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Une vie de famille au Maroc - Temoignages
Posté par: darlett (IP enregistrè)
Date: 28 décembre 2007 : 02:14

sCe temoignage fait partie d'un document produit en version numerique a l'Universite de Montreal par Mme Marcelle Bergeron, bénévole, professeure à la retraite au Québec.
Il s'agit d'un ouvrage paru en 1987 et les auteurs communs sont Marie Berdugo-Cohen, Yolande Cohen et Joseph Lévy.
Marie Berdugo-Cohen a été l'initiatrice du projet et a procédé à la cueillette des récits de vie. Yolande Cohen, historienne, et Joseph J. Lévy, anthropologue, sont tous deux professeurs à l'Université du Québec à Montréal.

Voici le temoignage d'un denomme "Haim" (le nom complet ne figure pas)


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La vie de famille au Maroc


Mon père était aisé. Grand commerçant, il était distillateur pour les tavernes. Il faisait soixante-dix jarres de vin par an dans la cave, des vins de toutes sortes. En hiver il vendait ce vin, et en plus il avait un autre commerce de tissus.
Mon grand-père était le premier distillateur de vin. Il avait cette affaire avec Hillel Benchimol qui a apporté des machines de Tétouan ; mon grand-père avait la taverne. Dans cette taverne on fabriquait le vin. On avait fait venir des pressoirs d'Europe et on avait construit des cuves. Dans les cuves, les ouvriers mettaient le raisin qui venait des régions de Fez et de Meknès, réputées pour l'excellence de leurs vignobles. On faisait plusieurs sortes de vins. Le premier on l'appelait srâb elm'tal, le second elm’tboh, le troisième m'sloh.

Tant qu'il y avait le roi sans le protectorat, on ne payait pas de taxe, mais dès qu'il y a eu le gouvernement français, ils ont sorti une loi ; pour le vin qui dépassait 140, il fallait payer la taxe. Autrement c'était considéré comme une fraude. Les vins étaient très forts et quand on prenait un verre on ne pouvait pas en prendre un second. Pour la mahiya, on était obligé de payer huit francs par litre de taxe, jusqu'à 40°.

Le gouvernement français avait fait venir de grands alambics, et ces alambics étaient loués par soumission. On avait fait notre soumission, et on faisait de la mahiya avec des figues, des raisins secs, de la cire d'abeilles. Mon grand-père, à ce qu'il paraît, faisait même la mahiya avec les coquelicots, parce que le pollen du coquelicot contient un genre de narcotique qui endort le mal. Il donnait gratuitement cette mahiya aux malades. Il faisait aussi la mahiya à partir de plantes, qu'on appelle en français l'arquebuse ». Il ramassait plusieurs plantes, qu'il préparait comme la mahiya, et il administrait ce breuvage aux malades. C'était d'abord mon grand-père qui avait fait ce métier-là, et mon père avait appris en le regardant. Si moi j'avais été grand à ce moment-là, on aurait monté une grande usine comme Delmarre.

Mon grand-père était un type extraordinaire sans être jamais allé à l'école. Ma grand-mère était d'origine de Meknès ; c'était la fille de R'bi Yahacob. Elle et sa sœur étaient venues en pèlerinage à Fez. Mon grand-père l'a vue ; comme elle était très belle, il lui a dit : « Ce n'est pas la peine de retourner à Meknès, restez-là, je vais aller chez votre père vous demander en mariage. » Il a été voir ses parents qu'il a amenés chez lui à Fez où ils ont célébré le mariage.

Ma sœur Hannah était très religieuse ; le vendredi à trois heures de l'après-midi, elle quittait le magasin, bien qu'il y ait eu avec elle des juives qui travaillaient le samedi ; mais le patron avait beaucoup d'estime pour ma sœur. Il disait : « Il va venir un temps où ces gens vont oublier tout ça », mais il avait de l'admiration pour elle. Le samedi soir, dès qu'on allumait, elle allait remplacer les heures qu'elle avait manquées le vendredi ; chez nous à Fez, le vendredi soir on sonnait deux fois le chofar. La première fois, les rabbins sonnaient le chofar pour prévenir que c'était l'heure de porter la shéna au four et la deuxième fois, c'était pour allumer les lumières du Chabat. Toute activité devait s'arrêter car il fallait sanctifier le Chabat. Ce chofar on l'a sonné tant qu'il y a eu des juifs au mellah. Les mêmes habitudes ont continué quand bien même beaucoup de juifs sont allés habiter dans la Ville Nouvelle. Là on a observé les mêmes traditions, on a eu les mêmes grandes synagogues, les mêmes prières. Les coutumes n'ont pas du tout changé. Le jour de taanit adibour, les hommes qui vivaient dans la Ville Nouvelle venaient au mellah prier dans les grandes synagogues de R'bi Salomon Danan. Le jeûne se passait de la façon suivante. Le matin on prenait un café ou un thé avec un petit morceau de galette. On ne mangeait rien de toute la journée ; on buvait du thé, mais on ne parlait pas, on priait. On ne parlait pas pour ne pas dire du mal de son prochain. On priait toute la journée à la synagogue, et on distribuait beaucoup d'argent. Les rabbins étaient très écoutés. Il leur suffisait d'envoyer une lettre dans les synagogues pour que tout le monde se conforme à leurs directives.

