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Le Berceau du Vent - Ami Bouganim
Posté par: darlett (IP enregistrè)
Date: 03 août 2007 : 07:37

J'ai decouvert ce texte ecrit par Ami Bouganim au detour de mes furetages sur l'internet, et je suis, tout simplement, charmee par son ecriture si subtil et si humouristique.
Il raconte avec tendresse et minutie les multiples facettes de son enfance a Mogador.

Voici le texte en entier et je vous suggere vivement de le lire et vous serez, tout comme moi, sous le charme de ce recit si bien ecrit et si passionnant.





LE BERCEAU DU VENT
Ami Bouganim



Je suis donc né à Essaouira-Mogador, cinquième d'une grande famille, trois filles et quatre garçons, bercé par les mêmes vents qui avaient visité et tourné la tête de mes ancêtres et des ancêtres de leurs ancêtres. Je me sens d'ailleurs investi, je ne sais trop par qui ni pour quoi, de la scabreuse mission de mettre ces vents, leurs frasques et leurs troubles en lettres ?

Peut-être parce que je suis né par une nuit particulièrement mouvementée où trois à quatre palmiers avaient laissé leurs feuilles et où un chalutier avait disparu, sans laisser traces ni souvenirs, dans les soutes insondables de l'Océan ?

Peut-être aussi parce que le prophète Elie, chargé d'annoncer le Messie, était de passage cette nuit-là dans la ville et qu'il ne vint me voir dans mes premiers langes que pour constater ma consternation, transmuer mes pleurs en rires et maccabler de l'illusion de pouvoir trouver le salut dans la littérature ?

Plus sûrement parce que les célèbres démons de Mogador tinrent un concile au-dessus de mon berceau et qu'ils décidèrent que je leur ressemblais assez, présentant presque toutes leurs dispositions morales, pour tenter de les sortir de cette ville trop pudibonde à leur goût et de les représenter un peu partout dans le monde. Mais ces gueux étaient tellement grincheux et malfaisants, ce jour-là, qu'ils auront manqué de me pourvoir des dons et des talents nécessaires à la bonne réalisation de l'occulte mission.


Trois à quatre jours plus tard, quand mon père, heureux d'enrichir sa lignée d'un second héritier mâle, après trois vaines tentatives successives qui n'avaient donné que des filles, invita ses compagnons de prière à venir chasser les démons qui guettaient les nouveau-nés, surtout quand ils naissaient au sein de la communauté la plus vulnérable du monde, la communauté des véritables élus de Dieu, et plus particulièrement à Mogador, presqu'île de la dispersion, exposée à toutes les sombres éclipses du ciel et tous les mauvais vents de la terre, ils durent manquer de conviction dans leurs incantations ou de correction à légard de mon sacré père, qui se posait en presque prophète de Mogador, pour que près dun demi-siècle plus tard, je continue de cultiver grincheusement les lettres pour nen tirer que de mauvaises, méchantes et noires considérations sur les carences littéraires de l'humanité entière et sur mes propres inhibitions.

Mogador s'honore certes de plus d'un écrivaillon, qui lui aura dédié je ne sais quels poèmes ou récits, mais nul autre que moi ne se reconnaît avec autant de légéreté et de dérision en ses vents et en ses démons. Je demanderai par conséquent qu'on n'incrimine de la perversité de cette narration ni les bedeaux de synagogues qui n'auront cessé de me harceler pour m'attirer à leurs séances cabalistiques et me soumettre à leurs exorcismes, ni les rabbins que je naurai cessé de poursuivre de mes railleries pour mettre un peu d'humilité à leurs tristes barbes, ni mes pauvres maîtres que je poursuivais de mes questions insidieuses et désarmais de mes critiques, ni mes malheureuses maîtresses que j'harassais de mes désirs, encore moins mon pauvre père qui sera mort, comme un chacun, d'attendre son Messie alors quil m'avait sous les yeux.

On n'accusera donc que les démons de Mogador qui se glissent pernicieusement sous les plus solennelles et les plus sentencieuses de mes plumes, condamnant à la dérision les plus inspirés de mes poèmes, les plus sérieux de mes prêches philosophiques et les plus vibrantes de mes oraisons...


