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Slat La’Jama du Mellah de Marrakech
Posté par: Arrik (IP enregistrè)
Date: 10 décembre 2010 : 01:46

Slat La’Jama
du Mellah de Marrakech

par Joseph Dadia, avocat retraité (France)
Originaire de Marrakech
Ancien 1° président - fondateur de l’Association des Juifs originaires de Marrakech
E-mail: joseph.dadia@wanadoo.fr


Kervenic-en-Pluvigner, le 5 janvier 2003,
texte revu, complété et refondu intégralement,
en ce mercredi treize janvier 2010.


Je dédie ce texte à la mémoire
de mon Maître Rabbi Nissim Bénisty Zal.


Par cet article, je souhaite m’associer à l’hommage qui est rendu par sa famille, ses disciples et ses amis à la mémoire d’un sage de Marrakech, Rabbi Yaâqob HAZOT Zal, figure bien-aimée de ces dernières années. Il enseigna l’hébreu et le talmud à Slat La’jama, et il forma plusieurs générations d’étudiants.

Comme tout jeune marrakchi, j’ai entendu parler de lui en des termes fort élogieux, mais je ne pense pas pour autant avoir été son élève, bien que j’aie étudié longtemps à Slat La’jama.

Ma contribution en son honneur se limitera à tracer un bref historique de l’institution Slat La’jama.

Dans les années 1930/1940, Slat La’jama, « synagogue des étrangers », était un lieu de prière et « une école hébraïque », véritable Talmud-Tora avec plusieurs salles de cours. Chaque classe était confiée à un maître. L’établissement comprenait en outre dans l’aile supérieure de son bâtiment une yéshiba. Et les étudiants en Talmud étaient couvés et choyés à cette époque-là comme peuvent l’être de nos jours les champions sportifs.

Paul Valence nous laisse une description de cette école talmudique :
« C’est au centre du mellah, au premier étage de l’immeuble abritant la grande synagogue que les talmudistes instruisent aujourd’hui les jeunes étudiants […] De nos jours la yéshiba renferme chaises et bancs : c’est l’unique concession qu’elle ait fait au progrès. Le professeur assis au fond de la salle, homme de cinquante ans environ, borgne, barbe grisonnante en pointe émoussée, l’œil vif, la parole rapide, les gestes nerveux ; une cinquantaine de jeunes gens assis sur les bancs vêtus les uns d’une lévite neuve qui les fait ressembler vaguement à de jeunes séminaristes, les autres de vieux pantalons et d’une chemise japonaise, composent l’assemblée. Maître et élèves tiennent chacun un exemplaire de ce Talmud […] La leçon traite ce jour-là du statut des esclaves. Se dandinant comme un métronome le maître lit un passage de la Mishna, d’abord en hébreu, puis en traduction arabe […] Il passe ensuite au commentaire de Rashi relatif à ce passage […]Le professeur arrête alors sa lecture, puis interroge … A leur tour les élèves s’interrogent entre eux … »

Nombreux sont les juifs expulsés d’Espagne, Mégorashim, qui sont venus s’installer à Marrakech et vivre parmi leurs frères autochtones, Toshabim.
Les relations communautaires, tant religieuses que sociales entre ces deux groupes, n’étaient pas toujours des plus harmonieuses.


Le Professeur Haïm ZAFRANI observe : « L’arrivée des expulsés en 1492, si elle apporta quelques troubles dans la vie des communautés locales, elle fut par-dessus tout un facteur d’enrichissement spirituel considérable. Toshabim (indigènes) et Mégorashim (expulsés) restèrent longtemps opposés sur certains points du culte (liturgie et lois relatives à l’immolation rituelle des bêtes de boucherie) […] » La fusion n’a pas été complète. Le rite espagnol a prévalu, mais sans faire disparaître les usages religieux et les traditions des juifs indigènes.

Le conflit entre les juifs de Castille et les autochtones était d’ordre religieux comme à Fès, mais à Marrakech et uniquement dans cette ville, il avait pris un aspect très inquiétant : les toshabim dénoncèrent les mégorashim au Sultan, alléguant la richesse de ces derniers qui dissimulaient leurs trésors.