Dès le premier chofar, les magasins du mellah fermaient instantanément. Le rabbin pouvait envoyer en prison le juif qui ne fermait pas son magasin. Il faisait un rapport au pacha, qui l'envoyait chercher aussitôt. Les juifs qui habitaient la Ville Nouvelle faisaient ce qu'ils voulaient, mais parmi eux il y en avait un grand nombre qui fermaient. Moi j'étais dans la Ville Nouvelle, j'avais une bijouterie et mon meilleur jour de vente c'était le samedi, mais je fermais quand même. Ça ne m'ennuyait pas. J'ouvrais le dimanche matin et je récupérais non seulement ma recette du samedi, mais mille fois plus. Dieu nous a toujours aidés.

Avant le Chabat, on achetait beaucoup de fruits frais, et on faisait trois plats pour le vendredi soir. On cuisait d'abord le poisson avec des piments rouges un peu piquants. On faisait de la soupe, soit une soupe de pois chiches, soit une soupe de poulet aux petites nouilles douida faites à la maison et le troisième plat était des boulettes de viande aux cardes ou aux céleris. On préparait aussi du poisson frit. Vendredi soir, on se réunissait tous autour de la table. Après le bain, on était transformés. On allumait les bougies et tout le monde était habillé pour le Chabat. La tête couverte, le père revenait de la synagogue avec les enfants. On lisait Chalom alehem : « Nous sommes accompagnés par des anges, qui sont des séraphins – Malahé Hacharet – », on arpentait les pièces en lisant le poème 'Chalom alehem' trois fois pour, que ces anges soient avec nous à table, pour qu'il n'y ait pas de mauvais esprit qui nous bouleverse ou qui nous gâche le Chabat. On se mettait à table pour manger des plats plus riches que pendant la semaine. On discutait, on chantait des pyoutim, on rigolait. Les filles savaient chanter ces poèmes aussi bien que les garçons.

Le matin du Chabat, on se levait tous de bonne heure pour prendre un thé ou un café sans manger ; et on s'en allait tous prier à la synagogue avec le livre et le talit. Au mellah de Fez il y avait trente-trois synagogues. Dans chaque quartier, il y avait une synagogue ancestrale. Même les places où on s'asseyait ne changeaient jamais. On s'asseyait à l'endroit où s'étaient assis nos pères et nos ancêtres. Les fidèles formaient une seule famille. On se connaissait ; telle famille était là, telle autre ici. Si quelqu'un était malade et n'avait pas pu venir un samedi à la synagogue, nous allions tous le voir. S'il mourait, toute la synagogue allait pendant l'année suivante faire la prière chez lui à la maison. Et c'était réciproque pour chacun d'entre nous. Les membres de la synagogue étaient comme des membres de la famille.

Pour le samedi midi, on faisait la shéna avec la arissa, avec du riz ou avec du blé, dans des petits sacs de tulle. On faisait énormément de salades, salades cuites et salades fraîches. Il y avait du bon vin et de la mahiya. On se rendait visite entre familles, l'un allait chez l'autre, sans invitation. On recevait des visites à l'improviste. Les femmes allaient voir les malades dans les maisons, les hommes aussi allaient soit voir les malades, soit prendre un apéritif, comme ça, à la bonne franquette. On allait porter des al slâma ou barouh aba à une tante, à une cousine ou à une voisine. On vous faisait asseoir à table, on vous servait l'apéritif dans la joie, les rires, heureux de vous accueillir et de vous servir sans avoir rien préparé spécialement pour vous. Pour le Chabat, qui ne faisait pas quelque chose d'extra, de spécial ? Tout le monde était prêt à recevoir, même les plus humbles, les plus modestes, les plus pauvres. Très souvent les familles se réunissaient, apportaient leurs shénas et les mangeaient ensemble.

On avait un grand patio, un grand vestibule au milieu, et les femmes s'invitaient l'une l'autre : « Venez, entrez chez nous. » On entrait chez elles prendre le thé. On faisait la havdala, on faisait le géfen tous en chœur, on chantait, on tapait dans ses mains pour célébrer la sortie du Chabat, et souhaiter que la semaine à venir soit une semaine de joie, de paix et de bonheur.




Une vie de famille au Maroc - Temoignage
Posté par: darlett (IP enregistrè)
Date: 28 décembre 2007 : 02:17

Les rencontres


C'est dans ces réunions de Chabat et des fêtes que se tramaient les unions des jeunes filles avec les jeunes gens. Par exemple, j'ai un fils, et quand je vois la fille de ma belle-sœur ou de ma tante, je me dis : Tiens ! cette fille-là, je la voudrais bien pour mon fils ; et la mère de la jeune fille dit aussi : « J'aimerais bien le garçon de Untel pour ma fille. » C'est comme ça que les unions se décidaient, il y avait des demandes en mariage officielles sans que les principaux intéressés le sachent.

Après on le disait aux enfants, ça faisait son chemin dans leurs têtes, ils se fréquentaient, s'aimaient innocemment, et la jeune fille commençait à parler à son cousin sans penser à mal. Chez nous on se fréquentait, mais juste avec les yeux, pas le toucher. Ça a été comme ça, et ça a été des amours qui ont bien tenu. Quand ils atteignaient l'âge de quinze ou seize ans, c'était déjà inscrit dans leurs têtes. Et c'est ainsi qu'on faisait des mariages d'amour. Leurs vœux se réalisent par la suite, parce qu'au milieu il y a la sincérité et il y a le Qidouch Hachem – les choses religieuses se réalisent par miracle. Ils ont de beaux enfants, parce que le garçon est vierge, la fille est vierge. Ils gardent toute leur force physique et naturelle entre eux, ils profitent l'un de l'autre, et le bébé naît avec des joues roses, avec des forces. Il n'y a ni vitamine ni rien. Il suffit que la mère lui donne le sein. Ils avaient de huit à dix enfants, plus beaux les uns que les autres. Voilà comment c'était.