Mogador avait fini d'acquérir, en cette terrible et glorieuse année, toutes les manies de la vieillesse et de la sénilité. La malheureuse ville vivait sur ses souvenirs, ruminant sa grandeur passée, ses titres consulaires et ses grands désenchantements coloniaux. Quarante ans après l'instauration du Protectorat, elle continuait d'attendre lévénement qui la tirerait de sa dégradante retraite et lui donnerait une nouvelle vocation historique. Peut-être un débarquement de Chinois ou de Martiens, peut-être la découverte d'un gisement de pétrole ou d'une mine de diamants. Peut-être aussi sa conquête par les Canadiens ou son rattachement à la principauté de Monaco.

Les bateaux n'entraient plus dans son port, ils mouillaient au large où des péniches remorquées à des chalutiers allaient les décharger de leur thé de Chine et les charger damandes du Souss. Mogador ne connaissait plus les terreurs des bombardements ni les émois des grandes livraisons. Elle était en marge de l'histoire, au ban du ciel, à la croisée des vents, et elle végétait, comme toutes ces vieilles filles qui attendaient, derrière les volets clos de leurs maisons, la proposition de quelque prétendant princier poussé sous leurs balcons par les vents entremetteurs. Plus elle déclinait et plus elle rêvait ; et plus elle rêvait et plus elle dépérissait.


Les gens de la casbah, descendants pour la plupart des Courtiers du Roi et de leurs rabbins, ne pouvaient se résigner à leur déchéance. S'ils ne parlaient plus autant l'anglais, ils n'en continuaient pas moins de vivre au rythme et à la manière de l'Angleterre. Leurs maisons ressemblaient à des musées, encombrées d'antiquités et de vieilleries incrustées de souvenirs, et leurs traits à des armoiries, beaux et laids à la fois. Les Français habitaient désormais les villas qu'ils s'étaient construites sur le bord de mer. Ils donnaient certes l'impression, comme tous les colons du monde, d'être là sans être là, mais ils avaient leur Mogador aussi : une manière bien à eux de s'insinuer entre ses remparts, de rencontrer ses gens, de braver ses autorités. Ils n'étaient ni plus ni moins épris des lieux que leurs compatriotes juifs ou musulmans, ils étaient contaminés par les insinuations pudibondes des vents, les embruns obscurs des vagues, les chuchotements des araucarias. Ils étaient au paradis et passaient leur ennui en brimades de Musulmans, en vexations de Juifs, en bals dansants et en lectures de journaux et de revues qui retraçaient, avec des semaines et des mois de retard, les modes et les crises qui secouaient le grand monde duquel ils sétaient retirés pour mieux assister, de loin, à ses engouements et à ses ébats. Ils ne travaillaient pas, ils géraient leurs domaines ou leurs conserveries. Ils étaient les nouveaux maîtres de la ville sans en être les héritiers, des intrus peut-être, qui n'en avaient pas moins bouleversé les moeurs. Les vents portaient désormais des noms français, l'Océan rendait les échos de la Marseillaise, mon père portait leur béret noir et ma mère me chantait des berceuses lorraines.


Je me résigne dans ce chapitre, autant l'annoncer, à amuser la galerie de mes lecteurs en leur déballant les circonstances de ma naissance. Pendant longtemps, l'idée même de révéler plus des trois ou quatre lignes de rigueur en quatrième de couverture m'aura paru prétentieuse, saugrenue et dénuée de tout intérêt.

Jusquà ces derniers mois, je nai jamais présumé de l'importance de mon passage en ce monde, du génie de mes intuitions ni même de mes talents de bonimenteur littéraire pour croire un moment que ma vie pourrait intéresser des inconnus. Bien sûr, il m'est arrivé de dévoiler, par-ci par-là, des détails intimes, mêlant d'ailleurs pernicieusement le vrai et le faux pour mieux abuser mes lecteurs, enjolivant des traits, noircissant d'autres, pratiquant mes lettres avec toute l'impunité qu'un mauvais écrivain peut trouver à mélanger les genres et à brouiller les pistes, je n'ai pour autant jamais commis le péché de croire mes oeuvres promises au destin d'un texte sacré. D'abord, ma vie est plus morne que celle d'un moine, plus rêche que celle d'un chercheur et aussi pédante que celle d'un pédagogue. Ensuite, jai dû, ces dernières années, m'acquitter pour gagner ma croûte de tant de recensions de mauvaises biographies, en disant tout le bien du monde, que jai la nausée de ce genre de livres et de leurs personnages. Et si finalement je me décide à vous déballer ma vie, c'est parce que... jai eu dernièrement... une révélation qui m'autorisait à me poser à mon tour en ... Messie sans craindre de représailles célestes.

