Une vie de famille au Maroc - Temoignage
Posté par:
darlett (IP enregistrè)
Date: 28 décembre 2007 : 02:26
Les fréquentations
Jusqu'à l'âge de dix-neuf ans, je n'ai pas eu de rapport avec une femme. Chez nous les jeunes filles on ne pouvait pas les fréquenter. Si vous fréquentiez une fille, il fallait être prêt à se fiancer ou à se marier officiellement et par l'entremise des parents. Or je n'étais pas encore prêt, je n'avais pas les moyens, je n'avais pas de travail, je n'avais pas de métier, et je n'avais pas d'argent pour le faire. Alors, je suis allé dire à mon père : « Marie-moi. » Lui, il était le seul à travailler dans la famille, et nous étions sept personnes. Comment allait-il faire pour me marier ? L'une des premières raisons de mon célibat, c'est que je n'aimais que les filles de grandes familles. Et moi je me disais, nous, nous ne sommes pas riches comme cette fille-là , de cette famille. Je n'osais pas ; j'avais de la dignité. Je n'étais pourtant pas timide. C'était peut-être un complexe parce que ma famille, sans être pauvre, n'était pas riche.
Je me suis fiancé une fois avec une jeune fille à l'âge de vingt et un ans. C'était une de mes cousines. Elle s'appelait Flora. Elle était très jolie. Elle m'aimait à la folie, platoniquement, de loin. J'ai été handicapé par la guerre. Pendant la guerre, il n'y avait pas de logement, tout était rationné, on ne pouvait même pas acheter un mouchoir. Tout le monde connaît les difficultés qu'il y avait, les événements de Hitler... On ne savait pas ce qu'on allait devenir.
On était menacés par les mauvais Français ; les pétainistes voulaient ramasser nos femmes pour les mettre à la fourrière. Il a fallu l'intervention du roi du Maroc, Mohammed V ; c'est lui qui s'est opposé aux Allemands : « Vous n'avez pas encore gagné la guerre et je ne veux pas que vous mettiez la main sur les juifs du Maroc. » Nous devons toute notre reconnaissance, toute notre vie à ce roi qui a été le sauveur des juifs du Maroc. On entendait à la radio et on lisait dans les journaux ce qui se passait en Europe. Tout cela a été pour moi un handicap comme on dit, marbé hohma marbé mahov, parce que l'intelligence donne des douleurs.
Je ne voulais pas fréquenter une jeune fille de bonne famille sans l'épouser. À Casablanca, j'ai été avec une femme divorcée, Marie. Une très belle femme de six ans plus vieille que moi. Celle-là , elle a battu les records parce que je la trouvais plus jolie que toutes les femmes que j'ai connues dans ma vie. Ses frères étaient mes amis à Rabat où j'allais souvent leur vendre des marchandises. Un jour, ils m'ont invité chez eux à la maison et là , ils m'ont présenté à leur sœur qui était divorcée parce qu'elle était stérile. À cette époque-là , elle devait avoir quarante ans, et moi je devais en avoir trente-quatre. Ils habitaient une grande villa ; j'ai mangé chez eux et le soir je les ai tous invités à aller au cinéma. Ils m'ont dit : « Voilà ma sœur, allez-y avec elle ; nous, on a déjà vu le film. » Nous sommes allés ensemble au cinéma et ce soir-là , ça a été le coup de foudre ; comme si de ma vie je n'avais jamais connu de femme. Elle était tellement gentille, jolie, élégante, d'une douceur... jamais vous n'entendiez une chose méchante de sa bouche, elle me plaisait énormément. Elle habitait Rabat et elle venait de temps en temps à Casablanca avec son frère aîné. Moi j'avais un bel appartement, rue de l'Aviation Française. Cette femme venait chez moi, mais jamais elle n'y passait la nuit. On avait des rapports sexuels, mais il n'empêche, par pudeur, elle ne voulait pas passer la nuit chez moi. Un jour quand on commençait à s'aimer beaucoup, beaucoup, elle m'a dit : « Moi, je ne peux pas donner d'enfants. » Quand elle m'a dit ça, ça m'a bouleversé. Comme par hasard, un jour où feu mon père était venu me voir à Casablanca au magasin, elle et sa sœur sont passées aussi. Sa sœur était blonde, elle était mariée ; et elle, c'était une belle brune. Quand elles sont entrées, elles m'ont parlé en français ; elles avaient compris que c'était mon père parce que je lui ressemblais un petit peu. Elles ont compris et elles sont sorties. Alors mon père m'a demandé : « Qui sont ces filles-là ? » J'ai répondu : « Ce sont deux sœurs, la blonde est mariée et l'autre est divorcée. » Mon père m'a dit : « Elle est belle cette femme, pourquoi tu ne te marierais pas avec elle ? »
– Elle te plaît, père ? C'est une divorcée...