Ce n'est pas comme maintenant où les enfants sont épuisés ; la fille est épuisée par la fréquentation de Pierre et Paul, et à la fin son corps devient une loque. Voilà la différence entre l'époque ancienne et aujourd'hui.

Moi j'ai connu une jeune fille dans ma jeunesse. Elle portait une robe à pois minuscules. J'attendais l'heure de la sortie de l'école rien que pour la voir ou qu'elle me voie. C'était une fille de bonne famille. En ce temps-là, moi je n'avais pas de grands moyens, j'étais un petit employé tout juste sorti de l'école. Je me disais : Comment vais-je faire pour marier cette fille ? Peut-être que chez elle ils sont comme ceci et comme cela. Ça a été une bêtise de ma part, parce que ces familles-là cherchent des gens sérieux, même pour les aider, même pour les renflouer. Mais qui pourrait nous donner cette expérience d'aujourd'hui ?




Une vie de famille au Maroc - Temoignage
Posté par: darlett (IP enregistrè)
Date: 28 décembre 2007 : 02:18

La foi, soutien de la vie


Nous, nous souffrions parce que nous vivions les deux époques. La nouvelle génération n'a pas vécu, n'a pas goûté cette vie qu'on avait, pour connaître et comprendre la différence. Voilà le problème. Eux, ils sont ignorants, ils ont de l'instruction mais ils ne sont pas allés à l'école de la vie. Ils ne savent pas vivre. Ils sont endoctrinés pour apprendre à devenir des scientifiques. N'importe qui peut apprendre des choses comme ça, forcées. Nous, on avait une force spirituelle, on avait une éducation de nos parents qui, même s'ils portaient la chéchia, avaient plus d'instruction et plus de savoir que ceux qui fréquentent les grandes écoles aujourd'hui. Même les rois faisaient appel à eux pour les conseiller ; ils avaient quelque chose, la spiritualité, la chéhina. Ils passaient leur samedi dans les règles. Soixante-dix pour cent des juifs d'aujourd'hui sont des profanes. Ils vont allègrement faire leurs achats dans les magasins ; et on va faire la prière ensuite, et on croit avoir fait son Chabat. Dieu n'accepte pas ça. Dieu a dit : « Je déteste vos samedis et vos jours de fête profanés. »

Moi je n'ai jamais travaillé ni les jours de fêtes ni les samedis. Combien de fois j'ai été renvoyé de ma place pour cela ! Et le lendemain j'ai toujours trouvé une autre place. Jamais je n'ai manqué d'argent. Depuis que j'ai quitté l'école, j'ai toujours eu de l'argent dans mes poches. Il fallait le dépenser pour en gagner d'autre, parce que si je ne le dépensais pas, Dieu ne m'en donnait pas.

Si les jeunes d'aujourd'hui partageaient avec nous cette foi qu'on avait, s'ils nous écoutaient ! Parce qu'une fois nous partis, hala snin touéla, ils trouveront le vide. Ils vont se mordre les doigts, parce que même nous qui avons reçu cette éducation de nos parents, nous le regrettons. Chaque fois que nous pensons à eux, nous avons les larmes aux yeux. Moi, je me souviens de ma grand-mère maternelle. Elle est morte à quatre-vingt-cinq ou quatre-vingt-sept ans. Il ne se passait pas un jour sans qu'elle ne vienne voir sa fille, ma mère, parce que c'était la dernière, religieuse comme elle. On a appris qu'elle était au plus mal un jour de Roch Hachana ; on est allés la voir, avec un neveu à elle, après la synagogue ; pendant qu'on lui parlait elle a dit : « Il faudrait que j'écoute le chofar. » On a fait venir un type avec le chofar. Elle l'a écouté, et elle s'est tournée vers mon père en disant : « Halhar, ne l'oublie pas, fais attention à elle », et son âme est sortie. Vous voyez comme elle est morte, comme une bougie qui s'éteint, pendant qu'elle parlait, elle avait encore ses dents d'en haut et ses dents d'en bas. Elle avait une éducation extraordinaire. Quand on se souvient d'elle, c'est avec beaucoup d'émotion.

Avant de mourir, mon grand-père, qui n'était pas très vieux, dit à mon père : « Vous allez m'emmener au cimetière passer huit jours. » Il était malade à ce moment-là. On l'a transporté dans une chambre à côté de R'bi Haïm Cohen où on a installé le lit.

Il y avait une grande chambre au cimetière, avec l'eau courante des toilettes, tout ce qu'il fallait. Comme il n'était pas à la prière samedi, le chamach de la synagogue nous a demandé pourquoi. On lui a dit qu'il était malade ; après la prière il a annoncé à tout le monde : « Kouneu ala bal, Haïm est malade, et il faut que vous alliez le voir. » Toute la synagogue est montée au cimetière pour le saluer, et lui souhaiter maendek bas. C'était l'habitude dans toutes les synagogues ; si un membre de la synagogue avait un garçon ou une fille, toute la synagogue allait lui dire besiman tov, même sans boire ni apéritif ni rien. C'est comme ça, on doit honorer chacun. Alors quand on a été le voir au cimetière, dans cette grande chambre, mon grand-père a dit à mon père : « Tu vois ce tombeau en face, pas ce grand-là, celui-là à côté ; vous allez me faire une petite fenêtre pour laisser entrer le soleil. N'oubliez pas de mettre l'or. » Avant d'enterrer les morts on fait les haqafot et on jette trois grammes de copeaux d'or aux quatre coins de la tombe.

