Colloque International de Marrakech du 26 Mai 2008 de 10H00 Ã 18H00
Autour de la thématique des « Permanences du Judaïsme Marocain »
President Arrik Delouya
à l’Hôtel Kenzi Farah Marrakech, Avenue du Président Kennedy
« Mémoires et Oublis des Juifs Tétouanais »
Par le Prof Richard Ayoun - Historien et écrivain.
Maître de conférences habilité à l´Institut National de Langues et Civilisations Orientales / INALCO Paris
A lire par Sabrina El Maalem, fille de Mohammed HATMI & Hanane Sakkat
20 ans, étudiante à la faculté de Meknes en litterature anglaise. Elle dèsire mener des recherches sur la litterature juive marocaine, surtout l'apport des écrivains israelites pendant les premières années de l'indepandance.
Abstract
Avec l’indépendance du Maroc, Tétouan devient marocaine. De nombreux Juifs optent pour le départ, notamment en direction de Ceuta et de Mellila restées sous contrôle espagnol. Le recensement de 1960 fait apparaître la présence de 3103 Juifs à Tétouan. Une nouvelle vague d’émigration se développe après la Guerre des Six Jours, cette fois vers Israël. Il reste environ mille Juifs à Tétouan en 1968. Au début des années 1990, on ne comptait guère plus de deux cents Juifs à Tétouan.
Communication
Mon trisaïeul paternel Abraham Bentolila naquit en 1820 à Tétouan. C’est à l’âge adulte qu’il s’installa à Gibraltar où la communauté juive avait été créée entre 1721 et 1749. Ma grand-mère maternelle nous faisait le récit à mon frère et moi, du vécu des Juifs à Tétouan. C’est ce que nous allons raconter dans cette évocation.
Mon trisaïeul eut cinq enfants : trois garçons et deux filles ; l’une s’est mariée avec un dénommé Azuelos d’Oran, l’autre avec un Amselem de Sidi-Bel-Abbès. Quant aux enfants mâles, l’un vécut à Mascara où il exerça la profession de tailleur ; l’autre à Miliana et à Tiaret était commerçant ; mon arrière grand-père, David Bentolila, s’établit à Saint-Denis-du-Sig. Il possédait une petite entreprise de cuirs et peaux. Pour les fêtes, c’était chez lui que ses frères et ses sœurs se réunissaient. Le nombre de convives participant à ces réunions était important : en effet, mon arrière grand-père avait eu neuf enfants, son frère de Miliana qui s’était marié deux fois (sa première femme étant morte jeune) eu trois filles et deux garçons, son frère de Mascara quatre enfants et sa sœur de Sidi-Bel-Abbès deux fils. Avant la première guerre mondiale, une partie de cette famille est retournée au Maroc, en 1908 à Taza et à Casablanca où ils ravitaillèrent les troupes françaises.
Ma grand-mère maternelle m’apprit que la ville de Tétouan (Titwan, déformation du mot Tittawen en Amazigh Rifain (Tarifit), pluriel de Tit = œil ou source) est la capitale et le centre culturel de la région du Tanger (Tanja) au nord du Maroc ; elle est considérée comme la ville la plus andalouse du royaume. La ville est située dans le Rif à environ 40 kilomètres à l’est de la ville de Tanger et à proximité du détroit de Gibraltar. Elle se trouve dans une vallée (la cluse de Tétouan) creusée par l’oued Mhannech dans les montagnes de la chaîne calcaire du Rif au nord et au sud. La Wilaya de Tétouan s’étend sur une superficie de 10375 km2.
Les Juifs tétouanais sont des Judéo-espagnols, des Séfarades au sens strict du terme, originaires d’Espagne puis du Portugal, d’où ils sont partis, essentiellement entre 1492 et 1496. Ils se sont installés à Tétouan (anciennement nommée Tamuda), cité étroitement liée à l’époque andalouse, à ses fastes et à ses drames. Les chroniques arabes attestent la sainteté de ce lieu, comme en témoignent les tombeaux des XIIe et XIIIe siècles, devenus lieux de prière et de pèlerinage. Les récits des voyageurs européens provenant de Gênes, de Pise, d’Amalfi et de Marseille évoquent l’activité maritime de Tétouan avant ses grandes difficultés économiques survenues dans la première moitié du XVe siècle.