Les mégorashim convainquirent le Sultan du contraire, intercédèrent pour leurs frères auprès de lui, et il leur pardonna. Les mégorashim, pieux érudits et hommes saints, prirent à cette occasion l’engagement de convoquer par leurs prières la pluie sur Marrakech, même au mitan de l’été, surtout en période de disette ou de sécheresse, et chaque fois que le Sultan le leur demandera. Le Sultan les nommait hbab Allah, les bien-aimés de Dieu.

Sous les Saadiens, les juifs de Marrakech avaient été bien traités.

Dans la seconde moitié du 17ème siècle, les juifs autochtones devenaient plus nombreux que les expulsés d’Espagne. Le quartier juif de Marrakech, appelé jusque-là juderia, juiverie ou juifverie, portait désormais le nom de mellah.

Le médecin anglais William Lemprière arriva à Marrakech le 8 décembre 1789 et s’établit dans un bon logement du mellah. Il note dans son récit de voyage que les juifs parlent assez bien la langue espagnole dans les ports de mer, surtout à Tétouan et à Tanger, mais à Marrakech et à Taroudant, ainsi que dans toutes les autres villes de l’intérieur, ils n’entendent que l’arabe et un peu l’hébreu.

Rabbi Yossef Bénaïm, auteur du célèbre « Malkhei Rabbanan », rapporte l’histoire tragique de Rabbi Yéhuda Abrabanel de Marrakech, descendant de Don Isaac Abrabanel de la lignée du Roi David, assassiné par le Sultan, qui le soupçonnait de garder en un lieu secret ses richesses et de refuser de les lui remettre. Après sa mort, la famille trouva parmi les papiers du Rabbin une lettre rédigée en judéo-arabe.

L’histoire assez complexe de ces faits relatifs à la Communauté juive de Marrakech reste à écrire.

A Marrakech, les mégorashim vivaient volontairement séparés des toshabim dans une partie de la juiverie, connue sous le nom du « Quartier des Andalous ».
C’est dans ce quartier que se trouvait la synagogue Slat La’jama, construite par les expulsés de langue castillane pour eux et leurs descendants exclusivement, à leur demande et ce, avec l’accord du Sultan Moulay Abdallâh Al Ghâlib Billah (1557-1574), concomitamment à leur installation au mellah, bâti en 1557/5317. D’après l’historien de la dynastie Sa’dienne, auteur de Nuzhat el Hadi (Le repos du guerrier), la construction du mellah aurait commencé en 1562/1563.

Le nom La’jama, que porte cette synagogue jusqu’à aujourd’hui, daterait de cette époque. A Marrakech, les mégorashim priaient dans cette synagogue, et les toshabim, probablement dans d’autres synagogues, en particulier à Slat Talmud-Tora. Ces deux synagogues se dressaient fièrement l’une en face de l’autre. Slat Talmud-Tora regardait sa voisine, qui lui tournait le dos, et dont le hall d’entrée campait pompeusement à l’orée de la placette Derb Slali Ben Hamou. Une traboule d’une largeur de deux à trois mètres les séparait. Elle les coupait au niveau d’une pompe à eau, séqaïa, et serpentait malicieusement en direction de Derb el Hbas, laissant Derb ‘Attia sur sa gauche et Derb Ben Simhon sur sa droite.

David Corcos signale qu’à Marrakech « la vieille synagogue des A’jama ou (A’jamiyin), ceux qui encore à la fin du 18ème siècle ne parlaient entre eux que le castillan, est restée obstinément fermée jusqu’aux années 1925 aux Moriscos, aux Beldiyin. »

Marmol, captif chrétien, témoin contemporain du transfert des juifs de Marrakech du quartier Mouassine dans la nouvelle juderia « …près de la porte de Bab Agmat, afin que les Iuifs fussent séparez des Maures. Il est fermé de tous côtés de murailles, sans avoir qu’une porte qui va à la ville, et une autre petite qui répond à leur cimetière, et dans cette enceinte sont basties plusieurs maisons et synagogues ».

La Mission historial mentionne l’existence de plusieurs synagogues au mellah de Marrakech, mais pas suffisamment nombreuses comme elles le furent par la suite.

Thomas Le Gendre, en visite à Marrakech en 1618-1625, signale deux synagogues.