C'est une vieille coutume. Un jeune homme endormi peut rêver qu'il est avec une femme et en éprouver du plaisir ; il peut jouir et être de ce fait impur. Dans la croyance populaire, cette femme avec laquelle il a cru coucher est une sid ; parce qu'elle a eu du plaisir avec lui, c'est comme si elle était enceinte de lui. On a peur que ces mauvais esprits ne le suivent au moment de sa mort. On leur jette de l'or afin que les enfants d'Abraham qui sont nés d'autres femmes, à part Haïm et Rebecca, s'éloignent de lui.

C'est là leur part d'héritage pour les faire fuir, pour ne pas qu'ils le suivent jusqu'au cimetière. Et c'est pour ça que quand on emmène un mort, ses enfants ne doivent pas suivre le cercueil ; on les fait passer par un autre chemin et par une autre porte. Parce que ceux qui peuvent sortir d'on ne sait où peuvent revendiquer l'héritage. Les mauvais esprits bouleversent toujours.




Une vie de famille au Maroc - Temoignage
Posté par: darlett (IP enregistrè)
Date: 28 décembre 2007 : 02:21

Pourim


Une ou deux semaines avant Pourim, les femmes se mettaient à préparer des gâteaux, toutes sortes de gâteaux aux amandes, des galettes. On faisait venir des fatmas pour faire le couscous frais à la main. À l'époque, on distribuait des gâteaux aux enfants comme cadeau. Peut-être n'avaient-ils pas l'idée d'acheter des jouets.

Pour Pourim, les gens achetaient un coq, et le faisaient castrer. Castré, il ne fait plus de cocoricos et les femelles ne l'intéressent plus. On l'engraissait avec des fèves qu'on faisait tremper dans l'eau toute une nuit et dont on le gavait, morceau après morceau. Nos grands-pères lui faisaient passer aussi un peu d'oignon de façon à faciliter la digestion des fèves et on le mettait après dans un couffin, parce qu'il ne pouvait plus se tenir sur ses pattes tellement il devenait lourd. On suspendait ce couffin dans l'obscurité, car selon eux, il engraissait plus de cette façon. On attendait la veille de Pourim pour l'égorger comme un mouton. Il y avait des familles qui engraissaient deux coqs en même temps et d'autres qui n'en engraissaient qu'un seul.

Pourim était une grande fête. On jeûnait à partir du soir. Les femmes prenaient un bain, se coiffaient, faisaient souak, se mettaient du khôl aux yeux. Tout ceci en souvenir d'Esther ; la reine Esther avait fait la même chose avant d'entrer chez le roi Assuérus, et Dieu l'avait aidée. Le roi l'avait appelée, elle était devenue pour lui une déesse. En souvenir de ce geste, puisqu'elle était prête à donner sa vie pour sauver le peuple juif, nous devons toute notre vie nous souvenir d'elle, et lui faire cet honneur de façon à ne rien oublier de nos habitudes et de nos coutumes. Esther, ce n'était pas son nom ; elle s'appelait en réalité Hadassa, ce qui veut dire le myrte. Assuérus lui a donné le nom d'Esther. C'était le nom d'une idole, Astoria, une idole de l'époque parce que c'étaient des païens. Mordehaï ne portait pas son nom véritable. Il s'appelait Yéhudi, et on lui a donné le nom de Murdok, c'était une idole aussi. Le roi Assuérus aimait tellement Esther et Mordehaï qu'il leur a donné des noms d'idoles.

Alors, pour revenir à Pourim, la veille on jeûnait mais le lendemain on mangeait du berkouks, un genre de gros couscous fait à la main, arrosé de lait avec une noix de beurre et du casbor. On en donnait à toute la famille. Les enfants prenaient les gros bols, et ils allaient les distribuer à la famille. On se devait de partager et d'échanger des cadeaux comestibles, et de l'argent. L'après-midi à trois heures, on faisait une seouda spéciale qu'on appelle « deuil de Hamman ». On mangeait un pain où il y avait deux œufs qui représentaient les yeux de Hamman, du poisson, une omelette et des olives. C'est comme ça qu'on commémore la mort de Hamman et de ses enfants. Parce que Dieu a dit : « Quand il arrive un malheur à votre adversaire, il ne faut pas se venger. » Alors on ne doit pas boire de vin, rien que de la mahiya ; parce que le vin on le boit dans la joie, et la mahiya on la boit dans le deuil.

Une fois qu'on avait fini de manger, on mettait ces choses-là de côté. Le soir on faisait la grande seouda d'Esther : il y avait de l'entria, des pâtes aux œufs qu'on faisait à la maison, du poulet, des boulettes de viande aux cardes, du riz au bouillon de poulet et à la cannelle. On prenait le thé à la menthe ensuite, avec toutes sortes de gâteaux. Tout ceci en l'honneur d'Esther.

Pourim était surtout la fête des enfants. Chaque chef de famille faisait le tour des maisons pour distribuer de l'argent aux enfants. À mon époque, on touchait dix sous ou un franc, cinq francs au grand maximum. Un oncle qui n'avait pas d'enfants nous gâtait particulièrement. Dans la religion, on devait donner obligatoirement, même à sa femme. Le minimum qu'il fallait donner, c'était la valeur de trois œufs. On devait envoyer de la nourriture aux pauvres : trois plats avec des salades et du vin, tels que nous les mangions nous-mêmes, de façon à ce qu'ils partagent notre joie avec nous. Certains donateurs faisaient ça en grand. Ils avaient leur liste, et ils envoyaient pain, vin, gâteaux dans ces maisons. Matilia Moulay – que Dieu ait son âme – faisait tout ça. Le lendemain on célébrait Soussan Pourim, parce qu'on avait encore beaucoup de plats à manger, alors on se réunissait de nouveau.




