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DE MOGADOR À JÉRUSALEM - David Bensoussan
Posté par: darlett (IP enregistrè)
Date: 27 juillet 2010 : 17:39

DE MOGADOR À JÉRUSALEM

DAVID BENSOUSSAN – LES ÉDITIONS DU LYS



Dans le bourdonnement du moteur de l’autobus qui me ramène à la ville des alizés, des effluves du passé remontent en moi tout comme si elles ne m’avaient jamais quitté : la senteur d’eucalyptus dont les feuilles craquaient sous mes pas, la fragrance des mimosas printaniers illuminant la verdure ambiante, le bruissement des caroubiers caressés par le vent, le fumet du pain de blé brûlant du bled, le goût appétissant des bols de miel et de beurre que les Berbères nous offraient la veille de la fête de la Mimouna, l’exhalaison iodée des algues abandonnées par le reflux et les embruns des vagues d’une mer agitée. Nous empruntons le Boulevard Front de mer où l’on cueillait des jujubes pulpeux sur le chemin de l’école, faisons un détour via l’école de l’Alliance dans lequel un arbre de réglisse faisait nos délices durant les récréations et nous garons devant la muraille ocrée de la Porte des Lions. Nous continuons à pied en direction du Méchouar où les palmiers-dattiers alignés de part et d’autre nous faisaient une haie d’honneur. L’horloge est silencieuse mais le tintement de son carillon retentit encore à mes oreilles. Nous pénétrons dans ce qui fut autrefois la synagogue Koriat et la voix des retraités récitant des psaumes ou des pages du Zohar tout en rêvant à Jérusalem semble avoir imprégné à tout jamais ses murs. La ruelle Cosmao qui mène à la place du Chayla a perdu ses menuisiers. Elle est maintenant enrobée de tapis rutilants. Le salon de coiffure qui faisait face à la rue de l’adjudant Chamand dite rue de la Kasba, existe toujours. Les échos des rires des soldats français en permission à la place du Chayla se font encore ouïr. Mes pas me guident inconsciemment vers la pâtisserie Driss où je me délecte de pâtes d’amandes citronnées ou orangées avec le plaisir d’un polisson qui pique des jelly beans du bocal placé au haut des étagères, hors de portée des enfants.

Nous revenons à la rue de la Kasba et décidons de nous rendre au Mellah via la Médina. Là où trônaient jadis la boulangerie, les pâtissiers, les épiciers, les librairies, les boutiques de vêtements ou d’articles de luxe, des produits dérivés de l’argan et du thuya ainsi que la bijouterie berbère attendent les touristes sans ostentation. Il en va de même dans la médina silencieuse dans laquelle les boutiquiers ont développé un sixième sens pour repérer les natifs de la ville qui semblent vouloir calquer de leur regard les boutiques d’antan sur celles d’aujourd’hui car, l’espace d’un instant, il leur semble que la ville retient son souffle pour leur permettre de renouer avec les mânes du passé. La pierre est là, immuable. Les ombres aussi. Le soleil reflète des réalités superposées à la ville de naguère dont les murs ont capté et aspiré les scènes de rue, les enchères des criées des boutiquiers et les sobriquets des joyeux lurons. Cet effet de sublimation du présent au passé est le syndrome propre aux originaires de la ville pour qui l’hier et l’aujourd’hui se fondent. L’amalgame des perceptions visuelles présentes et des images enfouies dans la mémoire est le privilège des fils de la ville qui touchent ainsi à la transcendance envoûtante et indicible de la ville laquelle n’est guère perçue par les touristes qui voient sans regarder la face cachée de la ville et écoutent sans les entendre ses non-dits inspirants.

Le Mellah a gagné ce qui lui avait toujours fait défaut depuis un siècle: l’espace. Il a été entièrement rasé jusqu’à la muraille contre laquelle étaient adossées des synagogues dont les prières ferventes s’élevaient au milieu des ressacs qu’elles brisaient. Aujourd’hui la mer est calme, tout comme si elle ne comprend pas la raison de cette absence des hymnes de piété et d’espoir qui s’élevaient alors. Face à la muraille crénelée, il ne reste qu’une synagogue et un Talmud Torah qui connut les b-a ba des psalmodies serinées par des générations d’écoliers et dont le toit offrait une vue saisissante de beauté océane que nous ignorions, du temps de notre jeunesse, tant nous étions pris par les jeux de foot durant nos brèves récréations. Du toit du Talmud Torah, on domine l’espace du Mellah autrefois populeux et truculent sans pouvoir un seul moment chasser de l’esprit l’ancienne présence de deux synagogues adossées à la muraille : Slat Elhqdish et Slat Siminy.