En 1640, Matham confirme ce chiffre par son Estampe ; elles y apparaissent, il est vrai, écrit Gaston Deverdun, le plus grand spécialiste de Marrakech, « comme importantes et d’une architecture qui rappelle celle des synagogues d’aujourd’hui : édifices carrés, probablement munis de portiques, avec lanterneau octogonal terminé en pointe, enfin fenêtres hautes et nombreuses ».
Le mellah en 1641 était loin d’être entièrement construit, comme nous l’avons connu naguère. Peut-être portait-il alors les marques de la grande inondation de 1639. Par miracle, aucune synagogue n’a été endommagée ni par les flots du Tensift et de ses affluents ni par les eaux d’une pluie torrentielle.

Au cours de mes recherches sur Marrakech, il m’a été donné d’examiner des plans et des estampes de la Ville de Maroc, sur lesquels j’ai pu observer deux synagogues avoisinantes et l’emplacement de la Porte de la juiverie, comme sur le Plan manuscrit portugais de la Casbah, daté de 1585 que le R .P. Henry Koehler a publié dans la revue Hespéris.

Le mur d’enceinte du côté Est de la Casbah descend en ligne droite vers le Sud, depuis Bab Berrima, sur une longueur de 550 mètres environ, le long des jardins du Dar el Makhzen, jusqu’à la hauteur des constructions sises près des Méchouars. A ce point précis, le mur s’articule avec celui qui se poursuit jusqu’au Jnan-el-Afia. A cet endroit, le mur enclôt le quartier de la juiverie qui s’étend jusqu’au là, et installé dans Rahbat el Khaïl, le marché aux chevaux.

Sur une estampe de Koninklykhof, reproduisant Le Palais et une partie de la ville Maroc, la Porte des Iuifs est située à une extrémité de la gravure, et les deux Synagogues des Iuifs, attenantes au jardin Montserrat, à l’autre extrémité.

L’estampe la plus fiable est celle de Matham. Sur ce point, je me réfère notamment aux travaux de Gaston Deverdun.

Adrien Matham (1600-1670) était un excellent graveur. Il accompagna Antoine Liedekerke, dépêché par le Gouvernement des Pays-Bas vers le Sultan du Maroc. Le 11 mars 1641, l’ambassade hollandaise fit son entrée à Maroc où elle séjourna dans la juiverie jusqu’au 8 mai de la même année.

Parmi les dessins et les planches exécutés par Matham, il y en a deux qui concernent Marrakech, notamment la planche 28 « Vue de la Casbah de Marrakech », exécutée à l’encre de Chine et au pinceau, portant le titre soigneusement écrit en latin « Palatium magni Regis Moroci in Barbaria », sur laquelle on voit le château royal avec une haute tour crénelée, au sommet de laquelle on peut arriver à cheval ; puis, à droite de celle-ci, la demeure des quatre femmes du roi, le lieu des sépultures des reines, ensuite la résidence ordinaire du sultan et la tour aux trois pommes d’or ; enfin, en avançant toujours vers la droite, on rencontre le gros des maisons de la ville et le quartier des juifs ; le premier plan du tableau est aussi formé par le mur d’enceinte crénelé, sur lequel on voit se promener ça et là des cigognes et d’autres oiseaux. Matham a dessiné d’après nature, d’un point haut du mellah, situé à l’est de la Casbah. De ce point d’observation, Matham avait en face de lui le Palais du Badi’, le minaret de la Mosquée de la Casbah et les tombeaux Saadiens ; et, en tournant légèrement sa tête à droite, Matham pouvait voir devant lui l’entrée du mellah, et à sa gauche deux synagogues, à l’arrière-plan desquelles s’étendaient à perte de vue les immenses vergers de Montserrat, l’Aguedal d’aujourd’hui. Matham se tenait vraisemblablement, d’après moi, sur la terrasse d’une maison au fond d’une impasse du mellah, appelée par la suite Derb Tajer, donnant sur la Bahia par une petite porte. Gaston Deverdun a publié dans ses travaux le croquis établi, à sa demande, par Raymond Duru Inspecteur Régional de l’Urbanisme.