Une vie de famille au Maroc - Temoignage
Posté par: darlett (IP enregistrè)
Date: 28 décembre 2007 : 02:23

Pesah


Une fois passé Soussan Pourim, les femmes commençaient l'astiquage de la maison pour Pesah. Il fallait enlever ses chaussures avant de rentrer dans les pièces de crainte que les semelles ne transportent des miettes de pain, il fallait manger dans un coin de la maison et rester là de crainte de laisser tomber des miettes. C'était une surveillance extraordinaire. Ça dépassait les limites même de ce qui est écrit dans la religion, tellement nos femmes avaient hérité de leurs parents et de leurs ancêtres les principes et l'observation stricte des préceptes de la Tora. Je ne pense pas qu'aujourd'hui on puisse trouver encore des choses comme ça, mais c'est grâce à ces traditions et c'est grâce à ces habitudes que notre religion a été sauvée pendant deux mille ans même dans la diaspora ; l'ada c'est une manière de cimenter la religion.

Ma fête préférée c'est Pesah. C'est une fête qui tombe au printemps, au moment où il y a des fleurs, de l'herbe, au moment où la maison est resplendissante. Nous achetions tous des costumes neufs, des souliers neufs qui craquaient. Mon père m'achetait un costume et un chapeau de paille neufs, puisqu'à cette époque à Fez, il faisait déjà chaud. Parfois on portait même un costume blanc. Il y avait des fleurs partout, des roses qui sentaient bon. C'était le réveil de la nature, le moment où les jeunes filles et les jeunes gens s'habillaient pour se voir, se rencontrer. C'était la fête où il y avait le plus de demandes en mariage et de fiançailles. On faisait des galettes de Pesah à la main. Nos parents préparaient le blé pendant la moisson et ce blé, on allait le moudre dans une minoterie spécialement kacher pour cette fête. On avait beau être à l'école, on demandait au maître la permission d'aller faire moudre le blé. Les maîtres d'école, au fond d'eux-mêmes, riaient, et en même temps, ils partageaient notre vie parce qu'ils se rendaient compte qu'on était des gens religieux. Les maîtres qu'on avait étaient Turcs, des gens qui venaient du Moyen-Orient. Ils copiaient un peu nos mœurs.

Une fois les galettes finies, chaque famille devait aider les autres. Au four, il y avait celles qui pétrissaient, d'autres qui passaient la pâte dans le malaxeur. Il y avait un surveillant à côté du four. Quand les galettes sortaient, on les mettait dans un grand couffin. Un porteur venait prendre ce couffin sur ses épaules et le portait à la maison. Une fois à la maison, on enfilait les galettes l'une à côté de l'autre et on les suspendait au grenier. Ça, ce sont les anciennes galettes qu'on faisait. Elles avaient un goût spécial. Plus tard, on a commencé à recevoir de Casablanca des galettes fabriquées à la moderne. On recevait aussi des galettes de Marseille, de Strasbourg, de Hollande. Malgré tout, il y avait des gens qui tenaient à faire leurs galettes eux-mêmes. Le quatorzième jour avant la veille de Pesah, on faisait les matsot sémora – les galettes strictement surveillées. Elles servaient à faire la bénédiction de mosé lehem min haâretz, ahilât matsa. Pour cette fête de Pesah, la plupart des parents allaient chez leurs enfants. La famille du fiancé allait dans la famille de la fiancée, la fiancée était invitée par ses beaux-parents. Pendant ces fêtes, on offrait des cadeaux à la fiancée, toujours des bijoux, des choses riches : des bracelets, des bagues avec des émeraudes ou des brillants, des boucles d'oreilles en diamants, un pendentif, un sautoir en perles à six ou sept rangs, l'm'daza, plusieurs rangs de perles fines en collier au ras du cou, très à la mode en ce temps-là. On ne pouvait pas se permettre d'offrir des babioles.

Après Pesah, on ne pouvait pas se marier, on devait attendre trente-trois jours, jusqu'à lag ba'omer. Et c'est après que les mariages étaient permis. Pour la demande en mariage, les parents du fiancé envoient une délégation aux parents de la fiancée et les invitent à se préparer en vue du mariage. Il y a des familles qui acceptent la mariée chez eux pendant deux ou trois ans avec leur fils. La mariée étant jeune, et le couple n'ayant pas de moyens, les parents essaient de les aider jusqu'à ce qu'ils se fassent une situation.

On aime surtout élever les premiers petits-enfants, et la mariée devient une fille de la maison. Sa belle-mère devient une deuxième mère pour elle ; bien sûr, parfois il y a le choc des générations, mais ça ne tire pas à conséquence. Dans ma communauté, il n'y avait pas de scandales dans les familles ou s'ils existaient, ils étaient très peu nombreux.




Une vie de famille au Maroc - Temoignage
Posté par: darlett (IP enregistrè)
Date: 28 décembre 2007 : 02:25

