore, Si Mjid s’est mis en ménage avec Nejma.

Ici plus qu’ailleurs les choses mettent longtemps à reprendre leur cours, mais on s’habitue peu à peu à l’absence de ceux qui partent comme aux visages de ceux qui arrivent. A présent nul ne s’étonne de voir Si Mjid redevenu svelte se promener au bras de Nejma sur l’esplanade du Front de mer. Dans la ruelle qu’ils habitent, des femmes prétendent qu’ils sont amants depuis toujours, qu’il est en fait le premier homme que Nejma a connu à peine sortie de l’adolescence. Elle est encore très désirable, Nejma, et une nouvelle génération de gamins du voisinage salue Mjid d’un révérencieux « Bonjour Si Mjid » pour le seul plaisir de refréner l’irrésistible envie d’ajouter « Le baiseur » .




Copyright Pol -Serge KAKON



Re: "La fille de l'Epervier" de Pol-Serge Kakon
Posté par: itri (IP enregistrè)
Date: 26 mars 2007 : 21:00

merci darlett de m'avoir fait connaitre cet auteur qu'est serge kakon
j'ai beaucoup aimé ce qu'il ecrit.j'ai l'intention d'acheter ses livres



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