Je ne doute que ce premier aveu aveu des aveux qui détermine l'intérêt de tous ceux qui le suivront, ne suscite des railleries, des invectives et peut-être même du moins faut-il l'espérer des anathèmes, je nen suis pas moins intimement, résolument et irrémédiablement convaincu aujourdhui d'être le mieux désigné de ma génération pour prétendre à ce glorieux et cuisant titre. Je ne plaisante pas, je parle même en connaissance de cause puisque j'aurai passé des décennies à chercher partout mon Messie, dans les livres bien sûr, dans les temples et les académies, sur les colonnes des journaux et les écrans des télévisions, sur les marchés et dans les rues et jusque dans les monastères, les bibliothèques, les instituts de recherche et les pavillons des cancéreux, sur les bancs des clochards, les trottoirs des villes, et chaque fois que je tombais sur un candidat et que j'examinais ses signes de messianité, je trouvais que je pouvais en exhiber de plus convaincants. Présentait-il des signes de démence sacrée, je trouvais mes propres dispositions à l'extase sacrée encore plus prometteuses que les siennes. Présentait-il des signes de délire sacré, je trouvais mes considérations littéraires encore plus délirantes. Présentait-il des signes de pouvoirs miraculeux, sauvant des incurables, guérissant des neurasthéniques et ouvrant des entrailles stériles, je trouvais mes prouesses dans le domaine encore plus remarquables. Présentait-il des signes d'intelligence, je trouvais mes propres dons encore plus perçants et plus perspicaces.

J'étais sans cesse convaincu de pouvoir mieux faire que les plus impressionnants des hommes dÉtat, les plus habiles des stratèges, les plus prolixes des écrivains, les plus remarquables des savants, les plus roués des commerçants, les plus talentueux des cabotins.., et me déciderais-je seulement un jour à me départir de ma terrible réserve mogadorienne que je cueillerais les plus glorieux des lauriers dans toutes les disciplines de l'esprit et tous les domaines de la pratique.

De déboire en déboire, de tourment en tourment et d'amertume en amertume, je vins ainsi à réaliser que je n'étais pas plus mauvais prétendant qu'un autre et que je pouvais évoquer ma messianique enfance sans en rougir. Quoi quil en soit, toute ma vie se sera déroulée dans la conviction intime que pour être né dans une ville trouble, dangereusement exposée aux vagues d'un ténébreux Océan qui menaçaient à tout moment de l'ensevelir sous un linceul de vase et de boue, l'arène des vents contradictoires qui donnaient le tournis à quiconque se risquait dans les rues, le repaire de tous les démons qui mitaient l'esprit de l'homme depuis les débuts de la création, cour des miracles où il ne se produisait que des calamités, terreau de toutes sortes de visions couvées par l'ennui et la mégalomanie, je pouvais me revendiquer de ses hantises, ses illusions, ses mirages et ses perversions pour me présenter, en toute légitimité, comme Messie de Mogador sans craindre d'être démenti par l'histoire, de laquelle cette ville sera définitivement et irrémédiablement sortie, par ses gens qui auront perdu leur mémoire et encore moins par ses vents qui désespèrent, aujourdhui plus que jamais, qu'on leur soutire des aveux plus sensés que toutes les insanités et bêtises qu'on leur aura prêtées jusque-là...


Je ne saurais vous dire qui étaient exactement mon père et ma mère pour la simple raison qu'eux-mêmes ne savaient pas trop qui ils étaient ni d'ailleurs de qu'el monstre ils accouchaient. L'un et l'autre avaient grandi dans le mellah au début du siècle, dans une de ces venelles qui rampaient sous les bâtisses et se vautraient sous terre en quête de sécurité et peut-être de lumière, dans une de ces maisons branlantes où les escaliers menaçaient de s'écrouler à tout instant, autour dune de ces cours intérieures où le silence ressortait au miracle. Les visiteurs qui se risquaient dans cet inextricable taudis de la misère et de la piété ne se doutaient pas qu'il constituait un des lieux de retraite privilégiés de la divinité qui se livrait, jour après jour, à un concert discordant de litanies et d'incantations. Les autorités avaient peut-être ouvert les portes du mellah, mais ses gens, parqués depuis des siècles dans leurs rêves et leurs cauchemars, ne se décidaient pas à les franchir de crainte de se perdre dans le vaste monde. Ils attendaient un guide qui les conduirait à leur Terre promise, ne désespérant pas de son retard, appelant sa venue de toutes leurs prières. Une longue attente, qui avait peut-être tourné au piétinement, sûrement à une doucereuse sénilité. Leurs barbes avaient déteint, leurs voix avaient rouillé et leurs regards sétaient rétrécis. Ils n'en incarnaient pas moins Dieu, une divinité déchue, déglinguée et tâtonnant dans les rues noires et boueuses. Je ne saurais trop vous dire pourquoi ils en étaient arrivés à cette extrémité. Peut-être parce que leur divinité, intraitable et tatillonne, ne connaissait pas les demi-mesures et qu'elle allait au bout de ses desseins, poussant la déchéance de ses représentants sur terre au désoeuvrement et à la débilisation, comme elle poussera leur massacre au génocide et leur restauration à la gloriole militaire.