Mon enfance


Quand le père a un commerce, il prend son fils avec lui comme associé. Il le prépare avant de lui donner une situation. J'avais dix-neuf ans et j'étais encore à l'école, ce qui fait que je dépendais de mon père. Et à dix-neuf ans dépendre de son père, c'était beaucoup. Je n'osais pas lui demander de l'argent pour aller au cinéma, ou pour faire quoi que ce soit. J'ai passé toute ma vie dans la yéchiva, et la yéchiva m'a préparé à sauter toutes les petites classes de l'école. À sept ans, on m'a fait entrer de force à l'école Franco. Il y a eu des rouspétances de la part de parents qui refusaient de laisser leurs enfants dans cette école, et ils ont été obligés de rendre les enfants aux parents qui les ont remis à l'étude de la Tora. Je suis entré à l'école à treize ans, après ma bar-mitsva. Mon père ne voulait rien savoir avant. On est venu me chercher à la synagogue pour me faire entrer à l'école de force. Il ne m'en a fait sortir qu'une fois que je savais bien la Tora. Son vœu le plus cher était de faire de moi un grand rabbin ; c'était son idéal. Il ne tenait pas compte de l'école, de la situation, de rien. Seule la Tora que j'apprenais lui importait. Il a fallu qu'un grand rabbin de l'époque l'appelle et lui dise : « Considérez que le français qu'il va apprendre, c'est un métier. Ce n'est pas une langue ou une religion, c'est un métier comme tous les métiers. Maintenant il connaît la Tora à fond, il ne va pas devenir has vé chalom nesrani ; il va apprendre ce métier en respectant le samedi, en respectant les jours de fête. » C'est grâce à cette intervention du grand rabbin qu'il a cédé et m'a laissé entrer à l'école après ma bar-mitsva. À treize ans, je connaissais déjà la gémara, la michna, tout. Quand je suis entré à l'école, je connaissais l'addition, la soustraction, la multiplication. Je savais déjà un peu lire le français, j'étais donc avancé, ce qui m'a permis de sauter les petites classes. On m'a fait rentrer en cinquième. Je suis resté trois ou quatre mois puis on m'a fait passer en troisième. En troisième aussi j'étais très bon élève. Mais je suis tombé malade. J'avais du paludisme et ça s'est terminé par une typhoïde qui m'a cloué au lit pendant trois mois. C'est ce qui m'a un peu retardé en classe. En première j'ai redoublé, j'ai donc fait deux ans, bien que j'aie toujours été bon élève, parmi les dix premiers. À dix-neuf ans, j'étais déjà un homme fort, solide, et j'avais besoin d'une femme. J'ai commencé à avoir des moustaches mais je n'osais même pas demander de l'argent à mon père pour acheter un rasoir. On avait toujours du respect, de la pudeur vis-à-vis des parents.

J'ai quitté l'école pour travailler. J'étais dans les transports. D'abord j'ai aidé mon père chez qui j'ai tout appris. Puis je suis rentré dans une maison de commerce, une maison d'alimentation en gros. Je touchais à cette époque-là 250 francs anciens par mois.

Quand j'allais faire les expéditions de marchandises dans une compagnie de transport, le patron de cette compagnie voyait comment je travaillais pour préparer les envois. Je mettais les marques sur les caisses, l'adresse. Je fignolais tout. Il a vu que j'étais un homme qui s'appliquait à bien faire son travail. Alors il s'est dit : « Cet homme-là, il me le faut pour ma compagnie, même si notre maison d'alimentation était cliente chez lui. Un jour, il m'a demandé : Vous voulez travailler chez moi ? »

– Je travaille déjà.

– Vous gagnez combien ?

– 250 francs par mois.

– Et si je vous donnais 750 francs par mois, est-ce que vous travailleriez pour moi ?

– Oui, bien sûr.

– Vous pouvez commencer demain ?

– Il faut d'abord que je demande à mon père !

Le soir, j'ai raconté à mon père ce qui s'était passé. Il m'a répondu :

– Tu sais, c'est mieux que tu apprennes le commerce, tu peux devenir un grand commerçant ; dans les transports, tu ne vas être qu'un employé. Et moi j'ai répondu :

– De 250 francs à 750 francs, c'est énorme !

– Oui, ça tu as raison, mais et le Chabat ?

– Je vais lui dire, il n'est pas question que je travaille le jour du Chabat.

Le patron a accepté mes conditions.

Je suis alors allé voir mon ancien patron Liahou Amsili – que son âme repose en paix – et je lui ai dit : « J'ai honte de vous avouer quelque chose ; ce que je gagne chez vous ne me suffit pas. Est-ce que vous pouvez me donner 750 francs par mois ? » Il a éclaté de rire et m'a traité de fou.

– Non, je ne suis pas fou, demain je vais travailler à ce prix-là.

– Ça va, je vais vous payer votre dû.

Je l'ai averti : « Demain, je ne viendrai pas, je commence chez l'autre. » On était libre, il n'y avait ni syndicat ni rien. C'était en 1933, je crois. J'ai commencé mon travail dans le transport des marchandises pour le Sud marocain dès le lendemain.

On expédiait des marchandises par camion dans toutes les régions du Maroc. Par exemple, vous aviez un camion et vous veniez chez nous : on vous chargeait six tonnes ou dix tonnes de marchandises. On prenait le numéro du camion, le numéro de l'assurance et on donnait une feuille de route pour livrer la rnarchandise. On comptait le nombre de colis. C'était très bien organisé et j'ai commencé à gagner 750 francs par mois. J'ai commencé à faire de l'argent. Je m'habillais comme un prince, j'achetais de très jolies choses. J'étais un des hommes les mieux habillés de Fez.

Une vie de famille au Maroc - Temoignage
Posté par: darlett (IP enregistrè)
Date: 28 décembre 2007 : 02:26

Les fréquentations


Jusqu'à l'âge de dix-neuf ans, je n'ai pas eu de rapport avec une femme. Chez nous les jeunes filles on ne pouvait pas les fréquenter. Si vous fréquentiez une fille, il fallait être prêt à se fiancer ou à se marier officiellement et par l'entremise des parents. Or je n'étais pas encore prêt, je n'avais pas les moyens, je n'avais pas de travail, je n'avais pas de métier, et je n'avais pas d'argent pour le faire. Alors, je suis allé dire à mon père : « Marie-moi. » Lui, il était le seul à travailler dans la famille, et nous étions sept personnes. Comment allait-il faire pour me marier ? L'une des premières raisons de mon célibat, c'est que je n'aimais que les filles de grandes familles. Et moi je me disais, nous, nous ne sommes pas riches comme cette fille-là, de cette famille. Je n'osais pas ; j'avais de la dignité. Je n'étais pourtant pas timide. C'était peut-être un complexe parce que ma famille, sans être pauvre, n'était pas riche.