Tétouan renaît à la suite des difficultés du royaume de Grenade, puis de son abandon,lorsque la ville est prise en 1492. Elle devient la fille de Grenade, sa soeur nonchalante, Yeruchalaïm ha Ketana (la petite Jérusalem), la soeur de Fès, le coeur des nostalgies des Morisques, des Mudéjars, des Andalous-Marocains et des Juifs Judéo-Espagnols. Tétouan réunit l’intensité de ses activités économiques et l’originalité de sa contribution culturelle et intellectuelle. L’héritage andalou apparaît dès la fin du XVe siècle lors de la reconstruction de la ville par Sidi al-Mandari et ses « chevaliers » émigrés de Grenade. Les Juifs de la Péninsule ibérique, comme les autres émigrés, savent s’adapter aux conditions de vie du Maroc, ils s’organisent, puis ils prospèrent. Ils s’établissent, provisoirement ou définitivement, dans les ports méditerranéens ou atlantiques et dans les métropoles de l’intérieur du Maroc, sous contrôle musulman : à Taza, à Meknès, à Debdou, à Marrakech et à Fès. On les voit également dans des places sous contrôle portugais: à Tanger, à Ceuta, à Areiba, à Safi, à Azemmour, à Mazagan, à Ouezzane et à Tétouan, essentiellement à partir de 1511. En raison de l’attitude bienveillante des dirigeants de Tétouan, ils peuvent largement développer un commerce par voie maritime. Le commerce reste exclusivement entre les mains de la communauté juive locale, quasiment presque jusqu’au début du XXe siècle.
Les expulsés apportent avec eux leur langue castillane, leurs usages, leurs costumes, leur science, leurs institutions communautaires inscrites dans leurs ordonnances rabbiniques, leur esprit d’entreprise, qui fait d’eux, face aux Tochabim (les autochtones), un groupe socio-culturel dominant. Chez les expulsés, va se recruter l’élite intellectuelle et la bourgeoisie des notables qui vont jouer, dans les domaines du commerce, de la finance et de la diplomatie, un très grand rôle. Dans aucune autre communauté, les Juifs descendants des réfugiés espagnols et portugais n’ont pu aussi bien préserver leur langue (l’Espagnol castillan), l’intégrité de leurs coutumes et la pureté de leurs traditions. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les Juifs de Tétouan donnent asile aux Crypto-Juifs portugais qui reviennent au Judaïsme, lorsqu’ils s’installent dans la ville. Durant ce même siècle, des Juifs d’autres communautés marocaines, attirés par la grande prospérité dont jouit cette ville, affluent à Tétouan. En général, ces nouveaux arrivants s’assimilent facilement au sein du noyau hispano-portugais originel, mais en même temps, ils introduisent aussi de nombreuses croyances superstitieuses et diffusent parmi les Juifs du Nord du Maroc un dialecte appelé Hakétia, un mélange de castillan modifié, d’arabe et d’hébreu.
La première émigration de Juifs tétouanais à Oran date du printemps 1790. Cette année-là le sultan Moulay Yazid (1790-1792) entre dans la ville de Tétouan, et ordonne que tous les Juifs soient rassemblés et emprisonnés dans une maison, permettant entre temps aux Maures de piller leurs demeures et leurs celliers, « ce à quoi ils obéissent avec une férocité toute particulière ». Avec leur plus grande violence, ils dépouillent tous les Juifs et leurs femmes des vêtements qu’ils portent, de telle sorte que ces malheureux se voient non seulement dévalisés de leurs biens, mais doivent également « supporter cette immense injure à leur honneur ». Les femmes, après avoir été violées, sont jetées nues dans la rue. Au cours de ces événements, six ou huit Juifs perdent la vie sans compter un grand nombre d’enfants subissant les mêmes exactions. Durant trois jours, la plupart des Juifs emprisonnés restent nus. Afin de fuir « leurs malheurs personnels » quelques-uns s’échappent pour se rendre sur les tombes des saints musulmans, sans être à l’abri pour autant de toute nouvelle injure.