Mais les gens du mellah ne savaient pas plus blanchir leur divinité quils ne s'entendaient à démêler ses motivations et ses intentions. Ils s'étaient établis dans son morne et placide ennui, ruminant de lumineuses promesses, se rongeant pour de terribles prophéties, s'enthousiasmant à la lecture de suaves Psaumes, marmonnant d'interminables incantations araméennes et ne sortant de leur ordinaire que pour clamer, excités et empressés, leur délicieux Cantique des cantiques et ranimer leur désir éteint pour la divinité. Ils priaient et se multipliaient, de chabbat en chabbat, depuis les débuts des temps et jusquà la fin des temps.


De l'autre côté de la ville, la casbah étincelait, enfin presque. Elle était branchée sur le monde, recevait ses meubles de Manchester et ses robes de Paris, achetait de tout et vendait de tout. Elle n'était pas moins religieuse que le mellah, ni moins versée dans les textes sacrés, et elle ne se sentait pas moins liée par le sacro-saint devoir de charité à l'égard du pauvre et de l'étranger, de la veuve et de lorphelin. Pourtant, elle restait scandaleusement insensible à la misère du mellah et de ses gens, qu'elle considérait visiblement comme des sous-hommes, ne leur consentant ses aumônes que pour soigner leur réputation aux yeux des visiteurs. Peut-être une morgue de riches, derrière laquelle perçait le mépris qu'avaient les expulsés dEspagne, descendants pour la plupart de hautes lignées aristocratiques, pour ces descendants de Berbères judaïsés. Dans tous les cas, une terrible impuissance des textes sacrés qui ne réussissaient pas à pénétrer la sensibilité morale et sociale de ces courtiers, descendants de Courtiers, qui avaient besoin de passer par Londres et Paris pour sémouvoir du sort de leurs proches coreligionnaires.

A la casbah, la divinité prenait tant ses aises, en ce début de siècle, quelle se laissait britanniquement guinder par ses convenances, ses politesses et ses amidons. La même divinité ? une autre divinité ? Les Messies, ma chair et mon âme en témoignent, ne se présentent au nom de nouvelles divinités que pour protester contre la perversion humaine des anciennes...


Mes parents avaient franchi tous deux les portes du mellah pour aller se mettre aux bancs de l'Alliance. Mon père peut-être un descendant de Berbères d'Oufrane qui s'étaient établis à Mogador au milieu du XVIIIe siècle était un homme étrange. Je n'aurai rien su de lui sinon quil redoutait Dieu, avait son certificat détudes primaires, était quincailler et quil baratinait le chleuh. (Bien sûr, la banalité de ce portrait risque de compromettre mes prétentions à la messianité, le bonhomme n'étant visiblement pas de la lignée du roi David, mais il est des lignées inconnues plus imprévisibles et plus illustres que les tristes descendances royales...). De Dieu, mon père avait reçu une peur panique de manquer à un de ses commandements religieux, surveillant de près sa progéniture pour prévenir les incartades, corriger ses conduites et la remettre en permanence sur le droit chemin. De l'Alliance, il avait reçu un curieux béret basque qui passait pour abriter des teignes réelles ou imaginaires et auquel il ne renonça jamais, ni contre le chapeau citadin de Casablanca ni contre la casquette ouvrière de Natanya. De sa quincaillerie, il navait retiré que des clous quil devait d'ailleurs léguer, intérêts compris, à un triste rabbin de quartier contre la promesse d'ériger une synagogue à sa mémoire. De son chleuh, il naurait tiré en fin de compte que l'insigne mérite de me léguer le vernis berbère que je passe volontiers sur ma condition humaine quand je désespère de ma destinée juive, me retourne contre ma nature arabe et me désole de mes dérèglements français. J'ai encore hérité de lui un scabreux sens de l'humour qui me met instinctivement à la bouche toutes sortes de questions, plus saugrenues et futiles les unes que les autres, qui ne présentent que le mérite de dérouter mes interlocuteurs et de les amener à douter de mon équilibre mental, comme de savoir sils croient en Dieu, sils tiennent à jour un testament, sils préfèrent les sauterelles grillées ou frites ou s'ils savent qu'ils sont condamnés à mourir. Surtout, j'ai hérité de quelques-uns de ses excès de psychopathe sur lesquels je me tairai pour ne pas profaner sa mémoire. Je dirai seulement que plus je vieillis et plus il me semble le connaître, découvrant de plus en plus souvent, depuis que j'ai atteint lâge de lui ressembler, ses traits sur mon miroir, surprenant de plus en plus souvent ses gestes et ses manières dans mes propres mouvements, percevant de plus en plus souvent ses éclats dans mes rires, et ces retrouvailles me procurent à la fois du remords et du contentement, remords de ne pas l'avoir remercié de mavoir mis au monde et contentement de ne pas avoir perpétué sa lignée...