Gaston Deverdun affirme que la vue générale de la gravure de Matham n’est pas « […] Comme, le croyait le comte de Castries, celle de la ville de Marrakech vue de l’ouest, mais plus simplement, comme son titre l’indique, celle de son palais royal, la Casbah, vu de l’Est […] Matham ne nous apprend rien sur la médina, bien entendu. On devine seulement que ville commerçante et ville impériale sont séparées comme elles l’on été jusqu’au 19ème siècle, non seulement par une solide muraille, mais aussi par des jardins, les deux « Riad Zitoun » d’aujourd’hui, où les Saadiens lotirent, dit-on, des réfugiés andalous. Deux minarets, chacun d’eux surmontés d’un croisant, bordent l’estampe à droite ; s’ils ont existé, ils ne correspondent plus à rien aujourd’hui. Ces croissants sont du reste bien douteux, même si l’on songe aux goûts turcs des Saadiens. »

Il existe d’autres gravures de Marrakech, dont une vue de 1646 de 2,50 mètres de longueur, accompagnée d’un texte en bas de la feuille.

Olfer Dapper nous a laissé une description exacte de Montserrat et de la Juiverie : « […] Un verger royal où il y a plus de 15000 limonniers et autant d’orangers et de palmiers et environ 36000 oliviers, sans compter plusieurs autres arbres et grand nombre de fleurs […] L’eau qui baigne ce verger est fort poissonneuse […] Tout contre ce verger est un grand parc de bêtes farouches, où sont renfermés force éléphants, loups et cerfs […]. Près du Palais est le quartier des juifs, qui est fermé de murailles et ressemble à une seconde ville, il n’y a qu’une porte où des Maures font la garde, les juifs qui se trouvent dans Maroc sont au nombre de près de quatre mille. La plupart des maisons sont basses, petites, bâties simplement en terre grasse, enduite de chaux, mais les maisons des personnes de qualité sont belles et grandes, bâties de pierres, avec une tour fort haute au milieu pour y aller prendre le frais. Le toit des maisons est plat comme dans les autres quartiers de l’Afrique. »

La ville de Marrakech n’a été visitée que par un petit nombre d’Européens, entre 1526 (Léon L’Africain) et 1868 (Mr Auguste Beaumier, Consul de France à Mogador).

Paul Lambert, négociant français, installé à Marrakech depuis 1863, publia une Notice et un Plan de la ville de Maroc. Lambert donne la toponymie commerciale de la ville, avec l’indication de nombreux noms de fondouks et de souqs. Le grand marché de la ville était le souk-el-Khmis, et non la place Jamâ’-el-Fna, réservée alors aux courses de chevaux.


Le Plan de Paul Lambert permet de comprendre comment, à la fin du 19ème siècle, le grand vizir Ba Ahmad a bouleversé tout un quartier et une partie du Mellah. « Grâce à Lambert, écrit Gaston Deverdun, il devient très simple de reconstituer le Mellah dans ses limites antérieures aux agrandissements de Moulay el-Hassan […] ».

Ainsi, grâce au Plan Portugais de 1585, à l’Estampe de Matham de 1641 et au Plan Lambert de 1867, les limites du mellah de Marrakech sont faciles à reconstituer, sauf à l’Est.

Le dimanche 7 février 1864, le baronnet et philanthrope juif, Sir Moses Montefiore, arrive au mellah de Marrakech, et note dans son Journal : « La foule était énorme, notre réception enthousiaste. Les ruelles ou les rues étroites par lesquelles nous avions la plus grande difficulté à nous frayer un chemin étaient peuplées de nombreux amis. A chaque fenêtre, sur les murs de la ville, de partout où les yeux se posaient nous apercevions des groupes de nos frères et sœurs s’unissant pour nous accueillir »

Sir Moses Montefiore écrit dans son Journal, qu’avant de rendre visite au président de la communauté David Haïm Corcos (d.1884), il se rendit d’abord, comme à son habitude, dans l’une des nombreuses synagogues, la plus ancienne et la plus grande, mais, à son grand regret, d’apparence humble, où l’attendaient les notables et les rabbins, dont rabbi Raphaël Messaoud Aben Moha (1781-1876), alors président du Tribunal Rabbinique de Marrakech.

Le Docteur Thomas Hodgkin, qui accompagnait l’hôte de marque, parle de cette synagogue comme d’une petite pièce, décorée d’une façon rudimentaire, mais dont certains indices évidents témoignent de son ancienneté, avec le pupitre de l’officiant et d’autres accessoires du culte juif.