Après la destruction du quartier juif originel de al-Blad par les troupes de Moulay Yazid en 1790, Moulay Sliman ordonne la reconstruction d’un nouveau mellâh dans les champs et les vergers, au sud du jardin Feddan. Les terrains sont achetés aux familles « andalouses » al-Attar, Erzini, Gharsia, Lebadi et Médina qui forment l’oligarchie de la ville de Tétouan. Commencé en août 1807 et achevé en 1809, le mellâh s’étend sur un cinquième de la ville. On remarque l’importance de la population juive qui, compte tenu du rapide surpeuplement du mellâh, représente alors environ le quart de la population totale (soit quelque 25000 habitants). Le chiffre d’environ 6000 Juifs, confirmé par la plupart des sources, demeure à peu près constant. Il ne s’élève que légèrement durant le XIXe siècle, l’émigration vers l’Amérique latine ou les ports atlantiques du Maroc ou l’Algérie étant compensée par l’arrivée régulière des Juifs de l’intérieur.
L’année 1808 marque une date-clé, puisqu’un décret d’expulsion de tous les juifs de la ville est promulgué, afin de faire de Tétouan une cité exclusivement musulmane. Une délégation de la communauté juive se rend à Fez pour tenter de plaider sa cause, mais elle obtient seulement l’autorisation pour les Juifs de construire leurs propres quartiers en dehors des limites de la ville : c’est le début du développement de la Juderia, le quartier juif de Tétouan. La ségrégation spatiale s’accompagne de mesures de marginalisation sociale et professionnelle puisque certains métiers sont désormais interdits aux juifs, contraints par ailleurs de porter un vêtement distinctif noir et fréquemment victimes de bastonnades. Ainsi privés de ressources, les Juifs de Tétouan s’appauvrissent considérablement. La plupart des 9000 âmes qui composent la communauté au milieu du XIXe siècle sont réduites à la misère.
Avant la guerre hispano-marocaine (1859-1860), le port de Tétouan est le principal centre commercial de tout le Maroc et le lieu de transit vers les villes de l’intérieur. La communauté tétouanaise jouit alors d’une aisance relative, qu’elle perd par la suite. D’importantes maisons de commerce, celles de Coriat et de Lévy, entre autres, font un trafic considérable, particulièrement avec l’Angleterre. Elles entretiennent de grandes relations d’affaires avec la Cour chérifienne.
Une deuxième émigration de Juifs tétouanais vers l’Oranie commence après le 4 janvier 1831, lorsqu’Oran est occupée officiellement par les Français. Ces Juifs oranais rejoignent des parents qui s’y sont établis à la suite du pillage de la communauté juive de Tétouan en 1822 par l’un des fils de Moulay Yazid. Le plus illustre de ces émigrants est Emmanuel Menahem Nahon qui, lors de l’organisation des Consistoires en Algérie, est appelé par les autorités françaises à la présidence de celui d’Oran. Cette deuxième émigration se poursuit continuellement jusqu’en 1859, lorsque éclate « La guerre d’Afrique » et l’occupation espagnole de Tétouan (22 octobre 1859 - 2 mai 1862). Les Espagnols décident d’occuper Tétouan le 5 février 1860, ils rencontrent des Juifs parlant un espagnol étrange, qui leur souhaitent la bienvenue et leur crient « Vive la Reine d’Espagne » [Isabelle II], alors que les Musulmans demeurés dans la ville se terrent chez eux. Toutefois, il ne semble pas que les troupes espagnoles aient souhaité s’appuyer sur la seule population juive. En effet, l’historien Mohammed Kenbib s’est interrogé sur divers aspects de l’action psychologique menée par les autorités d’occupation et surtout sur les ambiguïtés d’une propagande axée sur « l’amour des Espagnols pour les musulmans et leur haine des Juifs ». La déclaration de guerre du 22 octobre 1859 provoque le repli des Juifs tétouanais sur Gibraltar, soit près de 4000 (en ajoutant les réfugiés de Tanger et d’autres ports marocains).
Le départ de certains juifs Tétouanais vers l’Oranie n’est pas compensé par la venue à chaque grande crise, qu’exacerbait l’union de la famine et de l’épidémie, de ruraux dont beaucoup ne retournaient point chez eux. Les Juifs ne paraissaient plus tout à fait les mêmes. Ils étaient plus nombreux, plus pauvres souvent, ne vivant plus dans le même esprit citadin. Ils regardaient vers l’Europe où ils trouvaient des avocats. Une partie d’entre eux n’était insensible ni au renouveau du mysticisme juif ni au mirage de retour en terre promise. Les représentants européens intervenaient de plus en plus souvent et lourdement dans les affaires de la cité. Ainsi l’injonction et la menace française avaient provoqué la destitution de Ash-ash en 1851.
