Un livre paru recemment et qui derange apparemment beaucoup au vu de la critique parue ici et la...
Mon grand-père était bien un collaborateur !
Alexandre Jardin, écrivain
Que d'émotions ! Depuis la sortie de mon ouvrage Des gens très bien, j'ai assisté, stupéfait, au flot d'injures et à la tempête de déformations qui ont suivi sa publication. Ce livre d'interrogations sur l'aveuglement de ma propre famille et de mon pays à propos de la responsabilité des gens très bien dans la collaboration a provoqué une campagne qui témoigne d'une singulière perte de nos repères, entretenue par un brouillage médiatique symptomatique de l'époque. Comme si notre société avait un mal fou à supporter que l'on mette sur la place publique la question du comportement de nos familles pendant l'Occupation. Tant que l'on accusait des figures commodes du mal - Touvier, Bousquet, Papon -, au fond ça ne nous impliquait pas. Le mal, c'était eux ; pas nous, pas nos familles.
Certains ont, dans un nombre assez considérable de journaux, fait semblant de considérer mon texte comme un livre d'histoire - ce qu'il n'est pas - pour le décrédibiliser. Des gens très bien est mon histoire, la chronique de ma lente lucidité de petit-fils du directeur de cabinet de Pierre Laval, de la fin avril 1942 au 30 octobre 1943 ; dates qui recouvrent, hélas, la saison des grandes rafles.
Cependant, en fils meurtri par le talent qu'a déployé mon père, Pascal Jardin, pour "maquiller le cadavre" (l'expression est d'André Breton) du sien, je me suis astreint à me poser les questions terribles que Pierre Assouline - biographe de Jean Jardin - ne s'est manifestement pas posées dans ces termes lorsqu'il a signé, en 1986, Une éminence grise (Gallimard, 1988) : que faisait mon grand-père le jour de la rafle du Vél' d'Hiv ? Quel degré de connaissance Jean Jardin - très informé - avait-il de la destination réelle des trains de la déportation ? J'ai dû exhumer la terrible correspondance entre le président du Consistoire et son patron Pierre Laval (disponible au Mémorial de la Shoah et sur le site du Mémorial), où figure notamment
cette lettre sans appel, datée du 25 août 1942, où Jacques Helbronner, président du Consistoire, explique à Laval, en quatre pages argumentées, que la politique d'extermination des juifs est en cours dans l'est de l'Europe.
Le métier de mon grand-père était, entre autres fonctions, de traiter ce type de protestations officielles ; de plus, J. Helbronner connaissait personnellement Jean Jardin. Il a donc su ce que savait déjà le Consistoire en août 1942.
En niant que mon livre est bien un cri personnel, on m'a reproché de ne pas avoir fait oeuvre d'historien, de manquer de preuves contre mon grand-père ; comme si un petit-fils avait envie d'accabler son grand-père ; comme si un directeur de cabinet du chef de gouvernement n'était pas de facto complice de l'action de son patron (ce qui relève de l'évidence pour tout honnête homme qui sait comment le pouvoir s'exerce en France). On a même, ici ou là , osé affirmer sans rougir qu'il était possible d'être "dircab" d'un chef de gouvernement sans être au centre du fonctionnement de la machine de l'Etat.
Pour bousculer enfin cette ahurissante mauvaise foi, je voudrais reproduire, ici, un extrait de l'interview de l'historien Jean-Louis Crémieux-Brilhac - héros, dès 1940, et aujourd'hui historiographe incontesté de la Résistance - publiée dans L'Est républicain du 19 janvier. Quand on lui demande : (Jean Jardin) savait-il ?, Crémieux-Brilhac répond sans ambages : "Forcément, cela va de soi. Il (Jardin) était le premier collaborateur de Laval, et les rafles du Vél' d'Hiv sont une affaire qui a été négociée entre les Allemands et Laval lui-même, qui a donné son accord pour que ces arrestations et ces déportations aient lieu à condition que ce soient des juifs étrangers. Moyennant quoi, il a demandé à la police française de se charger de l'opération. Il a accepté de livrer des juifs de zone non occupée et
il a personnellement demandé, ce que les Allemands ne réclamaient pas, que les jeunes de moins de 16 ans soient également déportés. Cette négociation a duré depuis le début de juillet 1942 jusqu'en août. C'est impossible que Jardin n'ait pas été au courant. Il est certain qu'il a sauvé ses juifs, notamment Robert Aron, et sa défense a été que l'on abandonnait des juifs étrangers pour sauver des juifs français. Mais c'est une hypocrisie terrible. Non seulement il ne pouvait pas ignorer, mais il était inévitablement consulté, ou associé à la décision."
La messe est dite. Ce que confirme avec autorité Crémieux-Brilhac est-il si difficile à entendre ? Avons-nous à ce point besoin, collectivement, de nier la responsabilité des gens qui ne sont pas des monstres comme Jean Jardin - et donc de nos familles - pour qu'une parole aussi claire soit systématiquement accompagnée de oui mais ?
Messieurs les censeurs, une seule question : ne pas avoir démissionné après le Vél' d'Hiv ne signe-il pas, à soi seul, un lourd consentement rétrospectif ? La preuve ne réside pas que dans les archives, elle est aussi dans les comportements humains, dans les yeux que l'on ferme quand il aurait fallu les ouvrir (les "paupières lourdes", selon l'heureuse formule de Pierre Rigoulot), dans les oreilles que l'on se bouche ; et que, apparemment, on continue à se boucher.
Si je prends la plume en ce lieu, c'est parce que Le Monde, en publiant dans ses colonnes la seule position partisane de Pierre Assouline - qui, dans cette affaire, joue sa réputation de biographe irréprochable -, me semble avoir commis plus qu'une imprudence : une erreur. Ce journal que nous aimons doit rester du côté de la lucidité, pas de la cécité.
Chose tout de même sidérante, le papier méprisant de Pierre Assouline a défendu sans gêne aucune... la réputation et l'honneur du bras droit de Pierre Laval que toute sa biographie complaisante excuse et célèbre. Situation paradoxale et inédite : ce sont d'ordinaire les descendants qui attaquent les biographes jugés excessivement sévères à l'égard de leur ancêtre, et non l'inverse !
Que Le Figaro ait dérapé au sujet de mon livre peut, malheureusement, se comprendre (je touchais à l'honorabilité de nos familles "si bien"...) ; même si - il faut le dire - je n'ai cessé de recevoir des appels d'hommes politiques de droite, gaullistes de coeur, parfaitement outrés que Le Figaro et surtout Le Figaro Magazine aient pu se laisser aller à de si déplaisantes fidélités.
J'écris aussi ces lignes dans Le Monde car je veux que la presse étrangère - dont les appels ironiques ont parfois blessé mon amour pour notre pays - comprenne que la France n'est pas un club d'éternels vichystes incapables de regarder leur passé en face. En publiant cette tribune sincère, un quotidien majeur démontre qu'il reste capable de faire entendre une voix déterminée à ne pas transmettre à ses enfants un héritage d'aveuglement, une voix consciente que le mensonge est toxique pour l'homme. La lucidité est liée à la vitalité.
Et qu'on me laisse le droit - comme à tout écrivain - de me battre avec ma mémoire. En affirmant haut et fort que l'accès au vrai passe aussi par la littérature et non par le seul chemin de la démarche historique orthodoxe.