Il ne fait aucun doute dans mon esprit que la synagogue en question ainsi visitée n’est autre que slat La’jama.

Dans cette synagogue, se trouvait sur une plaque murale, une inscription hébraïque traduite en français, il y a fort longtemps, par Alfred Goldenberg Zal, ancien Directeur des Ecoles de l’Alliance à Marrakech :
« J’ai placé l’Eternel devant moi, qu’il soutienne toujours ma droite (Psaumes 16, 8) ». Cette synagogue était construite depuis longtemps. Puis elle s’est écroulée. Elle est restée en ruine durant de longues années. Et le passant s’étonnait qu’un lieu saint soit devenu un monceau d’ordures jusqu’au moment où le généreux Haïm David Corcos mit fin à cet état de choses, en reconstruisant ce temple. Les recettes, fut-il décidé, seraient allouées aux rabbins de la ville. Haïm Corcos fut aidé dans les travaux de reconstruction par le rabbin Yossef Bar Haïm. Que Dieu les récompense en conséquence. »

A Marrakech en l’an 5633 (1873).
Joseph Halévy, envoyé en mission au Maroc par le Comité des Ecoles de l’Alliance israélite universelle, arriva au mellah de Marrakech le 19 août 1876 et logea dans la maison de M. Meir Sebah. Malgré quelques incidents, Halévy a pu, avec l’aide de quelques uns, former un comité local de l’Alliance.
« On compte, écrit-il dans son rapport, plus de vingt synagogues dans le mellah, toutes construites sur le même plan et masquées par des entrées étroites et malpropres. La synagogue dite Adjama se distingue entre toutes par sa belle apparence. Huit ou dix de ces édifices servent en même temps d’écoles religieuses ou Talmud Tora. L’entassement des enfants dans ces espaces insuffisants et exposés au soleil est effrayant. On peut s’en faire une idée quand on considère que chacune de ces écoles contient pour le moins 120 élèves grands ou petits. Dans l’une d’elles, j’ai compté plus de 150 enfants assis sur des lambeaux de nattes, dans une confusion complète. »

Halévy ne mâche pas ses mots à l’encontre des dirigeants de la communauté, les guébirim, puissants oligarques du ma’amad, dont le chef reconnu est M. Meir Corcos [C’est une erreur, il ne peut s’agir que de David Haïm Corcos, précédemment cité ; vérification faite, aucun Meir Corcos ne figure sur l’arbre généalogique de la famille, dans sa branche marrakchie].Cette oligarchie habitait « des maisons vastes somptueusement meublées ; leur table est bien pourvue de viandes et même de vins d’Europe ; mais en sortant de chez eux, ils sont assimilés aux autres et sujets aux lois vexatoires comme le dernier du peuple ».

Halévy a beaucoup de sympathie pour M. Haïm Benveniste, le sheikh-el-yahoud, naguid en hébreu. Ses frères Salomon et Yéhudah l’aidaient dans sa tâche. Par sa piété sincère, par son abnégation et par ses éminents services, M.Benveniste a su acquérir l’estime universelle, en venant en aide en toutes circonstances aux infortunés, en procurant aux voyageurs de distinction et aux délégués de la Terre sainte une hospitalité et des moyens d’existence, qui surpassent souvent les forces de la communauté. Halévy note : « Nos frères de Maroc, si sobres, si regardants pour eux-mêmes, deviennent prodigues jusqu’à l’excès envers les étrangers qu’ils recueillent sous leur toit ».

Halévy est plein de compassion à l’égard du petit peuple, plus de 4000 juifs vivant de leurs métiers, en qualité de tailleurs, cordonniers, orfèvres, ferblantiers, tous les autres métiers leur étant défendus. L’autre moitié de la communauté se compose d’une vingtaine de familles riches ou aisées, de hakhamim ou rabbins au nombre de 150 environ ; le reste consiste en porte-faix, brocanteurs, journaliers de toute espèce, vivant dans la plus profonde misère. 1500 personnes environ ont recours à l’aumône. En tête des hakhamim est M. le grand rabbin Mordekhay Sarfaty ; puis viennent les autres juges rabbiniques : Joseph Aibtbol, Chalom Cohen, Joseph Harroch, Messod Pinto, Abraham Ben Moha. M.Salomon Sebah est rabbin de Mazagan, mais ses affaires l’appellent souvent à demeurer à Marrakech. Les autres hakhamim, parmi lesquels plusieurs instituteurs de Talmud Tora, sont au nombre de 250, dont 100 sont sans ressources ; les autres gagnent leur vie en travaillant un peu en même temps qu’ils s’appliquent à l’étude de la loi.