Nous arrivons à Bab Dkala où les mendiants font la manche en intégrant des termes hébraïques à leurs suppliques et redescendons en passant par la Place du marché, Souk Jdid et la Hdada en direction de l’Horloge. Les rues sont calmes. Une voix de muezzin lance un vague appel à la prière. Pour nous, c’est le moment d’aller goûter des sardines argentées sur la plage. Les jeunes que j’accompagne s’agitent au son d’un tam tam nouvellement acquis et dont les rythmes ataviques scandent l’air marin. L’île et la Scala du port dessinent un contour immuable fendu par le cri guilleret et mélancolique des mouettes.

Nous nous rendons au port en compagnie du souvenir des fêtes foraines du 14 juillet à laquelle participaient tous les habitants de la ville, des défilés patriotiques au lendemain de l’indépendance, des fantasias synchronisées, des jeux de jokari et de saute-mouton, de Juifs anglicisés en redingote et œillet à la boutonnière ainsi que celui des Juifs en lévite noire se promenant les paumes croisées derrière le dos, tout en fredonnant des liturgies de toujours. De la Porte de Bab Merrakch à l’Est me parviennent les échos des narrations colorées et tambourinées des boute-en-train et des ébahissements des badauds devant les prouesses des acrobates et des illusionnistes. En route pour le port, nous longeons sur la droite un parc qui, des lustres durant, fit le bonheur des joueurs de pétanque. Étonnamment, le port n’a pas changé. La Porte de la Marine conte pêle-mêle l’épopée de la construction de la ville, des bombardements de 1844 et du sac qui s’ensuivit, des remorqueurs et des barcasses faisant la navette avec les navires mouillant au large, des montagnes de sacs de céréales sur lesquels nous jouions aux cow-boys et aux indiens, des jeux de l’oie tenus dans la rade, des sorties de pêche plus ou moins heureuses et des chansons gutturales qui donnaient du cœur à l’ouvrage aux déchargeurs de sardines se trouvant au fin fond de la cale des chalutiers. Nos hôtes berbères nous expliquent la métaphore sous-jacente des symboles de franc-maçonnerie gravés sur la Porte de la Marine. On ne peut s’empêcher d’établir un rapprochement, fut-il hypothétique, entre les idéaux égalitaires des franc-maçons français de Mogador au début du XXe siècle et la coexistence relativement meilleure des communautés de cette ville qualifiée de fantaisie européenne en terre marocaine. Ainsi s’achève notre visite éclair de la ville avant de nous diriger, ultime étape, vers les cimetières juifs.

Les tombes de la rangée dans laquelle reposait mon grand-père portaient à leur tête l’inscription hébraïque Tsione. Même les morts sont sionistes et attendent la résurrection des temps messianiques pour se retrouver dans la patrie ancestrale. La discussion s’engage avec mes hôtes sur l’époque à partir de laquelle il y eut présence hébraïque en terre marocaine, sur la plausibilité qu’elle accueillit des descendants des dix tribus du royaume d’Israël exilées au VIIIe siècle avant l’ère courante et sur le cousinage vraisemblable entre Juifs et Berbères.

Je ne peux m’empêcher d’éprouver une vive affection envers ces gardiens du patrimoine de la ville qui nous ouvrent leurs bras, nous accueillant et nous signifiant que la ville est restée fidèle à ses enfants malgré l’éloignement et le temps écoulé. L’âme de la ville est morcelée et dispersée aux quatre coins du globe avec des pôles à Mogador et à Jérusalem où l’avant-hier et l’aujourd’hui se fondent. Fasse que le sentiment d’amitié qui continue de prévaloir entre les fils de Sion et ceux du Maghreb en dépit de toutes les vicissitudes de l’histoire, s’étende à toute la planète. Qu’il se traduise par la paix des cœurs entre Israël et Ismaël et embrasse l’humanité.


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