Dans son récit ma grand-mère insistait sur le conflit hispano-marocain ; elle illustrait les pleins feux qui ont été braqué sur les Juifs de Tétouan. Quatre mille personnes environ s’enfuirent, ce qui donna lieu à un remarquable élan de générosité, de la part de Juifs d’Angleterre, de France… À Tétouan même, les 4 et 5 février 1860, la juderia fut sauvagement attaquée : mise à sac des maisons, des synagogues et des boutiques… Avec l’arrivée des troupes espagnoles conduites par les généraux O’Donnel et Prim, se fit la première rencontre officielle entre Espagnols et Sépharades, plus de trois siècles et demi après l’Expulsion. Le « Pourim de Prim » commémore chaque année cet épisode
L’unique remède de la misère, au manque de débouchés, était le départ : vers Ceuta et Melilla ; vers l’Algérie aussi, surtout Oran. De novembre à décembre 1868 (l’année où le brigand Aïssa répandit la terreur) 140 élèves avaient quitté la ville sur 380 au total. On retrouve les mêmes chiffres dans la décennie suivante. L’émigration en Amérique latine (vers le Brésil à compter de 1865) devint hémorragie à compter des années 80 : après Rio, ce fut Pará (Belem), Manaus, Bahia ; au Pérou, un peu plus tard, à Iquitos ; au Vénézuéla, en Argentine… On partait de plus en plus jeune, par-delà les mers, et à cette fin, on s’efforçait d’être bon élève. Au prix d’efforts et de privations, ces intrépides, que l’on avait cru sédentaires, se firent une place plus ou moins confortable au soleil du Nouveau Monde, se montrant toujours généreux pour leur famille restée au pays.
Les regards se portèrent aussi vers la Terre Sainte. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, un certain nombre de rabbins tétouanais y « montèrent » occupant des fonctions importantes à Jérusalem, Tibériade et surtout Haïfa : Messod Hatchouel, Abraham Cohen, Raphael Abraham Khalfon… Le vénéré Rebbi Isaac Bengualid y séjourna quelque temps mais s’en revint chez lui, pour y fermer les yeux en 1870. La communauté vécut dans l’harmonie au temps du protectorat espagnol qui finit de la ré-hispaniser. Elle continua de tirer le plus grand profit de l’enseignement dispensé par l’Alliance Israélite Universelle.
En 1912, Tétouan passe de nouveau sous domination espagnole et le sort des Juifs connaît une nette amélioration. La Couronne protège officiellement les institutions juives, l’obligation faite aux Juifs de résider dans la Juderia est assouplie et il leur est désormais possible d’acquérir des maisons dans les divers quartiers de la ville. Par ailleurs, les taxes spéciales que les juifs devaient acquitter sont abolies. L’accession du franquisme entraîne toutefois une certaine dégradation de la vie des Juifs de Tétouan, sur le plan économique en tout cas.
Avec l’indépendance du Maroc, Tétouan devient marocaine. De nombreux Juifs optent pour le départ, notamment en direction de Ceuta et de Mellila restées sous contrôle espagnol. Le recensement de 1960 fait apparaître la présence de 3103 Juifs à Tétouan. Une nouvelle vague d’émigration se développe après la Guerre des Six Jours, cette fois vers Israël. Il reste environ mille Juifs à Tétouan en 1968. Au début des années 1990, on ne comptait guère plus de deux cents Juifs à Tétouan.
Arrik Delouya
Presenté par :
- L’association "Permanences du Judaïsme Marocain " - Paris
- Le Département d´Etudes Hébraïques de l´Université Paris 8
- Le CRJM/Centre de Recherches sur les Juifs du Maroc-Paris
- Le GREJM/Groupe de Recherches et d’Etudes sur le Judaïsme Marocain- Rabat
- La Casa de Sefarad - Casa de la Memoria de Cordoba en Espagne
et Jacky Kadoch de la Communauté Israélite de Marrakech-Essaouira