Halévy souligne : « Les logements sont à bon marché dans le Mellah de Maroc, par suite de la diminution progressive de la population. La plupart, fuyant les mauvais traitements de l’administration, vont s’établir dans les villes du littoral, où la présence d’agents européens les met à l’abri des persécutions. Le reste, et ce sont ceux dont les souffrances sans nom ont exalté l’imagination, se portent en Terre-sainte pour se vouer aux actes de dévotion. A la différence d’autres pèlerins, les émigrés du Maroc exercent presque tous des métiers utiles et sont à même de gagner honorablement leur vie en Palestine. C’est pourquoi l’émigration marocaine me paraît mériter d’être encouragée ».

Eugène Aubin (alias Léon Descos) arrive à Marrakech le 22 novembre 1902. Il nous laisse une description du mellah : « Il y a à Marrakech des juifs autochtones et des juifs espagnols ; chaque groupe possède des synagogues et une Talmud-Thora particulières ; 35 petites sellahs, tenues par des rabbins, servent d’écoles ».

Au début du siècle dernier, le clivage entre les deux communautés était encore visible aux yeux des visiteurs avertis du mellah. Ce qui est intéressant, c’est qu’Aubin énonce clairement l’existence de lieux d’enseignement propres à chacun des deux groupes. Il ne le précise pas, mais, parmi ces lieux, il y en avait au moins deux : Slat La’jama pour les castillans, et Slat Talmud Tora pour les autochtones.

En 1954, l’architecte israélien Jacob Pinkerfeld visite plusieurs communautés juives d’Afrique du Nord. Il ramène de sa tournée une riche et inestimable collection de photos et de plans de synagogues, cimetières et lieux saints. Il arrive à Marrakech le 1er juillet de la même année. Dans son livre, Jacob Pinkerfeld fournit des détails sur Marrakech et son mellah, qui comptait à cette époque trente synagogues. Il indique en avoir visité sept, les plus importantes sur le plan architectural. Pour lui, les autres synagogues n’étaient que des hadarim, de simples pièces installées parfois dans des maisons d’habitation, sans valeur architecturale. Il cite les synagogues suivantes : a - la synagogue rabbi ‘Akan Qadoch ; b - la synagogue Haheqdech ; c - la synagogue El Jama’â (l’Assemblée) ; d - la synagogue rabbi Yossef Bitton ; e - la synagogue ‘Ets Haïm ; f - la synagogue rabbi Moshé Rosillo ; g - la synagogue Yaaqob Zriban ; h - la synagogue Heddan Abitbol ; i - la synagogue rabbi David Lasqar ; j - la synagogue rabbi Mordekhay ‘Attar ; k - la synagogue Abouttan.

Jacob Pinkerfeld décrit sommairement ces synagogues. Pour certaines d’entre elles, il précise les dimensions et l’orientation, signalant parfois la date présumée de la construction. Quant aux quatre premières synagogues, il en présente le plan détaillé de la masse, et une superbe photo, en noir et blanc, de la synagogue rabbi ‘Akan Qadoch.

La synagogue Haheqdech n’est autre que la synagogue Talmud-Tora. Jacob Pinkerfeld a été frappé par sa vaste cour attenante à la salle de prière proprement dite. Cette cour lui rappelle celle de la synagogue de Kfar Nahum en Israël. La construction de ladite synagogue, d’après les renseignements qui lui ont été fournis sur place, daterait de 1884. Cette date me paraît totalement inexacte, compte tenu de ce que j’ai écrit plus haut.

Habib Ibgui, un marrakchi, dans son livre « Avné Zikaron », énumère et décrit vingt-huit synagogues, dont vingt-sept intra muros. Je relève dans ce livre, riche et fouillé, un détail qui m’a frappé : Les serments décisoires ou supplétoires, ordonnés par le Tribunal rabbinique, étaient prononcés dans l’enceinte de la synagogue Talmud Tora.