Je me suis fiancé une fois avec une jeune fille à l'âge de vingt et un ans. C'était une de mes cousines. Elle s'appelait Flora. Elle était très jolie. Elle m'aimait à la folie, platoniquement, de loin. J'ai été handicapé par la guerre. Pendant la guerre, il n'y avait pas de logement, tout était rationné, on ne pouvait même pas acheter un mouchoir. Tout le monde connaît les difficultés qu'il y avait, les événements de Hitler... On ne savait pas ce qu'on allait devenir.

On était menacés par les mauvais Français ; les pétainistes voulaient ramasser nos femmes pour les mettre à la fourrière. Il a fallu l'intervention du roi du Maroc, Mohammed V ; c'est lui qui s'est opposé aux Allemands : « Vous n'avez pas encore gagné la guerre et je ne veux pas que vous mettiez la main sur les juifs du Maroc. » Nous devons toute notre reconnaissance, toute notre vie à ce roi qui a été le sauveur des juifs du Maroc. On entendait à la radio et on lisait dans les journaux ce qui se passait en Europe. Tout cela a été pour moi un handicap comme on dit, marbé hohma marbé mahov, parce que l'intelligence donne des douleurs.

Je ne voulais pas fréquenter une jeune fille de bonne famille sans l'épouser. À Casablanca, j'ai été avec une femme divorcée, Marie. Une très belle femme de six ans plus vieille que moi. Celle-là, elle a battu les records parce que je la trouvais plus jolie que toutes les femmes que j'ai connues dans ma vie. Ses frères étaient mes amis à Rabat où j'allais souvent leur vendre des marchandises. Un jour, ils m'ont invité chez eux à la maison et là, ils m'ont présenté à leur sœur qui était divorcée parce qu'elle était stérile. À cette époque-là, elle devait avoir quarante ans, et moi je devais en avoir trente-quatre. Ils habitaient une grande villa ; j'ai mangé chez eux et le soir je les ai tous invités à aller au cinéma. Ils m'ont dit : « Voilà ma sœur, allez-y avec elle ; nous, on a déjà vu le film. » Nous sommes allés ensemble au cinéma et ce soir-là, ça a été le coup de foudre ; comme si de ma vie je n'avais jamais connu de femme. Elle était tellement gentille, jolie, élégante, d'une douceur... jamais vous n'entendiez une chose méchante de sa bouche, elle me plaisait énormément. Elle habitait Rabat et elle venait de temps en temps à Casablanca avec son frère aîné. Moi j'avais un bel appartement, rue de l'Aviation Française. Cette femme venait chez moi, mais jamais elle n'y passait la nuit. On avait des rapports sexuels, mais il n'empêche, par pudeur, elle ne voulait pas passer la nuit chez moi. Un jour quand on commençait à s'aimer beaucoup, beaucoup, elle m'a dit : « Moi, je ne peux pas donner d'enfants. » Quand elle m'a dit ça, ça m'a bouleversé. Comme par hasard, un jour où feu mon père était venu me voir à Casablanca au magasin, elle et sa sœur sont passées aussi. Sa sœur était blonde, elle était mariée ; et elle, c'était une belle brune. Quand elles sont entrées, elles m'ont parlé en français ; elles avaient compris que c'était mon père parce que je lui ressemblais un petit peu. Elles ont compris et elles sont sorties. Alors mon père m'a demandé : « Qui sont ces filles-là ? » J'ai répondu : « Ce sont deux sœurs, la blonde est mariée et l'autre est divorcée. » Mon père m'a dit : « Elle est belle cette femme, pourquoi tu ne te marierais pas avec elle ? »

– Elle te plaît, père ? C'est une divorcée...

– Mais qu'est-ce que ça fait ? s'est écrié mon père, si elle est bien, elle est bien même divorcée.

– Elle est stérile.

– Ah ! s'exclama mon père tout décontenancé.

Après un moment de réflexion, il dit : « Peut-être qu'avec celui qui l'a divorcée, elle ne pouvait pas avoir d'enfants, mais toi, tu peux avoir des enfants avec elle. Essaie avec elle. » Voilà ce que disait mon père. Et moi, j'avais déjà essayé avec elle, et je savais. Il m'a dit : « Si elle te plaît, c'est le mariage. »

Le lendemain, j'ai commencé à réfléchir et je l'ai amenée chez un docteur spécialiste en gynécologie, chez le docteur Cohen à Casablanca, où il était réputé. Il m'a d'abord ausculté, et il m'a dit : « Vous, vous pouvez avoir autant d'enfants que vous voudrez », puis, il l'a examinée elle : « Elle, elle peut avoir des enfants mais elle risque de mourir en couches. » J'ai dit au médecin : « Je suis prêt à payer tout ce que vous voulez si elle arrive à avoir des enfants. »

On a d'abord payé 10 000 francs de l'époque pour les examens qu'il nous a faits, plusieurs visites et plusieurs séances. Il m'a dit : « C'est dommage de la faire opérer, il faut la laisser telle quelle. Je vais appeler en consultation un autre médecin, et encore un autre spécialiste. » Mais le diagnostic est resté le même : « Elle peut tomber enceinte mais au moment de l'accouchement elle risque d'y rester. » Il m'a dit un nom médical que j'ai oublié, et a ajouté : « Je ne vous conseille pas de la faire opérer », c'est tout.