Mon père n'était quun vulgaire marchand qui recevait ses avances de fonds de courtiers convertis en petits banquiers privés. Il disparaissait régulièrement pour aller se procurer sa marchandise à Casablanca et peu après son retour, son magasin s'emplissait de toutes sortes de casseroles et de poêles, de verrous et de cadenas, de vis et de clous, de marteaux, de scies et de tenailles, de haches, de pelles et de pioches, de moulins à manivelle, de souricières et de réchauds à pétrole. De nouveaux sacs de pois-chiche, de cacahuètes, de morceaux de soude, de bâtons de cumin, de gravats de cannelle, de grains de sésame, de poudre de poivre, étaient retroussés. Les commerçants venaient s'enquérir des dernières nouveautés dans la grande ville et bientôt c'était le cortège des montagnards qui n'achetaient pas tant par nécessité que par engouement. Il se tenait derrière son comptoir du matin au soir, avec une petite pause entre une heure et deux pour la prière de la mi-journée, un repas généralement composé de nos restes et sa demi-cigarette quotidienne quil consumait avec le grand délice d'un demi-crime et dun demi-plaisir.
Ce brave géniteur ne cessait par ailleurs de nous rebattre les oreilles du mal quil se donnait pour nous nourrir, nous habiller, nous envoyer à l'école, considérant de son devoir pédagogique de nous faire sentir combien nous étions lourds à porter. Je le soupçonne pourtant de n'avoir pas vraiment connu le travail, du moins jusqu'à son départ pour Israël, pas même un jour, ni l'ennui de la corvée, ni l'enfer du patron. Des clients bien sûr, quils soient de la ville ou d'ailleurs, mais aussi tout le peuple des désoeuvrés de Mogador. En premier les courtiers qui ne travaillaient plus depuis des générations, gérant des rentes dont nul ne savait d'où elles venaient ni à combien elles s'élevaient, les plus désargentés se résignant tout de même, bon gré, mal gré à commercer avec les gens du mellah, sans toutefois pousser leur renoncement jusqu'à se risquer dans ses ruelles empuanties.

Ils s'étaient mis au costume et à la cravate, chaussaient des mocassins blancs et tenaient un journal roulé à la main. Chaque jour, réglés comme une horloge, ils s'acquittaient dune tournée de la casbah pour prendre leurs nouvelles chez les commerçants et percevoir par la même occasion leurs intérêts, et échouaient immanquablement au Club pour les anglophiles ou au Cercle pour les francophiles. Ils ne donnaient même plus limpression d'attendre un bateau ou de se séparer d'un bateau et s'ennuyaient tant quils sautaient sur le premier incident domestique venu pour lui donner toute l'ampleur d'un scandale cosmogonique.
Un décès inattendu les plongeait dans cette morosité où ils recouvraient leurs maux imaginaires et s'attelaient au remaniement de leurs testaments dans la perspective d'une mort imminente. Une invasion de sauterelles, un dévergondage des vagues, une éclipse du soleil les incitaient encore à se livrer à des exercices pénitentiels destinés à prévenir les catastrophes, encore plus terribles, que ces signes annonçaient.

