Re: Petite histoire
Posté par:
Omar Chaoui (IP enregistrè)
Date: 03 avril 2007 : 09:32
Merci Tarzan et tous les autres pour votre accueil...
Comme promis, voici la suite....
Chapitre III : Le Hanoute
Mon grand-père qui a été agriculteur, bûcheron, boucher et beaucoup d’autres choses dans sa jeunesse, avait installé une petite échoppe dans cette rue marchande de Fès. Comme sa santé et son âge avancé ne lui permettaient plus de passer ses journées sous le soleil et la pluie, il avait décidé d’ouvrir un petit commerce dans lequel il vendait toutes sortes de choses : Des pains de sucre, des épices, de la quincaillerie, du tissu et d’autres produits populaires pour l’époque. La boutique, le ‘hanoute’, était une espèce d’échoppe donnant sur la rue avec une arrière boutique dans laquelle il y avait le nécessaire pour faire le thé, un petit tapis de prière et une espèce de stock d’huile, de sucre et autres produits. Au fond de l’arrière boutique, il y avait une petite porte qui communiquait avec la maison et qui permettait d’aller et venir entre la maison et le hanoute sans avoir besoin de passer par la rue. Cette particularité permettait aux femmes de la maison d’aller dans l’échoppe sans avoir besoin de se couvrir ou de porter le ‘Haïk’, habit indispensable pour les femmes de l’époque. Le haïk est l’habit traditionnel de la femme urbaine au maroc. Il consiste en une djellaba, habit ample qui couvre tout le corps sans en dévoiler la forme. Au lieu de mettre un voile comme aujourd’hui, les femmes mettaient la capuche sur leurs têtes et se cachaient le visage et le nez avec un foulard, généralement de couleur sombre.
J’ai le souvenir de mes cousines et jeunes tantes qui venaient en cati mini s’installer dans l’arrière boutique du hanoute pour regarder les passants et capter un peu l’humeur de la ville et les rumeurs du quartier. Elles avaient l’avantage de pouvoir regarder à loisir sans être vues. L’avantage qu’elles avaient dans cette arrière boutique résidait dans le fait qu’elles étaient à portée de voix des passants. Si les fenêtres des chambres du haut permettaient une meilleure visibilité, elles devaient faire appel à leur imagination pour deviner les histoires de chacun des passants.
Les chambres de l’étage qui donnaient sur la rue avaient des fenêtres larges. On avait fait installer, il y a de cela une éternité, des moucharabiehs en bois qui permettaient aux femmes de regarder la rue sans être vues. Etant enfant, je m’amusais avec mes cousins à faire toutes sortes de cris et de bruits pour attirer l’attention des passants qu’on rendait fou car ils n’arrivaient pas à nous voir.
Bien des jours après ma mémorable discussion avec mon grand-père dans la chambre maudite, je me suis retrouvé en charge d’apporter de l’eau et de la menthe fraîche au hanoute pour que El Haj puisse préparer son thé. J’ai trouvé le vieil homme en train de bourrer sa pipe. Il m’a souri lorsqu’il m’a vu arriver avec l’eau et la menthe et m’a demandé : « est-ce que tu sais faire le thé ? »
- « Non, grand-père, pas encore »
- « Eh bien laisse moi t’apprendre. Fais exactement ce que je te dis »
- « Oui, grand-père »
Sans bouger de son siège, El Haj a commencé par m’expliquer ce qu’était le thé. De sa voix cassée, des mots magiques m’étourdissaient de par leur poésie. Encore aujourd’hui, je me demande, comment un homme qui a appris à lire en prison pouvait-il être poète comme cela. Il avait passé quelques temps dans les prisons des colons car il avait combattu aux coté de la résistance lors des toutes premières années du protectorat.
- « Mon fils, le thé est comme le soleil. Tout le monde y a droit, et tout le monde l’apprécie. Riches et pauvres boivent du thé. Berbères et Arabes. Maîtres et Esclaves. Hommes et Femmes. Le thé nous réchauffe lorsqu’il fait froid et atténue notre soif lorsqu’il fait chaud. Mets de l’eau dans la bouilloire et pose là sur la braise »
En tout temps, il y avait un feu de braise dans l’arrière boutique du Hanoute. Elle servait à faire du thé, ou brûler de l’encens ou simplement à réchauffer l’endroit lors des saisons froides. Je m’exécutais puis j’attendais les ordres suivants.