Habib Ibgui a relevé les inscriptions figurant sur les pierres tombales du cimetière juif de Marrakech, d’où le titre du livre. La liste qu’il donne des sages et rabbins est impressionnante.

Je saisis cette occasion pour rappeler ce que j’ai écrit sur un document, publié par mes soins le 16 juin 1991. L’histoire des Juifs de Marrakech reste à écrire pour dire la vie, la personnalité et l’œuvre de nos hakhamim, dayanim, rabbanim, méqoubalim, darshanim, païtanim, hazanim, mohalim, shohatim, sans oublier pour autant les bedeaux, les copistes, les portefaix, les puiseurs d’eau et les besogneux, surtout les anonymes, ceux-là même qui venaient les premiers aux offices, et qui se levaient avant l’aube pour les Sélihot. C’est là, sans conteste, un des aspects les plus nobles de notre patrimoine commun et de notre mémoire collective. Ce que j’ai appelé, il n’y a pas si longtemps, « Mémoire juive de Marrakech ».

Un casablancais vient, après tant d’années de recherches, de publier un ouvrage de plus de six cents pages, pour rappeler la personnalité et l’œuvre de son oncle, un rabbin et enseignant de Marrakech, rabbi Yaaqob Hazot (1889-1972). Ce livre, écrit en hébreu, est à faire connaître. Ce n’est pas le lieu pour résumer son contenu. J’indique, et cela est à relever, que, dans ce livre, figurent in extenso deux manuscrits du rabbi : Une traduction en judéo-arabe du livre de Job, et un opuscule de Médecine par les plantes, Ségoulot outroufot.
Voilà un bel exemple à suivre.

[…] La synagogue Haheqdech était affermée chaque année par les instances de la communauté de Marrakech, à la suite d’une adjudication publique, et au plus offrant, à un fidèle digne de foi, notoirement connu pour sa piété, sa probité, et ses qualités humaines pour superviser les offices le shabbat et les jours de fête. Le locataire adjudicataire payait, en contrepartie, un loyer annuel sur les revenus qu’il tirait de la « vente » des bénédictions inhérentes à la célébration des offices. Les loyers perçus par la communauté alimentaient sa Caisse et ses ressources. Elle les affectait à des œuvres sociales et d’entraide, en faveur des nécessiteux et des déshérités.

Je me souviens encore de cet homme affable et serviable, à la voix claire et sonore, qui gérait cette synagogue. Il s’appelait Henni. Le matin de chaque shabbat, au moment où j’entonne, seul dans ma chaumière bretonne, le Psaume « Hodou », je le revois rassembler les fidèles dans une des trois ailes de la synagogue, tout en psalmodiant ce psaume […]

Slat La’jama était plus célèbre que Slat Talmud-Tora .Son cadre servait à des manifestations communautaires et aux œuvres de bienfaisance, telle que « La soupe populaire ».

A Slat La’jama, j’ai suivi des cours dans la classe de rabbi Messaoud Pinto. Il m’a appris les principales prières du rituel et des textes du Lévitique.

En 1947, cette école hébraïque a fait l’objet d’une nouvelle organisation, dirigée rabbi Shlomo Dahan connu sous le nom affectueux de l’hakham D’han. C’était un éminent talmudiste au vaste savoir, réputé pour sa générosité et sa discrétion.

Quelques mois plus tard, la plupart des élèves et leurs maîtres ont intégré l’école primaire Yéshoua Corcos, nouvellement installée dans son ancienne demeure, et officiellement inaugurée courant 1948.

C’est curieux mais c’est ainsi, je ne me souviens que du nom d’un seul maître d’hébreu, celui de rabbi Messaoud Pinto, et du nom d’un seul condisciple, celui de Salomon Azuélos, avec lequel j’ai partagé de longues années d’étude, de jeux et d’amitié.

D’autres souvenanciers parleront mieux que moi de leurs souvenirs, contrairement à mon évocation diffuse. Ils sont dotés d’une « mémoire de bronze », alors que je reste sensible à l’effet de la « neige dans la mémoire », pour reprendre une image de l’écrivain Jorge Semprun.



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