Moi, à ce moment-là, j'avais un magasin plein de coutellerie, de ciseaux, d'instruments de chirurgie et de dentisterie. Après avoir quitté le transport, j'avais ouvert un commerce à Fez que j'ai continué sitôt arrivé à Casablanca.

Malheureusement, au temps de l'Istiqlal, les Français commençaient à quitter le Maroc, car on brûlait les magasins. J'avais peur. Je fermais trois à quatre jours par semaine. Je n'avais pas de dettes et j'en avais en même temps, puisque la marchandise que j'avais en stock devait être payée, soit cinq millions d'anciens francs. Chaque mois je vendais pour trois, quatre, cinq cent mille francs que je remboursais ; et les choses allaient et venaient, même si j'avais cent vingt ou quatre-vingt-dix jours de délai. Mais avec les Français partis, je ne pouvais plus vendre ma marchandise aux arabes. Les arabes, eux, n'avaient qu'un seul instrument pour arracher les dents, le davier ; et moi, j'avais trente-six daviers, car chaque dent a son davier à cinq cents francs chacun. Et j'avais des stocks. Les instruments de chirurgie ne se vendaient pas. J'étais brisé. Je pensais que j'allais tout liquider au bout d'un mois ou deux, mais ça a traîné plus de quatre ans.

À ce moment-là, Marie était partie avec ses frères en Israël où j'étais censé la rejoindre aussitôt. Elle m'a attendu ; après, elle s'est lassée d'attendre. Elle a connu quelqu'un à son travail, et elle est tombée malade, la malheureuse ! Bien plus tard, j'ai visité Israël ; je suis allé la voir et je l'ai trouvée bien malade, la pauvre chérie. Elle avait la maladie de Parkinson. Elle avait attrapé ça là-bas. Elle m'a dit : « Maintenant, je ne peux plus te servir à rien. » Elle ne s'était pas remariée, mais elle connaissait quelqu'un là-bas, c'est avec lui qu'elle a eu des choses comme ça.

Je me suis sacrifié pour elle, parce qu'elle m'avait dit un jour : « Si tu me laisses tomber, je m'ouvre les veines. » J'avais peur qu'elle fasse ça ! Je l'aimais et je faisais attention à elle.

J'avais de l'argent à elle que je lui ai gardé et que je lui ai envoyé en France. Je n'ai pas été assez aventureux ou assez fou pour m'accrocher à elle et la suivre immédiatement. Mais c'est des choses qu'on dit après coup. J'avais ma maison à vendre, mon commerce ; les choses se vendaient mal ou pas du tout, parce que c'était une époque de débâcle. Tout le monde voulait partir et personne n'achetait. S'il y avait quelques acheteurs éventuels, ils voulaient tout avoir pour une bouchée de pain. Ils savaient qu'on était en mauvaise posture.

J'ai vendu ma maison et mes meubles et j'ai habité à l'hôtel, tellement j'étais décidé à la suivre, mais pour ma marchandise, je cherchais en vain à qui vendre, et cela à moins que le prix coûtant. Les gens oublient vite les mauvaises conjonctures.

Une vie de famille au Maroc - Temoignage
Posté par: noemi (IP enregistrè)
Date: 28 décembre 2007 : 13:07

Poignant et beau témoignage, que la vie de cet homme
Le dernier paragraphe m'a bouleversée
Merci Darlett

Lili

Une vie de famille au Maroc - Temoignages
Posté par: darlett (IP enregistrè)
Date: 01 février 2008 : 04:58

En ce qui concerne les temoignages, je conseille fortement de voir les films realises par Izza Genini qui consacre son oeuvre entiere a la culture marocaine et judeo-marocaine.

Cultures, musiques et danses dans la société marocaine par Izza Genini

Traversé par les courant berbère, andalou, noir africain, juif et musulman, le Maroc exprime son art de vivre et ses musiques, sa personnalité exemplaire. La collection de films MAROC CORPS et AME en est le témoignage unique.
Dans cette vidéo, vous avez 3 films d'Izza Genini, ce sont des films documentaires portant sur différents aspects de la culture et de la société marocaine.
Conçue, écrite et réalisée par Izza Génini, cette collection, constitue une somme de documents uniques en son genre. Initiée au début des années 80, toute la série comprend à ce jour près d'une vingtaine de films d'une durée variant de 26 à 90 minutes. La diversité et la richesse de la musique marocaine saisie dans son contexte naturel, constitue l'essentiel du sujet des films, c'est le cas de :

"Retrouver Oulad Moumen"(durée 50'). A l'aide d'archives historiques et personnelles, le film retrace la saga d'une famille juive marocaine dispersée aux quatre coins du monde et réunie un jour à Oulad Moumen, où elle fut fondée au début du XXè siècle.

"La route du cédrat"(durée 30'). Le film part à la recherche du cédrat, fruit sacré et symbole de paix, cultivé depuis deux mille ans au creux d'une vallée de l'anti-Atlas marocain, selon les exigences de perfections dictées par la loi divine aux Hébreux.

"Cantiques brodés"(durée 26'). Le matruz est l'image idéale de la communion judéo-arabe dans la musique. Le rabbin Haïm Louk et Abdelsadek Chekara interprètent ce genre musical composé de couplets chantés alternativement en arabe et en hébreu, en un accord parfait.

Outre la musique, la collection "Maroc Corps et âme" comprend aussi des films sur différentes composantes de l'histoire sociale et culturelle du Maroc.





Pour voir les extraits de ces films, voici un lien et je conseille beaucoup de voir celui de la fete de la Mimouna

[www.imineo.com]






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