El Haj se saisit de la touffe de menthe fraîche et m’invite à m’asseoir à ses côtés.
- « La menthe, me dit-il, est l’âme du thé. Il faut qu’elle soit propre, fraîche et parfumée. Il faut aussi bien faire attention à ce qu’elle soit bien sèche. Si ta menthe porte toujours sur elle l’eau qui l’a lavée, même un ‘nesrani’ n’en voudrait pas ! » (Nesrani étaient le mot qui désignait les occidentaux)
Il continuait de parler pendant que ses mains s’activaient. Il commençait à couper délicatement la menthe et s’en est fourré quelques feuilles dans la bouche.
- « Mmm… c’est de la bonne menthe ! Tu vois, il faut bien faire attention à ta menthe si tu veux réussir ton thé. Garde toujours un équilibre entre la quantité des feuilles et les tiges qui les supportent. Prends cette grande tige ! »
Je la pris. C’était comme une branche avec des petites branchettes accrochées de chaque coté. Sur ses branchettes se trouvaient les feuilles.
- « Lentement et délicatement, tu vas séparer les branchettes de la branche principale »
- « D’accord »
- « Ne t’inquiète pas. Prends ton temps »
- « Mais tu vas trop vite grand-père » il avait déjà dénudé une demi-douzaine de branche alors que j’en étais toujours à ma première.
- « Je fais cette opération trois fois par jour depuis plus de soixante ans mon fils. C’est devenu mécanique pour moi. Tu y arriveras, ne t’en fais pas »
Au bout de quelques minutes, nous avions un tas bien propre de menthe bien fraîche et bien découpée. La bouilloire commençait à siffler légèrement.
- « Maintenant, le thé. Donne moi la boite de fer blanc et la théière. Va chercher la bouilloire et fait attention à ne pas te brûler »
Il avait une vieille boite de fer blanc par terre dans laquelle il entreposait les ‘grains’ de thé vert. Bien plus tard, je me suis rendu compte que ce que nous appelions grains – d’ailleurs je crois qu’en arabe ça s’appelle toujours ‘hboub atay’ – grains de thé, sont en fait des feuilles de thé vert séchées à la mode chinoise.
Je lui tendis la boite et la théière et cherchais du regard un bout de tissu pour pouvoir prendre la bouilloire sans me brûler. J’ai attrapé un torchon qui traînait par là et me suis exécuté. Petit comme j’étais, la bouilloire m’a parue très lourde. Pour ne pas perdre la face devant mon grand-père, je grinçais des dents en gardant les lèvres bien closes et tenais fermement la bouilloire des deux mains devant moi tout en marchant lentement vers le vieil homme. Il me regardait en souriant. De sa main gauche, il me délivre de mon fardeau et soulève l’ustensile avec une aisance qui m’a rendue jaloux.
- « Tu commences d’abord par la tchlila »
Aussitôt dit, aussitôt fait. L’opération consiste à mettre une demi-cuiller à café de ‘grains’ de thé au fond de la théière et puis de verser un peu d’eau bouillante dessus. Tchlila en arabe dialectal signifie ‘rinçage’. Il a donc versé un peu d’eau chaude sur les feuilles de thé et a commencé à remuer légèrement la théière de façon circulaire de la gauche vers la droite. Il a recommencé l’opération deux ou trois fois.
- « Tu vois mon fils. Le but de la tchlila et d’enlever aux ‘grains’ de thé leur amertume. Les sahraouis et les berbères ne le font pas systématiquement. Ces gens là apprécient le thé amer. Dieu crée toute sorte de choses… Vas me chercher un morceau de pain de sucre. Il y en a un d’entamé à coté de la porte »
Mon pays a toujours été producteur de sucre. Je crois, peut être que je me trompe, que nous en avons deux espèces : le sucre extrait de la betterave ainsi que le sucre de la canne à sucre. Je ne suis pas très sûr, il faudrait que je vérifie un jour. Quoi qu’il en soit, dans mon pays, nous consommons beaucoup de sucre. Traditionnellement, le sucre était vendu dans les souks, des marchés traditionnels quotidien ou hebdomadaire, mais aussi dans des échoppes comme celle de mon grand-père. Cette denrée était vendue sous forme de ‘pains’ de sucre. Le pain de sucre pouvait atteindre jusqu’à deux ou trois kilos je crois. Le sucre était présenté comme un bloc à la forme un peu conique, qui me rappelait la forme des suppositoires. D’ailleurs, le nom du pain de sucre signifie ‘suppositoire’ en arabe dialectal : Kaleb. Les kalebs étaient généralement enroulé dans du papier grossier dont la couleur était invariablement mauve. La place du sucre dans notre société était tellement importante que très souvent, les pains de sucre faisaient partie des offrandes qu’un jeune époux faisait à sa femme.