Ils ne conservaient encore leurs entrepôts, désormais vides, que parce quils constituaient une raison sociale, une marque de grandeur et de noblesse, une raison d'espérer et parce qu'ils ne trouvaient pas acquéreurs.
Les portes condamnées par des chaînes et de lourds cadenas, percées de petites ouvertures circulaires pour permettre aux chats, grands souriciers de Mogador, de traquer les rats qui s'attaquaient aux poutres de soutènement. Il arrivait encore que l'un deux se procure un lot d'amandes, mobilise une cohorte de trieuses et se mette à chercher un acheteur de par le monde ; il arrivait même que l'un deux se rende à Casablanca pour prendre le bateau de Manchester ou de Marseille, mais c'était la plupart du temps pour préparer son propre départ, recevoir sa part dans un obscur héritage ou tenter de prévenir le mariage d'un de ses fils ou petits-fils avec une étrangère. Mon père les recevait dans son magasin avec tous les égards que les gens du mellah pouvaient avoir, malgré leur ressentiment, pour ces ex-Courtiers du Roi. Il leur proposait un de ses tabourets, s'intéressait à leur santé quil savait fragile (il était d'usage de se plaindre de sa mauvaise santé pour se garder contre le mauvais oeil) et leur demandait des nouvelles du monde.
Quand ils étaient particulièrement généreux, ils lui laissaient leur journal dans lequel il plongeait aussitôt, délaissant sa péricope, ses Psaumes et son Livre de la Splendeur.
Après les courtiers, il recevait le collège des rabbins, en tournée de redevances. A l'un, il versait le prix de son sermon, à l'autre, celui de sa bénédiction ou celui de l'instruction religieuse qu'il dispensait à sa progéniture. Puis il recevait le cortège des mendiants qui vous toisaient des pieds à la tête, même quand ils étaient aveugles, un oeil quémandeur, l'autre menaçant, réclamant leur aumône avec d'autant plus d'assurance quils avaient pour eux les richesses garanties au monde à venir pour les pauvres et que, rattachés dans leur misère au ciel, ils se sentaient habilités à accorder la malédiction ou la bénédiction.

Dans ce royaume de consuls, de vice-consuls et d'agents consulaires, ils étaient les plus illustres et les plus malheureux des ambassadeurs-consuls de Dieu ; ils étaient hargneux, véhéments, serviles.., présentant tous les attributs de la divinité ; ils étaient, derrière leurs barbes fripées, leurs voix rocailleuses, leurs frusques et leurs haillons, toute âme divine. Ils ne mendiaient pas pour eux ou pour leur progéniture, ils mendiaient pour le salut du donateur et pour perpétuer la présence divine parmi les hommes.

L'enfant assis sur son tabouret, une poignée de cacahuètes dans une main, une poignée de graines de sésame dans lautre, ne faisait pas toujours la distinction entre rabbins et mendiants. Ils étaient désormais, les uns autant que les autres, les véritables maîtres de la ville, plus que les courtiers, plus que les Arabes et plus même que les Français. Peut-être avec les fous, les innombrables fous de Mogador, toutes religions confondues, qui couraient le vent plus audacieusement que les plus illuminés des rabbins et les plus vaillants des mendiants, à perte de temps et de raison, débusquant les divinités de leur retraite dans les sanctuaires, clamant leurs trahisons par les rues et sur les marchés, tentant de les tirer de leur prostration dans une ville désertée par l'histoire et investie par des démons.

Finalement, arrivait le rabbin-priseur, un sac à la main, une canne à lautre, marmonnant en permanence ses bénédictions et l'enfant descendait de son tabouret, vidait ses mains dans les sacs de cacahuètes et de sésame et s'emparait d'un pan de la lourde robe noire du bonhomme qui l'entraînait jusquà la rue de la Prison où il avait son domicile. Et dans la pénombre dune chambre qui donnait sur le noir, autour dune lampe champêtre, il écoutait le long récit d'attente du vieil homme qui durait déjà depuis deux mille ans...





Ami Bouganim, né à Essaouira (Mogador), est écrivain, éducateur, conseiller pédagogique auprès de l'Alliance israélite universelle. Il est l'auteur dessais philosophiques, dont le Juif égaré et Le Rite et la Rime, d'oeuvres de fiction (Récits du mellah, Le cri de l'arbre), d'anthologies (L'Or et le Feu - Le judaïsme d'Espagne), et de nombreux manuels didactiques.

source : [www.mfa.gov.il]






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