– Mais qu'est-ce que ça fait ? s'est écrié mon père, si elle est bien, elle est bien même divorcée.
– Elle est stérile.
– Ah ! s'exclama mon père tout décontenancé.
Après un moment de réflexion, il dit : « Peut-être qu'avec celui qui l'a divorcée, elle ne pouvait pas avoir d'enfants, mais toi, tu peux avoir des enfants avec elle. Essaie avec elle. » Voilà ce que disait mon père. Et moi, j'avais déjà essayé avec elle, et je savais. Il m'a dit : « Si elle te plaît, c'est le mariage. »
Le lendemain, j'ai commencé à réfléchir et je l'ai amenée chez un docteur spécialiste en gynécologie, chez le docteur Cohen à Casablanca, où il était réputé. Il m'a d'abord ausculté, et il m'a dit : « Vous, vous pouvez avoir autant d'enfants que vous voudrez », puis, il l'a examinée elle : « Elle, elle peut avoir des enfants mais elle risque de mourir en couches. » J'ai dit au médecin : « Je suis prêt à payer tout ce que vous voulez si elle arrive à avoir des enfants. »
On a d'abord payé 10 000 francs de l'époque pour les examens qu'il nous a faits, plusieurs visites et plusieurs séances. Il m'a dit : « C'est dommage de la faire opérer, il faut la laisser telle quelle. Je vais appeler en consultation un autre médecin, et encore un autre spécialiste. » Mais le diagnostic est resté le même : « Elle peut tomber enceinte mais au moment de l'accouchement elle risque d'y rester. » Il m'a dit un nom médical que j'ai oublié, et a ajouté : « Je ne vous conseille pas de la faire opérer », c'est tout.
Moi, à ce moment-là , j'avais un magasin plein de coutellerie, de ciseaux, d'instruments de chirurgie et de dentisterie. Après avoir quitté le transport, j'avais ouvert un commerce à Fez que j'ai continué sitôt arrivé à Casablanca.
Malheureusement, au temps de l'Istiqlal, les Français commençaient à quitter le Maroc, car on brûlait les magasins. J'avais peur. Je fermais trois à quatre jours par semaine. Je n'avais pas de dettes et j'en avais en même temps, puisque la marchandise que j'avais en stock devait être payée, soit cinq millions d'anciens francs. Chaque mois je vendais pour trois, quatre, cinq cent mille francs que je remboursais ; et les choses allaient et venaient, même si j'avais cent vingt ou quatre-vingt-dix jours de délai. Mais avec les Français partis, je ne pouvais plus vendre ma marchandise aux arabes. Les arabes, eux, n'avaient qu'un seul instrument pour arracher les dents, le davier ; et moi, j'avais trente-six daviers, car chaque dent a son davier à cinq cents francs chacun. Et j'avais des stocks. Les instruments de chirurgie ne se vendaient pas. J'étais brisé. Je pensais que j'allais tout liquider au bout d'un mois ou deux, mais ça a traîné plus de quatre ans.
À ce moment-là , Marie était partie avec ses frères en Israël où j'étais censé la rejoindre aussitôt. Elle m'a attendu ; après, elle s'est lassée d'attendre. Elle a connu quelqu'un à son travail, et elle est tombée malade, la malheureuse ! Bien plus tard, j'ai visité Israël ; je suis allé la voir et je l'ai trouvée bien malade, la pauvre chérie. Elle avait la maladie de Parkinson. Elle avait attrapé ça là -bas. Elle m'a dit : « Maintenant, je ne peux plus te servir à rien. » Elle ne s'était pas remariée, mais elle connaissait quelqu'un là -bas, c'est avec lui qu'elle a eu des choses comme ça.
Je me suis sacrifié pour elle, parce qu'elle m'avait dit un jour : « Si tu me laisses tomber, je m'ouvre les veines. » J'avais peur qu'elle fasse ça ! Je l'aimais et je faisais attention à elle.
J'avais de l'argent à elle que je lui ai gardé et que je lui ai envoyé en France. Je n'ai pas été assez aventureux ou assez fou pour m'accrocher à elle et la suivre immédiatement. Mais c'est des choses qu'on dit après coup. J'avais ma maison à vendre, mon commerce ; les choses se vendaient mal ou pas du tout, parce que c'était une époque de débâcle. Tout le monde voulait partir et personne n'achetait. S'il y avait quelques acheteurs éventuels, ils voulaient tout avoir pour une bouchée de pain. Ils savaient qu'on était en mauvaise posture.
J'ai vendu ma maison et mes meubles et j'ai habité à l'hôtel, tellement j'étais décidé à la suivre, mais pour ma marchandise, je cherchais en vain à qui vendre, et cela à moins que le prix coûtant. Les gens oublient vite les mauvaises conjonctures.