Ayant trouvé le sucre, je le ramène à mon grand-père et je me rassieds pour suivre le reste de l’opération.
- « Tu prends une bonne poignée de menthe et tu la fourre dans la théière comme ça »
Joignant le geste à la parole, il en pris une belle poignée qui devait être l’équivalent de dix des miennes. M’ayant demandé de faire de même, j’ai plongé ma main dans le tas de menthe et j’ai essayé d’en attraper autant que possible. Comme on peu s’y attendre, j’ai mis de la menthe partout entre le tas et la théière. Mon grand-père m’a souri et me traitant de petit bon à rien.
- « Quand tu as bien bourré la menthe dans la théière, tu rajoute le sucre. Lorsque tu as des hôtes de marque, soit toujours généreux en sucre, c’est une manière d’honorer tes invités »
Pendant qu’il disait ça, il avait sorti, je ne sais d’où, une espèce de petit marteau en cuivre et avait étalé le reste du pain de sucre sur son papier d’emballage mauve. Délicatement, il a commencé à taper sur le pain de sucre de manière à en faire tomber des morceaux. Lorsqu’il jugea qu’il y en avait assez, il pris les morceaux tombés et les a mis sur la menthe, dans la théière.
- « Bien. C’est presque prêt. Donnes moi la bouilloire »
Lentement, il a commencé à verser l’eau bouillante dans la théière en faisant attention à bien mouiller le sucre pour le diluer. Lorsque la théière fut remplie à ras bord, il se leva, pris la théière à main nue, sans se soucier si elle était chaude ou pas, et alla la poser sur la braise. Au bout de quelques minutes, le thé a commencé à bouillir. Délicatement, mon grand-père se saisit de la théière et pendant que d’une main il la posait sur le comptoir, son autre main cherchait à l’aveuglette à se saisir de deux verres.
Le rituel du thé en arrivait à sa fin. On s’assit l’un en face de l’autre, et El Haj repris la parole.
- « On ne remue jamais le thé. On le mélange ! »
En disant cela, il versa une bonne rasade de thé dans un premier verre en faisant faire à la théière un mouvement du bas vers le haut, plus du haut vers le bas. Une espèce d’écume s’est amassé sur les cotés du verre.
- « Un thé sans turban n’a pas d’âme » Il s’agit là d’un dicton bien de chez nous qui veut dire que si le thé n’écume pas lorsqu’on le verse, il n’est simplement pas buvable.
Il se saisit de ce verre et le renversa complètement dans la théière. Il refit la même gymnastique à deux ou trois reprises de manière à bien mélanger la potion sans avoir eu à utiliser une cuiller ou autre. Enfin, il versa un fond de thé dans un verre, il se saisit du verre et le goûta du bout de la langue. En faisant cela, il faisait avec ses lèvres et sa langue un bruit de succion bien caractéristique. En fait, pour ne pas se brûler la langue avec le breuvage chaud, on commence à aspirer l’air tout en apportant le verre aux lèvres jusqu’à en aspirer le liquide.
- « Ca, c’est du bon thé ! »
Il remplit à moitié les deux verres en m’expliquant que l’une des choses qui distinguait les Fassis des autres, est que lorsqu’on verse le thé aux invités, on ne remplit le verre qu’à moitié de manière à toujours laisser une partie du verre libre pour que l’invité puisse s’en saisir sans se brûler les doigts.
Après ma mésaventure dans la chambre maudite et cette initiation aux secrets du thé à la menthe, ma complicité avec mon grand-père grandissait de jour en jour. Je ne sais toujours pas aujourd’hui pour quelle raison particulière le vieil homme s’est attaché ainsi au garnement que j’étais. Par ce que garnement, je l’étais certainement…
La colère que j’avais ressentie quelques semaines auparavant contre Ali était toujours bien présente et je cherchais l’occasion de me venger. Ma nouvelle complicité avec El Haj me faisait plaisir d’autant plus qu’il m’avait laissé comprendre que si je me vengeais du cousin, il ne serait pas spécialement sévère.